«De nombreux pays ont inclus dans leur stratégie post-pandémie la lutte contre l’évasion fiscale»
La Brésilienne Zayda Manatta dirige, depuis 2019, le Forum mondial sur la transparence fiscale, organisme fondé en 2000 sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Le rapport 2021 sur la transparence fiscale en Afrique met en avant des progrès jugés importants dans l’adhésion croissante des Etats à ce mécanisme et l’augmentation des échanges d’informations. Par quoi se traduit ce progrès ?
Depuis le lancement de l’Initiative Afrique en 2014 par le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales avec ses pays membres africains et ses partenaires au développement, des progrès tangibles ont été réalisés dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales et les autres flux financiers illicites. En quelques années, la transparence fiscale est devenue un sujet majeur pour les pays et les institutions africains.
Au niveau politique, je citerai quelques avancées majeures. Ainsi entre 2014 et 2020, le nombre de pays africains membres du Forum mondial est passé de 17 à 32. Par ailleurs, la Commission de l’Union africaine(CUA) est devenue observatrice au Forum mondial et un partenaire engagé de l’Initiative Afrique. Enfin, la Déclaration de Yaoundé, lancée en 2017 comme un appel à l’établissement d’un agenda continental sur la transparence et l’échange de renseignements pour lutter contre les flux financiers illicites, est désormais soutenue par 30 pays africains et la Commission de l’Union africaine.
A travers l’Initiative Afrique, l’infrastructure nécessaire à l’échange de renseignements se met en place et une culture en ce sens est désormais bien ancrée dans les pays les plus avancés. Pour la première fois, les pays africains ont envoyé plus de demandes d’échange de renseignements qu’ils en ont reçues. Le rapport dévoile également des cas concrets dans lesquels la coopération administrative a permis d’identifier des revenus supplémentaires pour les pays africains. Cependant, les progrès sont encore très variables d’un pays africain à un autre et l’enjeu est d’aider les pays les moins avancés dans ce domaine à rejoindre les plus avancés pour lutter efficacement contre l’évasion fiscale internationale.
Substantiellement, quels sont les gains générés par ces échanges d’informations ?
L’échange de renseignements a permis aux pays africains d’identifier plus de 1,2 milliard d’euros de recettes supplémentaires. C’est un montant important au vu de nombreux défis auxquels sont confrontés les gouvernements en termes d’infrastructures, d’éducation et de santé, pour ne citer que ceux-là. Il y a donc des progrès, mais les efforts doivent se poursuivre en s’intensifiant afin que tous les pays africains soient concernés. En effet, ce montant est d’autant plus important qu’il ne concerne qu’un nombre limité de pays africains, ce qui démontre en creux le potentiel de l’échange de renseignements en Afrique. Par ailleurs, au-delà des gains financiers immédiats, l’échange de renseignements a un effet dissuasif sur le comportement des contribuables qui ont tendance à moins dissimuler leurs revenus imposables à l’étranger. Cela améliore le niveau de respect des obligations fiscales et permet à terme de collecter plus de recettes fiscales.
Beaucoup de pays africains souffrent de fuites de capitaux vers l’étranger. Ces transferts illicites vont-ils davantage vers des pays africains ou en Occident ?
Le niveau des flux financiers illicites en provenance d’Afrique est une préoccupation récurrente dans la mesure où il est un frein au développement du continent et au financement des services publics.
Plusieurs rapports, dont celui du Groupe de haut niveau de l’Union africaine et la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique publié en 2015, indiquent que l’Afrique perd chaque année plus de 80 milliards de dollars du fait des flux financiers illicites quittant le continent. Il existe également des études sur l’origine et la destination des flux financiers logés à l’étranger. Par exemple, le rapport 2020 sur la «Transparence fiscale en Afrique» précise, en citant une étude de Gabriel Zucman, que «le montant de la richesse africaine détenue à l’étranger est proportionnellement beaucoup plus élevé que celui des pays développés – on estime que 44% du patrimoine financier de l’Afrique est détenu à l’étranger, avec une perte correspondante de 17 milliards d’euros de recettes fiscales». Il faut, toutefois, préciser que tout patrimoine détenu à l’étranger n’est pas nécessairement objet d’évasion fiscale. En revanche, le fait de disposer des outils d’échange de renseignements permet, en cas de soupçon, de procéder aisément à des vérifications.
Il ne faut pas pour autant mésestimer l’ampleur des flux financiers illicites entre les pays africains eux-mêmes. D’ailleurs, le développement des communautés économiques régionales ainsi que la mise en oeuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine sont à la fois des vecteurs de développement économique et de croissance, mais peuvent également faciliter l’évasion fiscale s’ils ne sont pas accompagnés par un cadre de transparence et d’échange de renseignements à des fins fiscales.
Qu’en est-il du rapatriement de ces capitaux ? Les mécanismes sont-ils satisfaisants pour les pays membres ?
Le rapatriement des capitaux de l’étranger n’est pas un sujet qui relève directement de l’Initiative Afrique. Il y a toutefois deux éléments qui peuvent être pertinents de mentionner ici.
