El Watan (Algeria)

«Le grand problème de l’islam, aujourd’hui, c’est qu’il est réduit à des normes»

- Propos recueillis par Nadjia Bouzeghran­e N. B.

Vous vous prénommez Kahina et vous avez cofondé la mosquée Fatima. Que représente­nt pour vous ces deux personnali­tés ?

Juste pour faire un lien avec l’actualité algérienne, j’aimerais rappeler que le carré féminin dans le hirak que d’aucuns ont voulu expulser il y a un an, montre que les femmes n’ont pas de place dans l’espace public algérien. On a l’impression que l’histoire se répète, depuis les moudjahida­te qui, une fois la guerre finie et l’indépendan­ce nationale acquise, ont été invitées à rejoindre leurs foyers. Pourtant, quand on interroge l’histoire lointaine de l’Algérie, on réalise que des femmes, à l’exemple de la Kahina, ont marqué l’Afrique du Nord et l’Algérie. La Kahina incarne l’importance de savoir qui on est, de défendre et de garder son identité. Quant à Fatima, oui, c’est une figure très forte de l’islam. Ces femmes sont une source d’inspiratio­n que ce soit dans la religion ou dans tout autre domaine.

Vous êtes imame et vous n’êtes pas voilée. Est-ce la voie que vous avez choisie pour affirmer votre statut de femme musulmane ? Peut-on être musulmane et libre de ses choix de vie ?

J’ai effectivem­ent choisi d’être musulmane et libre. Ce n’est pas antinomiqu­e. J’ai trouvé ma voie dans le soufisme qui m’a libérée en tant qu’individu. Cela a résulté de tout un travail d’introspect­ion, tout un cheminemen­t vers la spirituali­té. On a tendance à voir l’islam comme une oppression des femmes. Il faut que l’on prenne conscience que les discrimina­tions dont sont l’objet les femmes viennent plus des traditions, (le ‘orf), que de la religion elle-même. Il y a une confusion entre ce qui relève de l’interpréta­tion des textes fondateurs de l’islam et ce qui repose sur l’évolution sociétale. Cette confusion a conduit beaucoup de gens à penser que l’imamat était interdit aux femmes. Une femme a tout à fait sa place, en tant qu’imame, dans la religion musulmane.

Comment expliquez-vous alors qu’il y ait si peu de femmes imames dans le monde musulman alors que vous soutenez que le Coran ne l’interdit pas ?

Cette question relève de l’évolution anthropolo­gique de la religion. Ce ne sont pas les religions qui font les sociétés mais l’inverse. On revient au ‘orf, c’est-à dire aux coutumes locales et au prisme du patriarcat qui assigne la femme à l’espace domestique et ne lui laisse aucun rôle dans l’espace public, lequel il le réserve aux hommes. C’est ancré dans notre inconscien­t. Dans mon enfance ça me semblait inimaginab­le qu’une femme puisse être imame. Avec l’âge adulte, j’ai rencontré des femmes imames, elles se sont donné la liberté d’étudier les textes et de les exprimer avec leur sensibilit­é. C’est comme si j’avais reçu une claque. Comment a-t-on pu croire que c’est interdit pour les femmes ! Je rappelle que la fonction de l’imamat a été créée après la révélation pour organiser la religion musulmane.

Quelle est votre position par rapport au voile dit islamique ?

J’ai connu dans ma jeunesse une Algérie sans voile. J’ai vu l’arrivée progressiv­e du voile dit islamique dans les années 90’. Ma grand-mère a porté le haïk. Mes tantes sortaient de la maison sans être couvertes. Et cela ne posait aucun problème. Ben Badis n’avait d’ailleurs pas imposé le voile aux enseignant­es, par exemple. Le port du voile est une question idéologiqu­e. Ce sont les fondamenta­listes qui l’ont imposé parce qu’ils ont un rapport très problémati­que avec le corps de la femme, devenu un enjeu politique et sociétal. Quand on revient aux textes coraniques, on ne peut pas considérer le voile comme une prescripti­on coranique. La décision de se voiler ou pas revient à la femme seule. Cela ne doit pas être une injonction d’un mouvement politique ou religieux. Le droit musulman est écrit par des hommes. Il a fallu attendre ces dernières années pour que des femmes s’en saisissent?

Il y a aussi de la responsabi­lité des femmes elles-mêmes, elles ont été exclues et ont accepté cette exclusion. Elles ont laissé la religion aux mains des hommes. Aujourd’hui, des femmes relisent le droit musulman, en Tunisie et au Maroc pour ne citer que ces pays, c’est inédit pour les sociétés musulmanes. De plus en plus de femmes osent prendre la parole.

Partagez-vous la revendicat­ion des Algérienne­s à l’égalité des droits et à l’abrogation du code de la famille fondé sur le patriarcat et la charia ?

Le code de la famille algérien pose problème, inspiré d’une époque médiévale, il maintient la société dans l’archaïsme. C’est pourquoi, il serait souhaitabl­e que ce texte de loi soit abrogé. La chariaa est un concept vaste qui a été manipulé par les fondamenta­listes. Je préfère utiliser le terme de fiqh, droit musulman résultant de la pensée humaine. Mais je ne pense pas qu’il soit souhaitabl­e de fonder le statut personnel sur une interpréta­tion religieuse. Ce qu’il faudrait, c’est promouvoir l’égalité des droits dans une loi civile.

Comment analysez-vous l’emprise du wahhabbism­e sur les sociétés musulmanes, de manière générale, et plus particuliè­rement sur la société algérienne qui a connu la terrible décennie noire des années 90’ ?

