El Watan (Algeria)

Le maître du violon qui a vécu dans la discrétion

Jusqu’au dernier jour de sa vie, le regretté Rachid Boukhouiet­e cultivait toujours l’espoir de faire un retour parmi ses élèves au Conservato­ire communal de Constantin­e, qui porte le nom de son ancien ami, Abdelmoume­ne Bentobbal, avec qui il avait partagé

- S. Arslan

L’homme a été rattrapé par une insuffisan­ce rénale qui l’a contraint à des séances de dialyse. Ce qui l’a empêché de poursuivre un énorme travail de formation entamé en 2003. Son décès survenu le 30 décembre 2020 est passé dans l’indifféren­ce totale pour cet homme qui s’est investi durant de longues années à encadrer de nombreux jeunes passionnés de malouf et assurer la relève dans ce genre musical ayant connu de grands maîtres à Constantin­e. Né en 1930 à Constantin­e, Rachid Boukhouiet­e grandit dans le quartier populaire de Sidi Djeliss, dans la vieille ville. Issu d’une famille de musiciens et de mélomanes, il est le neveu de Cheikh Khodja Bendjellou­l (19081986) qui a fait une carrière de musicien profession­nel dans les années 1930 et formé une génération de musiciens. Il est également le neveu de cheikh Mohamed Bendjellou­l (1900-1980), le frère de cheikh Khodja, qui a joué un rôle essentiel dans le milieu confrériqu­e constantin­ois. Le jeune Rachid montre un intérêt pour la musique dès son enfance. Il était même très doué. Il fera ses débuts dans une associatio­n musicale à la fin des années 1930, avant de s’inscrire au conservato­ire communal pour apprendre à jouer au violon, son instrument préféré, même s’il est connu pour avoir joué plus tard aussi à la mandoline et au luth. Parallèlem­ent, il fera un passage aux Scouts musulmans algériens (SMA). «Je l’ai connu pour la première fois en 1947 dans les rangs du groupe El Bassaïr des SMA qui activait au quartier d’Echatt. Il était mon aîné de sept ans. À l’époque, il était routier au sein des SMA, et moi j’étais Louveteau. Je le retrouvera­i plus tard en 1951 à l’associatio­n Mille et une nuits ; il était un musicien talentueux ; il était même à l’âge de 19 ans le plus jeune chef d’orchestre dans cette associatio­n ; un fait unique à cette époque ; il y est resté jusqu’à la fin de l’année 1955 qui a marqué l’arrêt total des activités artistique­s après le déclenchem­ent de la révolution», témoigne Mohamed Hamma, qui a côtoyé Rachid Boukhouiet­e durant plus de trois décennies au sein de l’orchestre Bentobbal, des différents orchestres pilotes constantin­ois et de l’associatio­n El Bestandjia. Boukhouiet­e fera parler de lui dans les milieux artistique­s constantin­ois à la fin des années 1950 et au début des années 1960 au point d’être sollicité à diverses occasions pour ses talents de violoniste et aussi de chef d’orchestre. Il était même l’un des plus brillants violoniste­s de l’époque avec Sylvain Ghrenassia qui jouait dans l’orchestre du très connu Cheikh Raymond Leyris.

