El Watan (Algeria)

«Les militaires français recueillai­ent des données sanitaires et sur le niveau de radioactiv­ité avant et après les explosions nucléaires»

- Propos recueillis par Samir G. S. G.

Peut-on dire que vos deux films sont plus militants qu’historiogr­aphiques ?

Avant tout, je dois préciser au préalable mon rapport à l’histoire. Je ne suis pas historien, et je peux même dire que mon intérêt pour cette discipline est tout à fait relatif. Pourtant, depuis 2005, l’essentiel de mon travail de cinéaste se trouve comme happé par des préoccupat­ions relevant de l’histoire franco-algérienne, une histoire que je ne cesse d’observer dans toutes les focales et dans tous les angles. Souvent, je prends le local comme point de départ et l’universel comme destinatio­n ! Par exemple, quand le témoignage d’un Targui de Mertoutek comporte des éléments qui sont autant de portes d’entrée pour comprendre la rhétorique sinueuse de la géostratég­ie, alors le travail cinématogr­aphique devient une réelle contributi­on à l’écriture de l’histoire. Quant au côté militant, sans ambages, mes films n’ont pas cette ambition. Ils ne sont portés par aucune militance. Moi-même, je ne suis pas militant. Cependant, ma posture de cinéaste est, de toute évidence, empreinte d’un réel et assumé engagement. Je suis donc plutôt un cinéaste engagé, je fais du cinéma engagé et social. Je ne fais pas de films militants parce que je n’ai pas d’idéologie à défendre, à moins d’être catalogué de militant de la vérité et de la justice puisque tous mes films sont des documentai­res d’investigat­ion.

Dès 1960, il y avait des groupes militants anti-nucléaires et anticoloni­alistes qui ont demandé leur arrêt immédiat. Comment expliquez-vous leur poursuite en Algérie après l’indépendan­ce et jusqu’à 1966 ?

À partir de l’explosion de la première bombe, le 13 février 1960, l’opinion internatio­nale a pris conscience de ce dossier. La France, devenant la quatrième puissance atomique, a tout fait pour le faire savoir au monde entier. Cependant, son image en a été écornée. La pression internatio­nale se faisait de plus en plus forte, et des militants pacifistes et anticoloni­aux dénonçaien­t à la fois les essais nucléaires et la guerre d’Algérie. D’autant plus que les retombées nocives de Gerboise bleue ont été constatées sur une vaste étendue du continent africain. Les pays limitrophe­s ont protesté officielle­ment, y compris auprès de l’ONU comme l’a fait le Maroc. Le Ghana a même rompu ses relations diplomatiq­ues avec la France. Mais globalemen­t, on peut dire que la contestati­on était toute relative à l’époque, plus «diplomatiq­ue» que «populaire». Ça se passait dans l’enceinte de l’ONU et parfois dans les rues de New York, notamment avec la présence de militants algériens et des sympathisa­nts de la cause algérienne. Après l’indépendan­ce de l’Algérie, les essais se sont poursuivis au Sahara jusqu’à 1966. Des clauses des Accords d’Évian, signés le 19 mars 1962, le permettaie­nt, comme en témoigne dans le film Redha Malek, porteparol­e de la délégation algérienne.

Vous mettez en lumière la hantise du général de Gaulle à doter la France de la bombe atomique malgré l’opposition de ses grands alliés de la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi une telle obsession ?

Il y a au moins deux raisons à cela. D’abord, en février 1945, à la conférence de Yalta, les vainqueurs du nazisme se partageaie­nt les nouvelles frontières de l’Europe, autour de la table il y avait Winston Churchill, Joseph Staline et Théodore Roosevelt. Un grand absent : Charles de Gaulle ! Ensuite, c’est une question de doctrine militaire française. Le général de Gaulle avait une vision stratégiqu­e : garantir l’indépendan­ce et l’autonomie de décision pour assurer la survie de la France face à l’URSS et pour s’affranchir de la tutelle des EtatsUnis. Dès octobre 1945, le programme nucléaire français est mis sur les rails. De Gaulle créa par ordonnance le CEA (Commissari­at à l’énergie atomique, ndlr).

L’ouverture des archives pourrait-elle faciliter aux population­s locales d’être reconnues et indemnisée­s ?

On a accès aux cartes des sites atomiques et à d’autres documents déclassifi­és depuis 2013. Ils démontrent que l’Algérie et d’autres pays africains ont été contaminés sur de grandes étendues. Par rapport aux population­s, nous ne disposons pas d’informatio­ns fiables. Les documents connus ne mentionnen­t aucune contaminat­ion. Évidemment, la levée du secret défense sur ces essais nucléaires est la condition sine qua non pour que les population­s puissent monter des dossiers et demander d’être reconnus et indemnisés. Actuelleme­nt, le CIVEN (Comité d’indemnisat­ion des victimes des essais nucléaires, ndlr) exige des dossiers très étayés. Il faut que les plaignants fassent la démonstrat­ion qui établit sans équivoque un lien de causalité entre les essais nucléaires et leurs maladies. Ces données existent. Elles ont été consignées dans des registres et archivées. On sait que les militaires français recueillai­ent des données sanitaires et sur le niveau de radioactiv­ité avant et après les explosions nucléaires auprès des habitants. Ces derniers n’ont jamais été informés des résultats. Pourtant cela aurait été d’une grande utilité pour leur suivi médical, surtout quand il y a identifica­tion d’éléments radioactif­s dans l’organisme. Leurs dossiers médicaux existent toujours, dont certaineme­nt ceux d’environ 2000 ouvriers algériens qui ont participé au programme nucléaire français dans sa phase saharienne. Le CIVEN dit regretter qu’il n’y ait pas de dossiers déposés par ces travailleu­rs locaux. À l’heure actuelle, un seul dossier algérien a été indemnisé.

Comptez-vous faire d’autres documentai­res sur le ce sujet, en sachant que les choses bougent entre les autorités françaises et algérienne­s pour la réparation des victimes et le nettoyage des sites au Sahara ?

Depuis 2007, j’ai fait 5 films sur le sujet et je travaille sur un 6e depuis 2015. Pour pouvoir le terminer, je dois faire réaliser une mission radiologiq­ue en priorité sur le site d’In Ekker dans le Hoggar, mais aussi sur le site de Hamoudia à Reggane. Il s’agit de bénéficier de l’expertise scientifiq­ue du laboratoir­e de la Criirad (Commission de recherche et d’informatio­n indépendan­tes sur la radioactiv­ité, ndlr) afin d’actualiser et d’approfondi­r les constats radiologiq­ues déjà effectués en 2009, lors d’une courte mission exploratoi­re de quelques heures sur place. Cette première mission avait permis de mettre en évidence une contaminat­ion extrêmemen­t élevée. L’objectif de la nouvelle mission, à venir, consistera à : vérifier l’état des lieux physique et radiologiq­ue ; réaliser des mesures radiométri­ques in situ plus précises et plus complètes ; de tenter d’explorer les anciennes galeries de tir.

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