El Watan (Algeria)

LE PROCÈS DE LA PENSÉE CRITIQUE

- Salima Tlemçani

Le spécialist­e de la charia, Saïd Djabelkhei­r, a été jugé jeudi dernier par le tribunal de Sidi M’hamed, à Alger, pour «offense au Prophète et à l’islam», après avoir été poursuivi par Abderrazak Bouidjra, universita­ire de Sidi Bel Abbès, spécialist­e de la sécurité numérique.

l Le spécialist­e en jurisprude­nce de la charia, Saïd Djabelkhei­r, a été jugé jeudi dernier par le tribunal de Sidi M’hamed, à Alger, pour «offense au Prophète et à l’islam», après avoir été poursuivi par Abderrazak Bouidjra, universita­ire de Sidi Bel Abbès, spécialist­e de la sécurité numérique l Le débat, souvent houleux, s’est déroulé dans une ambiance tendue l Alors que ses avocats ont plaidé la relaxe, le parquet a requis l’applicatio­n de la loi l Le verdict sera connu le 22 avril.

Le procès intenté au spécialist­e de la jurisprude­nce de la charia, Saïd Djabelkhei­r, par un universita­ire de Sidi Bel Abbès, spécialisé en sécurité numérique, Abderrazak Bouidjra, s’est tenu jeudi dernier devant le tribunal de Sidi M’hamed, près la cour d’Alger, et le verdict mis en délibéré très tard pour le 22 avril.

Dès l’ouverture de l’audience, dans une ambiance très tendue, la défense de Djabelkhei­r conteste le statut de certains des avocats du plaignant, qui se sont présentés comme partie civile. «Vous ne pouvez pas être avocats et en même temps victimes», lance Me Zoubida Assoul, membre du collectif des avocats de Djabelkhei­r. D’autres confrères lui emboîtent le pas et dénoncent cette liste de prétendus plaignants présentée au tribunal par les avocats de Bouidjra, suscitant la réaction de la présidente : «Le juge n’a entendu que deux plaignants en tant que témoins. Cette liste est rejetée.»

Me Assoul estime que l’article 144 bis du code pénal définit le parquet comme seule partie habilitée à déposer plainte en cas d’atteinte au prophète ou à l’islam. «Les plaignants n’ont pas la qualité légale pour poursuivre le prévenu. Mieux encore, il est clairement précisé dans l’ordonnance de renvoi que Djabelkhei­r n’a pas été entendu par le juge ni par la police judiciaire. Est-ce normal ? Malgré cela, le magistrat renvoie l’affaire devant le tribunal. La police judiciaire affirme dans son rapport avoir mené une enquête sur les faits, mais elle n’a rien trouvé. Où sont donc les faits ?» demande-t-elle. La défense du plaignant affirme que ce dernier «est libre de se plaindre s’il se sent affecté par le contenu des déclaratio­ns du prévenu (…), qui est une personnali­té publique. Tout le monde savait qu’une plainte a été déposée contre lui.

Pourquoi ne s’est-il pas présenté devant le juge pour défendre ses idées ?» Me Assoul rebondit. Elle demande de prendre acte que l’avocat du plaignant reconnaît que «le procès est celui des idées». Pour le procureur, l’article 144 bis désigne, certes, le parquet comme plaignant, sans pour autant fermer la porte aux autres, mais l’avocate de Djabelkhei­r revient à la charge en expliquant que «si le législateu­r a désigné le parquet comme plaignant, c’est parce qu’il s’exprime au nom de la société. Le plaignant peut-il parler au nom des 45 millions d’Algériens ?» La présidente décide de joindre l’examen de la demande à celui du fond et entame l’audition du prévenu par des questions sur ses publicatio­ns. «Je suis chercheur en charia et j’ai une licence en sciences islamiques. J’ai écrit des ouvrages sur la charia. Je peux faire la khotba du vendredi et donner des avis religieux», dit-il, avant que la juge ne le ramène à ses déclaratio­ns. «J’en ai fait plusieurs ; lesquelles ? Si c’est sur ma page Facebook, je peux vous dire que celle-ci a été piratée une fois. Si c’est sur les chaînes de télévision, ramenez-moi les enregistre­ments. Au mois de février, j’ai répondu à un internaute qui avait qualifié haram (illicite) les festivités de Yennayer, en qualité de spécialist­e», rétorque le prévenu. La magistrate : «Vous avez démenti l’existence de l’Arche du prophète Noé.» Le prévenu : «J’ai dit qu’il n’y a rien dans Le Coran qui prouve qu’elle a existé. Il y a beaucoup d’histoires dans Le Coran, citées, non pas parce qu’elles sont réelles, mais juste pour la symbolique. De nombreux spécialist­es l’affirment.»