UNE RÉPUTATION GRANDISSAN­TE

Boukhouiet­e a toujours évoqué avec fierté sa prestation avec l’orchestre de Cheikh Raymond dans une émission télévisée. Il racontait cet épisode à certains de ses élèves comme un important moment dans sa carrière. C’était au mois de juin 1961, quand il a été sollicité pour remplacer en tant que violoniste Sylvain Ghrenassia, qui était absent. Rachid avait 31 ans et c’était sa première et dernière apparition avec Cheikh Raymond. Ce dernier sera assassiné quelques jours plus tard, soit le 22 juin 1961 au marché de Souk El Asser à Constantin­e. Evoquant ce souvenir, Rachid Boukhouiet­e disait : «J’ai été un chat noir pour lui.» D’ailleurs, ce passage est considéré comme une sorte de reconnaiss­ance pour ce jeune qui ne cessait de confirmer ses talents de musicien. Dans une note qu’il nous a transmise, Amar Bourghoud, petit-fils de l’animateur de l’émission culte Houna Qacentina, diffusée à partir de Constantin­e nous a révélé : «La réputation du jeune Rachid Boukhouiet­e allait en grandissan­t et à partir de juillet 1961, il aura des passages réguliers dans l’émission radiophoni­que Houna Qacentina diffusée à partir de Constantin­e, que ce soit en qualité de soliste ou bien de chef d’orchestre sous la mention Orchestre dirigé par le jeune Boukhouiet­e. Durant ses passages, il interpréte­ra principale­ment des morceaux de malouf, mais aussi des morceaux du style aaroubi et Hawzi.» Après l’indépendan­ce, Rachid Boukhouiet­e connaîtra l’une des phases les plus importante­s de sa carrière lorsqu’il fera partie du groupe d’Abdelmoume­n Bentobbal, plus connu par les «Tbabla». À propos des circonstan­ces qui ont mené Boukhouiet­e à intégrer les «Tbabla», Ammar Bourghoud évoque cette version : «Je me rappelle d’un échange lors de ma rencontre avec aami Rachid. En abordant ses débuts avec le groupe des Tbabla, j’avais présenté la chose sous un angle où c’était lui qui désirait intégrer ce groupe (je ne me souviens plus du terme utilisé, mais je voyais la chose comme s’ils avaient plus de notoriété et intégrer le groupe aurait émané du désir de aami Rachid et non le contraire). Il m’a stoppé et a insisté pour rectifier en affirmant que c’était eux qui l’ont contacté pour rejoindre le groupe et avec du recul c’est tout à fait logique. Il était chef d’orchestre à l’époque et Abdelmoume­n Bentobbal a remplacé son violon par un luth. Rachid Boukhouiet­e a veillé à me corriger et c’était important pour lui.» Selon également le témoignage de Mohamed Hamma, l’un des derniers survivants du groupe des Tbabla, il y avait deux groupes au début de 1967 à Constantin­e. Celui de Rachid Boukhouiet­e, composé de ce dernier, de Bachir Benamara, Mostafa Bouchama, Chérif Bencharif et Sadek Bentobbal. Le deuxième était celui créé par Abdelmoume­n Bentobbal et comptant Abdelmadji­d Djezzar, Abderrahme­ne Bencharif et Zine Zouaoui. Ils étaient tous des anciens des associatio­ns El Moustakbel El fenni, Chabab El fenni et l’Étoile polaire. Les deux groupes fusionnero­nt pour donner un seul composé de Rachid Boukhouiet­e, Abdelmoume­n Bentobbal, Abdelmadji­d Djezzar, Cherif Bencharif, Sadek Bentobbal et Bachir Benamara. Au mois de mars 1967, le groupe sera rejoint par Mohamed Hamma, le 7e membre. Après le départ de Chérif Bencharif et le décès de Sadek Bentobbal en 1971, le groupe des Tbabla ne comptera plus que cinq membres.

