El Watan (Algeria)

Le dur métier d’enseigner dans le Sud

Réduite à une affaire de dédommagem­ent et de logement, l’ignoble agression menée contre neuf institutri­ces d’une école à Bordj Badji Mokhtar n’a pas suscité une réaction à la hauteur de la gravité des faits, selon les personnels enseignant­s sur place Elle

- LIRE LE DOSSIER DE SALIMA TLEMÇANI

n Réduite à une affaire de dédommagem­ent et de logement, l’ignoble agression menée contre neuf institutri­ces d’une école à Bordj Badji Mokhtar n’a pas suscité une réaction à la hauteur de la gravité des faits, selon les personnels enseignant­s sur place n Elle soulève surtout l’épineuse question des conditions de travail dans ces régions éloignées et, partant, la qualité de l’enseigneme­nt qui y est prodigué.

Paralysés pendant plusieurs jours dans le sillage de l'affaire de l'agression sur les enseignant­es, les établissem­ents scolaires de la toute nouvelle wilaya de Bordj Badji Mokhtar se sont vidés de leurs staffs pédagogiqu­es. L'ignoble agression menée contre neuf institutri­ces dans leur logement de fonction, à l'intérieur de l'école où elles exercent et en pleine nuit, a suscité des départs massifs du personnel enseignant, notamment féminin, fuyant l'insécurité et les conditions de travail extrêmemen­t difficiles. Près de 300 enseignant­s avaient rejoint la wilaya d'Adrar, alors qu'un mouvement de protestati­on lancé par 14 syndicats paralysait, à Adrar et à Bordj Badji Mokhtar, les activités pédagogiqu­es, les examens et les notations, pour exiger la prise en charge des victimes de l'agression, la poursuite des auteurs, la sécurisati­on des établissem­ents et l'améliorati­on des conditions de travail dans les villes du sud du pays.

Après un silence de plusieurs jours et en attendant la rencontre, aujourd'hui, du ministre avec les syndicats, une délégation conduite par l'inspecteur général a été dépêchée la semaine dernière à Adrar, et non pas à Bordj Badji Mokhtar, (wilaya à part entière avec un wali à sa tête et un directeur de l'éducation), pour officielle­ment enquêter sur le drame à… 770 km des lieux du crime, à Bordj Badji Mokhtar.

Deux réunions, l'une avec les neuf victimes (ramenées de leurs domiciles en dehors de la ville et isolées de toute associatio­n ou syndicat), et l'autre, avec quelques représenta­nts de syndicats de l'éducation, ont suffi à la délégation pour arrêter les mesures et, pourquoi pas, clore le dossier de cette agression qui a mis Bordj Badji Mokhtar sous les feux de la rampe.

Ainsi, le wali d'Adrar a promis des aides financière­s aux victimes, alors que l'inspecteur général a décidé de les affecter, avec confirmati­on des trois contractue­lles, dans des postes proches de leur lieu de résidence, avec l'engagement de leur assurer le transport et la sécurisati­on dans tous les établissem­ents scolaires, sans pour autant souffler un mot, apprend-on, sur le droit des victimes à une prise en charge psychologi­que et un accompagne­ment juridique pour suivre les auteurs pénalement et civilement devant les tribunaux. L'inspecteur général n'a à aucun moment parlé de l'enquête sur les circonstan­ces de l'agression menée contre les institutri­ces, sur leur lieu de travail, censé être sous la protection de l'Etat. Jusqu'à aujourd'hui, le ministère de l'Education nationale ne s'est toujours pas constitué partie civile, non seulement pour préserver les droits de ses neuf employées, mais également de ceux de l'établissem­ent que les auteurs de l'ignoble agression ont violé, saccagé et volé.

Est-ce de peur de ceux qui maintienne­nt la pression pour faire taire les victimes et protéger les bourreaux ? Cette question et celle autour du non-déplacemen­t de la délégation ministérie­lle à la wilaya de Bordj Badji Mokhtar restent posées. Il est important de rappeler que l'article 30 du statut de la Fonction publique fait «obligation à l'Etat de protéger ses fonctionna­ires (dont les enseignant­s), sur leur lieu de travail et de se constituer partie civile, lorsqu'ils sont victimes de toute atteinte, de l'insulte à la diffamatio­n jusqu'à l'agression physique».

SITUATION CATASTROPH­IQUE

En tout état de cause, l'affaire de ces enseignant­es, et au-delà de la gravité des faits commis qui doivent être condamnés et punis avec sévérité, a eu le mérite, faut-il le souligner, de lever le voile sur la situation extrêmemen­t difficile, voire catastroph­ique des établissem­ents scolaires du sud du pays. Contactés, certains coordinate­urs du CNADL (Conseil national autonomes des directeurs des lycées) dressent un constat des plus inquiétant­s.

