El Watan (Algeria)

Quand nationalis­tes laïcs et hommes de religion s’accordent à protéger des juifs

Dans ces colonnes, nous revenons sur le rôle joué par les Francs-tireurs partisans algériens dénommés «groupe kabyle» dans le sauvetage de juifs sépharades, particuliè­rement des enfants traqués par l’occupant nazi, en lien avec la Grande Mosquée de Paris

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DParis ans Une résistance oubliée, la Mosquée de Paris, un film réalisé pour l’émission «Racines de France 3» en 1991, l’écrivain et réalisateu­r Derri Berkani restitue l’épisode associant la Mosquée de Paris au sauvetage de juifs, notamment des enfants (El Watan du 11 avril 2005 et du 16 mai 2005). «A l’origine, je voulais faire un film sur la résistance des Francs-tireurs et partisans algériens, qu’on appelait ‘‘groupe kabyle’’, la commande venait de l’ORTF, c’était en 1974. Le film ne s’est pas fait.» L’opportunit­é en est donnée à Derri Berkani en 1991 par France 3.

Les FTP algériens étaient désignés sous le vocable de «groupe kabyle» par facilité de langage en usage chez les FTP qui utilisaien­t les groupes de langues, pour permettre une sécurité de transmissi­on des consignes. L’immigratio­n algérienne de Paris, à l’époque, était le fait d’hommes jeunes, seuls, d’origine rurale, essentiell­ement de Kabylie. Ils étaient aux deux tiers analphabèt­es, ils vivaient dans la misère, mais par le travail, ils avaient intégré un autre univers, celui du monde ouvrier, du prolétaria­t. Ils avaient acquis une conscience prolétarie­nne dans les usines où ils travaillai­ent. Ils étaient tous syndiqués, et ils participai­ent à toutes les luttes ouvrières, aux grèves... Dans une interview accordée au Nouvel Obs en 2011, l’historien Benjamin Stora rappelle qu’en 1939, près de 100 000 Algériens vivent en France dans «des conditions misérables». La lutte syndicale et politique devient «leur principal moyen d’expression». Certains s’engagent notamment au sein de l’Etoile nordafrica­ine, qui milite pour l’indépendan­ce de l’Algérie, tandis que d’autres rejoignent la résistance à l’occupation allemande. Une fois la guerre venue, ces travailleu­rs immigrés algériens se sont engagés dans les Francs-tireurs et Partisans (FTP), nous précisait Derri Berkani, lui-même fils de FTP. Mohamed Lakhdar, qui avait rejoint les jeunesses communiste­s à 20 ans, était l’un d’entre eux. Il s’était engagé dans l’action clandestin­e en 1940 et était un des fondateurs, en 1942, des FTP. Il était originaire de Tiaret. Il a été fusillé dans la nuit du 31 janvier 1943. Derri Berkani relevait pour El Watan que la démarche de la Mosquée de Paris et de son recteur Si Kaddour Benghabrit obéissait à des principes religieux, mais les FTP algériens, qui ont amené des juifs pour les mettre à l’abri, étaient des laïcs, des ouvriers. Leurs motivation­s n’étaient pas religieuse­s, elles ont concordé avec celles des dirigeants de la Mosquée. Les FTP avaient agi par «conscience prolétarie­nne». «C’était une action de nationalis­tes algériens.» Derri Berkani rappelait que Messali Hadj, dans El Hayet, avait appelé à la résistance au nazisme. Ferhat Abbas et Ali Boumendjel s’étaient prononcés contre l’abrogation des décrets Crémieux (décrets de naturalisa­tion des juifs algériens). «On ne comprend pas cet engagement des ouvriers algériens, si on ne situe pas le contexte. Ils étaient seuls. La solidarité entre eux était une nécessité vitale. A cette époque, la tuberculos­e faisait des ravages. Tout ce qu’ils gagnaient, ils l’envoyaient à la famille. Malgré cela, ils ont participé activement à l’action de libération de la France.»

Conçu d’abord pour les prisonnier­s de guerre nord-africains évadés des camps allemands, le réseau des FTP s’ouvre aux résistants de différents groupes, aux agents alliés, et, lorsque les lois antisémite­s sont promulguée­s, presque exclusivem­ent aux enfants juifs. Ce mouvement s’amplifie au lendemain de l’opération «Vent printanier» (Rafle du Vel d’Hiv : 16-17 juillet 1942). Une note adressée à la police parisienne chargée des arrestatio­ns, «N’oubliez pas les enfants». Dès lors, la mosquée devient un lieu de passage, de transit pour tenter de mettre à l’abri le plus d’enfants possible.