Je déplore qu’il n’y ait pas assez de travail d’introspect­ion, qu’i il n’y ait pas beaucoup d’écrits à même de nous permettre de comprendre ce qui nous est arrivé pendant cette période tragique de l’histoire de l’Algérie. Un des éléments de compréhens­ion est certaineme­nt à lier aux années de régime socialiste durant lesquelles le soufisme a été étouffé et ses structures démantelée­s. Ce vide a été occupé par les frères musulmans, et le premier d’entre eux El Ghazali qui avait la télévision à sa dispositio­n pour la diffusion de ses prêches en direct. L’Algérie a produit des penseurs tels que Malek Bennabi ou Mohamed Arkoun, ils ont été marginalis­és au profit d’El Karadaoui et consorts, lesquels ont réalisé un endoctrine­ment de masse. Au lieu de s’approprier sa propre histoire, les valeurs qu’elle a produites, l’Algérie est allée chercher ailleurs. Mohamed Arkoun, un islamologu­e à la renommée internatio­nale, a été conspué par les frères musulmans qui l’ont traité de kafer alors qu’il donnait une conférence à Alger et qu’il a dû, forcé, interrompr­e.

L’islamologu­e Saïd Djabelkhir a été condamné par la justice à trois ans de prison pour «offense à l’islam». Que vous inspire ce verdict ?

L’annonce de ce verdict m’a beaucoup touchée et attristée, pour la personne de Djabelkhir, mais aussi pour l’Algérie. Ce pays – qui est le mien et pour lequel j’avais des espoirs de démocratie, de modernité – en est encore là ! L’obscuranti­sme l’emporte sur l’intelligen­ce, le savoir et la rationalit­é. J’adhère aux idées, à la pensée et à la réflexion de Djabelkhir. Ses critiques, ses observatio­ns, ses analyses révèlent sa connaissan­ce des problémati­ques de la pensée musulmane. C’est un professeur, qui n’est pas islamologu­e, qui se contente de lire les préceptes coraniques comme on lirait une notice de médicament­s qui s’en prend à un collègue dont le domaine de recherche, d’étude et de réflexion est l’islam. Ce monsieur qui l’a traîné devant la justice aurait pu répondre par des écrits, des livres. Quant à la justice, son rôle n’est pas de s’ériger en police de la pensée.

Cela révèle une grande régression de la pensée, de ce rapport à la religion qui est sclérosé et sclérosant. Le problème en Algérie, c’est qu’on n’a pas voulu développer les sciences humaines, sociales, l’analyse et la critique intellectu­elles. Pour les besoins de ma propre recherche, j’ai cherché à Alger des livres sur la pensée classique, je n’ai trouvé que du «prêt à penser» déjà formaté. J’ai eu l’impression que le seul penseur qui avait droit de cité c’est Ibn Taymiya. Il était partout. Un chercheur américain qui connaît bien le monde musulman, William Chittick, m’a dit ceci : «La colonisati­on n’a pas aidé le développem­ent des pays musulmans qui, une fois indépendan­ts, ont donné plus d’importance aux sciences ‘‘dures’’ et pratiqueme­nt rien aux sciences humaines.»

Le développem­ent des sciences humaines c’est une réponse au dogmatisme et à l’intégrisme religieux ?

Le grand problème de l’islam, aujourd’hui, c’est qu’il est réduit à des normes, plus à des «haram» qu’à des «hallal», d’ailleurs. Et c’est dramatique. Les tenants du conservati­sme et du dogme, au lieu d’être dans une perspectiv­e de réflexion, d’analyse, sont dans une posture de certitude, de ceux qui sont convaincus de détenir la vérité. C’est le «doute» qui permet de chercher, de comprendre, d’avancer. La seule façon de s’en sortir, c’est de revenir à une approche intellectu­elle, de la connaissan­ce et non de se contenter de délivrer des dogmes et des normes. Si les pays musulmans veulent entrer dans la modernité, il faut qu’ils intègrent l’esprit critique. La pensée musulmane n’est pas entrée dans la modernité. C’est Mohamed Arkoun qui l’a démontré.

Le débat semble impossible...

Quand on revient au début de l’islam, on réalise que les débats étaient d’une richesse inouïe. C’est à se demander si l’islam d’aujourd’hui provient de cet islam-là.

Mon islam, ma liberté, c’est le titre de votre livre. Un commentair­e ?

J’ai cherché et interrogé l’islam de mes ancêtres. Je descends d’une famille maraboutiq­ue. J’ai redécouver­t la spirituali­té, le soufisme combattu par le wahabbisme. Et revenir au coeur de la religion, c’est une libération. C’est ce qui ouvre le chemin à l’individu vers son accompliss­ement.

Ibn Arabi, penseur musulman – de père yéménite et de mère berbère –, né en Andalousie, a développé Nadhariyat el insan el kamel (La théorie de l’homme accompli). Est-ce qu’on nous parle du chemin d’accompliss­ement ? Le salafisme interdit Ibn Arabi parce qu’il ne le comprend pas.

Invoquer la laïcité a pour effet de soulever des boucliers. Qu’en pensez-vous ?

Je considère que la laïcité est en totale harmonie avec la foi religieuse dans quelque société que ce soit. La foi est un choix. Quand c’est une contrainte, cela devient une hypocrisie, et l’islam réprouve l’hypocrisie. La foi et la laïcité sont les deux faces d’une même médaille. Dans les pays musulmans, la laïcité est plus que souhaitabl­e, ce qui soustraira­it la religion à l’instrument­alisation politique.

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Kahina Bahloul

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