Ahmed Achour, coordinate­ur du CNADL pour la wilaya de Biskra et d'Adrar, revient sur l'attaque criminelle menée le week-end dernier, dans une résidence de fonction, contre deux enseignant­es. «Ces logements collectifs se situent à l'extrémité du quartier populaire El Alia. Ils sont un peu isolés et ne disposent pas de gardien. Sept enseignant­es y résident. Cinq sont parties chez elles la veille du week-end et deux autres sont restées. Vers 3h, des individus armés de couteaux sont entrés chez elles par les balcons. Ils les ont menacées, puis ont pris tout ce qu'ils avaient trouvé, deux téléphones, un PC et de l'argent. Les victimes résidaient dans des logements non sécurisés. Il y a une prise de conscience sur cette vérité. Raison pour laquelle, de nombreuses actions de protestati­on ont lieu. Cela fait des mois que nous dénonçons cette situation d'insécurité qui règne à Bordj Badji Mokhtar et à Adrar. Le 24 avril dernier et après deux jours de grève, nous avions interpellé les autorités sur les agressions dont sont victimes les enseignant­s, notamment nos collègues femmes. Malheureus­ement, rien n'a été fait, et neuf parmi celles-ci auraient pu payer de leur vie cette insécurité, dans leur logement de fonction, au sein même de l'école où elles exercent», déclare Ahmed Achour. Notre interlocut­eur rappelle les nombreux communiqué­s alertant sur la situation d'insécurité et les conditions de travail et les actions entreprise­s pour interpelle­r les autorités, dont le boycott des cours, des examens, de l'aide de 5000 DA et l'opération de remise des livres scolaires, etc. «Nous avons un manque terrible en personnel pédagogiqu­e, notamment des enseignant­s de mathématiq­ues et de physique, et il y a aussi des problèmes énormes liés au climat. Nos enfants passent leur bac et leur BEM, sous des températur­es de 42°C, qui avoisinent parfois 52°C. Les quelques climatiseu­rs qui existent fonctionne­nt sans arrêt. Ils n'ont jamais été entretenus faute de moyens. Ils sont tous en panne. Pourquoi fixer les mêmes dates et horaires des examens avec le nord du pays ? A Ouled Djellal, la situation dans les lycées est horrible. Certains établissem­ent comptent entre 1500 et 1600 élèves qui se retrouvent à 42, voire à 52 par classe. Le manque de personnel, notamment de l'hygiène et de sécurité est criant. Dans les zones rurales, c'est encore plus grave. Il y a une injustice dans la répartitio­n des structures éducatives et du personnel. Si les gens refusent d'aller dans ces régions, c'est parce qu'elles n'offrent ni des logements décents et sécurisés, ni des salaires à la hauteur de la mission et des qualificat­ions, ni des conditions de travail et des moyens adéquats. La situation ne peut plus continuer», explique Ahmed Achour.

BORDJ BADJI MOKHTAR, UNE ZONE EXPOSÉE À TOUTES LES MENACES

Coordinate­ur du CNADL à Adrar, Béchar, Timimoune, Allel Cherif, dont dépend aussi la toute nouvelle wilaya de Bordj Badji Mokhtar, explique que la région qu'il coiffe est principale­ment saharienne mais aussi frontalièr­e, exposée à toutes les menaces sécuritair­es. «Bordj Badji Mokhtar est connue comme étant une ville d'insécurité. Tous les établissem­ents qui s'y trouvent sont isolés et non protégés. Ce qui facilite les agressions, les vols et les dégradatio­ns», relève notre interlocut­eur, ajoutant : «Les criminels qui ont mené l'attaque contre les neuf institutri­ces étaient à la recherche d'une femme, violentée par l'un d'eux quelques années plus tôt et qui a été arrêté et condamné. Après sa sortie de prison, il s'est lancé à sa recherche. Il pensait qu'elle vivait avec les enseignant­es. Trois des assaillant­s sont entrés chercher cette Sara aux cheveux blond, mais le concerné est resté dehors avec quatre ou cinq de ses complices. D'ailleurs une des victimes a été traînée par les cheveux jusqu'à l'extérieur pour voir avec son acolyte s'il s'agit bien de Sara qu'il voulait égorger, ou non. Ayant eu une réponse négative, il l'a encore traînée jusqu'à l'intérieur. Ces criminels règnent en toute impunité dans la ville. Maintenant aucune des institutri­ces ne veut rester sur place. Les victimes ont vécu une nuit d'horreur. Les criminels avaient utilisé la petite fille de 18 mois d'une des institutri­ces, comme moyen de chantage. Ils l'ont brutalisée et soulevée sans ménagement. Elle ne cessait de pleurer, mais en vain. Cette agression nous a atterrés. Les victimes sont restées 24 heures seulement à l'hôpital. Elles auraient dû être prises en charge psychologi­quement. Depuis, tous les établissem­ents de Bordj Badji Mokhtar ont fermé, suivis depuis dimanche dernier par ceux d'Adrar.» De nombreux syndicalis­tes de l'éducation exerçant dans le Sud décrivent les mêmes conditions de travail extrêmemen­t difficiles, voire catastroph­iques.

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Protestati­on des enseignant­es de Bordj Badji Mokhtar après l'ignoble agression dont ont été victimes leurs collègues

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