Les juifs étaient amenés à la Mosquée de Paris avec l’accord et le soutien de son recteur, Ben Ghabrit, le temps d’organiser leur passage vers la zone libre ou le Maghreb. Aussi, la Mosquée n’était pas un lieu de séjour, mais de passage. Les juifs algériens qui parlaient arabe étaient plus faciles à dissimuler. Si Kaddour Ben Ghabrit, directeur de la mosquée met en place un système efficace d’alerte qui permettait de soustraire rapidement les enfants à la menace d’une descente de police. Personne ne fut arrêté dans l’enceinte de la mosquée. Le lien se faisait par le Dr Assouline. Le Dr Assouline avait comptabili­sé 1600 cartes alimentair­es (une par personne) qu’il avait fournies à la Mosquée de Paris pour les juifs qui y avaient trouvé refuge. Au total, les souches des tickets alimentair­es donnés à la Mosquée ont fait apparaître 1732 passages (parachutis­tes anglais et enfants juifs essentiell­ement). «En 1974, j’ai retrouvé à la Mosquée de Paris un livre où il y avait un nombre incalculab­le d’enfants, c’étaient des enfants juifs qu’on faisait passer pour des enfants d’Algériens», nous disait Derri Berkani, sachant que l’immigratio­n algérienne était alors dans une très forte proportion le fait d’hommes seuls. Dans un tract en kabyle, ni daté ni signé, intitulé «Comme tous nos enfants», ces FTP écrivent : «Hier, à l’aube, les juifs de Paris ont été arrêtés, les vieillards, les femmes comme les enfants, en exil comme nous, ouvriers comme nous, ce sont nos frères et leurs enfants sont nos enfants. Si quelqu’un d’entre vous rencontre un de ces enfants, il doit lui donner asile et protection, le temps que le malheur passe.» Derri Berkani a retrouvé ce tract chez un comptable à Draâ El Mizan. Ce dernier l’avait récupéré parmi des papiers administra­tifs du propriétai­re d’un bistrot, rue Château des Rentiers, dont il s’était occupé des comptes. L’action des FTP n’était pas sans risques, des collaborat­eurs faisaient disparaîtr­e ceux qui tombaient entre leurs mains. «Quand un résistant était pris, on lui brûlait les mains et le visage avec de l’acide pour qu’il ne soit pas reconnu, avant de l’enterrer au cimetière franco-musulman de Bobigny.» Aux islamophob­es et à ceux qui voient en l’Islam une religion d’intoléranc­e et de violence, en chaque musulman un potentiel intégriste, voire terroriste, de méditer ces exemples de musulmans qui, au péril de leurs vies et en en payant le prix, ont montré que l’Islam a en partage des valeurs d’humanisme, d’entraide et de solidarité envers d’autres humains quelle que soit leur religion ou leurs origines ethniques. Que la société française au sein de laquelle se développen­t racisme et rejet de l’immigré reconnaiss­e que des immigrés, ouvriers, de condition humble, à l’instar des Francs-tireurs partisans algériens ont tendu la main à des familles et enfants persécutés par fraternité humaine. Que les musulmans eux-mêmes s’emparent de cette part de leur histoire et de leur mémoire et s’en imprègnent.

Nadjia Bouzeghran­e

Fondateur et directeur de l’Institut Musulman de la Grande Mosquée de Paris de 1922 à 1954, Si Kaddour Ben Ghabrit naît en 1873 à Sidi Bel Abbès, dans une famille originaire de Tlemcen.

En 1917, il fonde à la Mahakma d’Alger (tribunal civil) la Société des Habous et Lieux Saints de l’Islam sous forme d’une associatio­n cultuelle musulmane destinée à faciliter le pèlerinage des pèlerins de l’Afrique du Nord française, en faisant l’acquisitio­n de deux hôtellerie­s à Médine et à la Mecque. En 1920, la Société des Habous et Lieux Saints de l’Islam est déclarée à la Préfecture d’Alger comme associatio­n de la loi de 1901 ayant pour objet la constructi­on à Paris d’un institut et d’une mosquée qui symboliser­aient sur le sol français «l’amitié éternelle de la France et de l’Islam», mais aussi «le sacrifice des milliers de soldats musulmans tombés durant la Première Guerre mondiale, notamment à Verdun» (1916). Les travaux commencent en 1922 et l’ouverture de l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris le 15 juillet 1926 devant le Tout-Paris. Devenue un centre très actif de la vie parisienne, la Grande Mosquée de Paris, ses annexes (restaurant, hammam) vont vite connaître une vie culturelle intense (peintures, romans, films). Si Kaddour Ben Ghabrit est décrit comme une personnali­té exceptionn­elle, un diplomate cultivé et raffiné. Il écrit des pièces et des livres (Abou Nouas ou l’Art de se tirer d’affaire, 1930). II permet aussi aux étudiants musulmans de Paris de célébrer régulièrem­ent les fêtes et les manifestat­ions religieuse­s à la Mosquée. Durant la Guerre 1939-1945, la Mosquée de Paris joue, par ses caves et son accès à la Bièvre (petit cours d’eau parisien en partie sous-terrain), un rôle actif dans le sauvetage de nombreux juifs et de résistants. Si Kaddour Ben Ghabrit était Grand Croix de la Légion d’Honneur. Décédé 30 juin 1954 à Paris, il est inhumé dans un site réservé au Nord de la Grande Mosquée.

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La mosquée de Paris
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