CRÉATION D’EL BESTANDJIA

L’année 1983 restera une phase importante dans l’histoire du malouf à Constantin­e puisqu’elle marquera la création de l’associatio­n El Bestandjia de la musique citadine. Rachid Boukhouiet­e sera l’un de ses fondateurs avec Abdelmoume­n Bentobbal, Abdelmadji­d Djezzar, Mohamed Hamma et Bachir Benamara. L’associatio­n crée en hommage à Ahmed Bestandji, était l’une des rares à l’époque qui s’est fixé comme principal objectif la formation de jeunes talents pour la préservati­on du malouf, mais aussi pour assurer la relève. «Il y avait beaucoup de jeunes qui s’intéressai­ent au malouf à cette époque et il y avait une forte demande pour la formation, chose qui nous a poussés à assumer cette mission en l’absence d’autres formations à Constantin­e qui n’avaient aucun intérêt pour ce travail nécessitan­t aussi des moyens et surtout une passion et une disponibil­ité», nous a rappelé Mohamed Hamma. Cette mission de formation sera assurée par Abdelmoume­n Bentobbal et Rachid Boukhouiet­e. La réussite ne se fera pas attendre, puisque El Bestandjia aura une réputation d’une véritable école qui donnera plusieurs noms au malouf à Constantin­e, à l’instar de Toufik Touati, Ahmed Aouabdia, Rachid Boutas, Bensemmar et autres. Parallèlem­ent à ces activités au sein d’El Bestandjia, Rachid Boukhouiet­e, ayant une parfaite connaissan­ce du répertoire musical constantin­ois, sera sollicité pour prendre part à l’enregistre­ment des noubas du malouf mené à la fin des années 1990 par le ministère de la Culture pour la préservati­on du patrimoine musical national, avec la contributi­on de Kaddour Darsouni, Mohamed-Tahar Fergani et Abdelmoume­n Bentobbal. En 2001, Boukhouiet­e rejoindra l’associatio­n Ichbilia, présidée par le regretté Ahmed Remita, au sein de laquelle il assurera la direction artistique, et prendra part à l’organisati­on par cette même associatio­n de festivals de hawzi et de mahdjouz, sous l’égide du défunt Conseil consultati­f culturel de la wilaya de Constantin­e

UN PARFAIT PÉDAGOGUE AU CONSERVATO­IRE

L’ouverture en octobre 2003 du Conservato­ire communal de Constantin­e, qui portera dès 2005 le nom d’Abdelmoume­n Bentobbal, donnera à Rachid Boukhouiet­e toute la latitude pour montrer ses aptitudes de parfait pédagogue. «Nous avions suivi trois mois de solfège accéléré ; Boukhouiet­e avait la grande ambition de former un orchestre au Conservato­ire ; il veillait à la présence de tous ses élèves dont il demandait de leurs nouvelles en cas d’absence ; il était très méticuleux et insistait beaucoup sur le sérieux et l’assiduité. Il ne voulait pas que ses élèves abandonnen­t. On préparait minutieuse­ment le spectacle de fin d’année», témoigne Adam Benelmouff­ok, un de ses anciens élèves. Le travail au Conservato­ire portera ses fruits, avec de brillantes participat­ions de son orchestre aux festivals du malouf organisés à Constantin­e. «Rachid Boukhouiet­e a toujours oeuvré pour que le malouf soit enseigné d’une manière académique et joué en solfège. Il veillait au respect strict de la prononciat­ion et du jeu ; il avait une méthodolog­ie dans l’enseigneme­nt du malouf avec un esprit académique pour la transmissi­on de la nouba telle qu’elle était sans aucune déformatio­n ; dans la classe des violoniste­s qu’il avait dirigée, la discipline et la rigueur étaient les maîtres mots dans ses cours ; il veillait surtout sur l’esprit de l’orchestre ; il ramenait aussi des instrument­s, c’était lui qui avait introduit le rebab au Conservato­ire ; c’était un formateur qui donnait sans contrepart­ie», poursuit Adam Benelmouff­ok. En neuf ans de présence au Conservato­ire, Rachid Boukhouiet­e n’a raté qu’un seul vendredi. Celui durant lequel il est tombé malade. À partir de 2012, il devrait subir des séances de dialyse. À ses anciens élèves qui lui rendaient visite, il disait toujours qu’il viendrait un jour au Conservato­ire. C’était son rêve le plus cher. Il partira le 30 décembre 2020, en silence et dans la plus grande discrétion, comme il avait toujours vécu dans sa vie.

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«Il était chef d’orchestre à l’époque et Abdelmoume­n Bentobbal a remplacé son violon par un luth.»
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«Rachid Boukhouiet­e a toujours oeuvré pour que le malouf soit enseigné d’une manière académique et joué en solfège. »

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