D’une part, les pays membres de l’Initiative Afrique ont décidé de travailler sur le sujet de l’assistance transfrontalière au recouvrement des créances fiscales qui peut permettre d’obtenir d’un autre pays le recouvrement des dettes fiscales d’un contribuable lorsque celuici n’est plus sur le territoire du pays dont il est le débiteur ou lorsque les actifs qu’il y détient ne permettent pas de recouvrer l’ensemble de la dette fiscale. Le rapport 2021 sur la Transparence fiscale en Afrique présente à cet égard des cas pratiques intéressants démontrant l’enjeu de développer ce type d’assistance.
D’autre part, dans le cadre de la mise en place de l’échange automatique de renseignements sur les comptes financiers, qui permet aux pays engagés dans cette forme de coopération de recevoir de manière automatique et chaque année les informations sur les comptes financiers détenus par leurs résidents fiscaux auprès d’institutions financières étrangères, de nombreux pays dans le monde ont établi préalablement à ces premiers échanges des programmes de divulgation volontaire.
Environ 40% des pays africains n’ont pas encore adhéré au Forum mondial et à l’Initiative Afrique. Pourquoi, à votre avis ?
En effet, un grand nombre de pays africains ne sont pas encore engagés dans ce processus, bien que nous ayons des échanges réguliers avec certains d’entre eux. L’obstacle majeur identifié à ce jour à une plus grande participation de ces pays est le déficit d’engagement politique. A travers l’Initiative africaine, nous faisons la promotion de la transparence et l’échange international de renseignements à des fins fiscales comme une solution efficace au problème des flux financiers illicites en Afrique auprès des décideurs politiques.
Le rapport souligne l’importance de la transparence fiscale et l’efficacité des recouvrements pour renforcer les économies en post-Covid. Pouvez-vous donner davantage d’explications ?
La Commission de l’Union africaine a prévu que la croissance économique en Afrique se situera dans une fourchette de -2,1% à -4,9% en 2020, plongeant l’économie du continent dans la récession pour la première fois en 25 ans. La récession économique signifie moins de création de richesses et moins de recettes fiscales pour les gouvernements. L’une des réponses politiques à la pandémie de Covid-19 et à la crise économique qui a suivi a été d’accorder des allégements fiscaux exceptionnels aux entreprises. Cela a encore creusé l’écart fiscal, y compris en Afrique où le ratio moyen impôt/PIB reste extrêmement faible, à 16,5%. En décembre 2020, la Commission de l’Union africaine a reconnu que «l’émergence de la pandémie Covid-19 a exacerbé la situation de déficit fiscal dans certains pays africains, mettant également en évidence l’urgence de s’attaquer au vice des flux illicites». Dans ce contexte difficile, il n’est pas réaliste de demander aux contribuables, déjà sévèrement affectés par cette crise, des efforts fiscaux supplémentaires, au risque également d’affecter leur équilibre financier, leur compétitivité ou leur développement. En revanche, la lutte contre l’évasion fiscale et les flux financiers illicites est un enjeu majeur, car il s’agit de faire payer ceux qui se sont jusqu’ici soustraits à l’impôt, de restaurer l’équité fiscale et d’obtenir des ressources fiscales supplémentaires et durables pour répondre aux besoins des populations. De nombreux pays à travers le monde, qu’ils soient développés ou en développement, ont d’ores et déjà inclus dans leur stratégie post-pandémie la lutte contre l’évasion fiscale désormais intolérable.
Depuis le dernier entretien que vous avez accordé à El Watan, y a-t-il eu des contacts de votre part ou de la part de l’Etat algérien pour l’adhésion de l’Algérie ?
L’Algérie n’est malheureusement pas un pays membre du Forum mondial et de l’Initiative Afrique et, à ce jour, nous n’avons pas eu de contact officiel avec les autorités algériennes. Nous serions ravis d’accueillir l’Algérie comme un nouveau membre et de travailler avec les autorités algériennes à améliorer la lutte contre l’évasion fiscale transfrontalière, comme nous le faisons avec tous ses voisins. Sauf erreur de ma part, l’Algérie est le plus grand pays et la 4e économie d’Afrique. A ce titre, le potentiel en matière de coopération administrative est sans aucun doute présent. Nous sommes convaincus que l’Algérie tirerait comme ses pairs en Afrique et dans le monde de grands bénéfices en participant aux travaux du Forum mondial.
Quel bilan faites-vous aujourd’hui de l’Initiative Afrique ?
En six années, l’Initiative Afrique a permis d’obtenir des résultats concrets et encourageants en Afrique. Certains pays africains sont devenus des champions de la transparence et de l’échange de renseignements à des fins fiscales et mobilisent des recettes fiscales importantes à travers cet outil. Mais il reste beaucoup à faire pour libérer le potentiel des pays africains dans la lutte contre l’évasion fiscale internationale. L’ambitieux programme de travail décidé l’année dernière pour la période 2021-2023 devrait permettre d’accélérer les progrès en Afrique et de convaincre de plus nombreux pays africains à se joindre à la lutte contre l’évasion fiscale et les flux financiers illicites.