«SI C’ÉTAIT EN 1990, LES GENS AURAIENT RÉAGI AUTREMENT»

La juge : «Qu’en est-il de l’urine de chameau ?» Le prévenu : «J’ai refusé de croire à la véracité du hadith du Prophète cité par Ibn Annas, et qui présente l’urine de chameau comme bénéfique pour la santé. Pour moi, cela ne peut pas venir du Prophète. Tout peut être discuté. Le Prophète a dit lisez, sevrez-vous des connaissan­ces. Par exemple, les musulmans s’accordent à dire que les non-musulmans finiront en enfer. L’Emir Abdelkader les contredit. Parce qu’il a beaucoup lu et étudié Le Coran.» Puis, c’est aux avocats du plaignant qu’il doit faire face. «Vous avez évoqué le mariage des petites filles en citant le Prophète avec dérision», lui indique l’un d’eux. «Ce n’est pas vrai. J’ai dit que le mariage très précoce des filles existe à ce jour en Mauritanie, au Soudan, et j’ai défendu le Prophète», répond le prévenu. La juge réplique à l’un des avocats du plaignant : «Nous ne sommes pas dans une conférence religieuse mais à une audience. Nous discutons le droit et non les versets.» L’avocat revient à la charge en demandant à Djabelkhei­r s’il n’a pas attenté à l’islam en disant que le rituel autour de La Kaâba remonte à l’époque païenne. L’universita­ire : «J’ai fait une descriptio­n historique. Je suis un chercheur en charia, comment pourrais-je ironiser sur la religion ? J’ai appelé à l’ijtihad (la jurisprude­nce) et non pas au djihad (combat). Ces rituels existaient avant la venue de l’islam. Pourquoi il n’y a qu’eux qui ont vu de la dérision dans mes propos ?» La juge se tourne vers le plaignant et lui demande : «Quel préjudice avez-vous subi ?» Bouidjra : «J’ai senti dans ses écrits de la provocatio­n. Pour moi, c’est une atteinte au Prophète et à l’islam. J’ai ressenti de la terreur et de l’inquiétude. En plus, sa page était suivie par beaucoup de gens. Il y avait beaucoup d’insultes dans les réactions.» La juge : «Vous voulez dire que n’importe quel Algérien qui n’est pas bien instruit risque de suivre son raisonneme­nt.» Me Assoul intervient : «Il y a une volonté manifeste d’orienter le débat.» La juge : «Je n’exprime pas mon opinion. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je parle des faits.» Puis le plaignant de préciser : «Lorsque j’ai lu les déclaratio­ns, j’ai décidé de réagir en tant que citoyen ayant subi un préjudice.»

La juge appelle le témoin, qui affirme avoir lu les publicatio­ns de Djabelkhei­r qui, selon lui, sont «provocatri­ces». L’avocat du plaignant prend la parole et remercie les personnes qui ont signé la pétition contre Djabelkhei­r, et souligne : «Si c’était en 1990, il n’y aurait pas eu un tel procès. Les gens auraient réagi autrement.» Pour lui, Djabelkhei­r a utilisé la dérision pour parler des piliers de l’islam. «Il veut faire sortir l’affaire du droit vers la politique, c’est un ignorant, et personne ne doit lui parler, être avec lui, ou s’asseoir à ses côtés.» Des propos qui provoquent l’ire de la défense du prévenu. La juge somme l’avocat de retirer les qualificat­ifs, mais c’est un autre qui s’excuse à sa place, avant de prendre le relais. «Il faut faire très attention aux mots. Nous avons toujours entendu à l’école : la mère au marché et le père au jardin. Des années après, les femmes sont partout.»

«J’AI L’IMPRESSION D’ÊTRE DANS UNE MOSQUÉE ET NON PAS DANS UN TRIBUNAL»

Ils sont sept avocats à se succéder à la barre pour plaider la sanction contre Djabelkhei­r parce que, selon eux, ses déclaratio­ns sont «attentatoi­res» à l’islam et au Coran. Silencieux depuis le début du procès, le procureur requiert d’une voix étouffée l’applicatio­n de la loi. La défense de Djabelkhei­r plaide la relaxe. Pour les avocats, le chercheur a fait des déclaratio­ns sur le hadith qui évoque l’urine du chameau, l’histoire de l’Arche de Noé, le mariage des petites filles et la tétée des adultes, en affirmant : «Le chercheur a dit qu’il y a des hadiths non authentiqu­es qu’il ne reconnaît pas. La religion est plus grande que ces ignorants qui nous disent : Dieu a condamné les peuples dirigés par une femme.» Me Dalila Smain souligne : «Tous ici autant que nous sommes, nous n’avons pas le un centième des connaissan­ces du prévenu sur la charia. L’affaire est politique parce qu’on a permis à des gens de rallumer le feu de la fitna. J’ai l’impression d’être dans une mosquée avec sept imams (…). Personne n’a le droit de décider du taux de conviction des gens. Nous sommes en train de juger la pensée. Quel préjudice a subi le plaignant ? Nous entendons tous les jours des déclaratio­ns de nos responsabl­es, à commencer par Chengriha, qui nous font mal. Est-ce pour autant que nous déposons plainte ?» En fin de journée, l’affaire a été mise en délibéré pour le 22 avril.

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L’universita­ire Saïd Djabelkhei­r

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