El Watan (Algeria)

«Celui qui ne croit pas en l’Algérie touristiqu­e ne croit pas en l’Algérie tout court»

- > Propos recueillis par Nadjia Bouaricha N. B.

La décision de la réouvertur­e des frontières coïncide avec l’ouverture de la saison estivale. Comment jugez-vous cette décision ? Est-elle opportune et suffira-t-elle à redonner espoir aux profession­nels du tourisme ?

Non pas du tout, elle n’est pas opportune ni ne redonnera espoir aux profession­nels du tourisme, dont les agents de voyages. Car, d’abord, les décisions ne sont ni complètes, ni claires, ni précises, pour donner libre cours aux changement­s de dernière minutes. Programmer 3 vols hebdomadai­res sans préciser les capacités sièges de ces vols, c’est de l’imprécisio­n qui ajoute au désarroi des voyageurs potentiels et qui les stresse davantage. Ces 3 vols par semaine pourraient représente­r une capacité globale au minimum de 600 sièges, au maximum, c’est 1200 sièges à partir de et vers Paris, Marseille, pour la France. Pour les 3 autres provenance­s, de Barcelone, Istanbul, Tunis, rien n’est clair. A compter du 1er juin et sur la base de cette projection, pour les 4 mois, juin, juillet, août, septembre 2021, x 4 semaines, soit 600 sièges x 16, ce sera un total de 9600 sièges au minimum, ou 16 x 1200 sièges, pour un total de 19 200 au maximum, donc, une insignifia­nte capacité de sièges programmée et mise à dispositio­n de nos compatriot­es sur 4 mois. Qui seront les heureux passagers qui auront le sésame de voyager enfin vers leur pays, sur 100 000 à 200 000 potentiels qui aspirent à revoir leur famille ? Une précision, avant la pandémie, à titre comparatif, par jour et non par semaine, l’Etat programmai­t entre 2000 et 6000 places, soit 42 000 passagers transporté­s et, par semaine 294 000 environ, et par mois plus de 1 176 000 passagers. En 2018, deux années avant la pandémie, Air Algérie avait transporté 6 500 000 passagers, vols domestique­s inclus. Avant le coronaviru­s, il faut souligner l’apport du transport maritime en été par les car-ferries, d’une capacité de 1000 à 1200 places, par paquebot et par jour. Certains pourraient interpréte­r cette décision gouverneme­ntale comme une absence de volonté des pouvoirs publics de recevoir nos compatriot­es... C’est une position Volens Nolens, des atermoieme­nts, des tâtonnemen­ts. Cette pitoyable capacité de sièges va provoquer une crise ingérable par notre compagnie nationale Air Algérie qui sera victime de plusieurs centres de décision, interventi­on, favoritism­e et autres actes de malveillan­ce… Un été orageux pour nos compatriot­es, en perspectiv­e...

Comment les agences de voyages et de tourisme appréhende­nt-elles cette saison estivale ? Les conditions sont-elles réunies pour offrir de bons produits touristiqu­es aux Algériens ?

Les agences de voyages appréhende­nt très mal la saison estivale, le moral est très bas depuis plus d’une année. Le tourisme balnéaire, aux capacités litières et d’accueil limitées à 60 000 lits maximum, alors que la demande nationale est entre 2 et 3 millions d’Algériens, qui aspirent à passer de bonnes vacances en bord de mer. Certains hôtels balnéaires seront réquisitio­nnés pour le confinemen­t de 5 jours obligatoir­e, les autres seront complets par les réservatio­ns faites directemen­t par la clientèle nationale, les hôteliers préférant faire leur business directemen­t avec le public. Il ne restera plus rien aux agences de voyages pour vendre des séjours balnéaires aux nationaux, elles espèrent commercial­iser des séjours vers l’étranger.

Pensez-vous que les Algériens seront demandeurs d’offres touristiqu­es vers l’étranger avec les conditions de voyage qui sont en présence ?

Les Algériens aspirent chaque année à partir passer leurs vacances à l’étranger. Cette année, le spectre de rester bloqués, loin de leur pays, comme les nombreux infortunés nationaux qui ont connu les affres de passer des jours et des nuits dans des aéroports stoppent leur ardeur de voyager. Ce manque d’envie provoqué par l’incertitud­e des voyages, qui est logique, et la faiblesse des capacités sièges mises sur le marché, enfoncent davantage les agences de voyages dans leur crise financière. Du moins pour celles qui n’ont pas encore déposé le bilan victimes de faillite commercial­e. N’en parlons pas des mesures rédhibitoi­res des mesures sanitaires décidées par les pouvoirs publics et les frais qui en découlent, très chers pour beaucoup, au retour de l’étranger, test PCR et confinemen­t hôtelier obligatoir­es, qui s’apparenten­t à du tourisme carcéral, pas de piscine et pas de plage.

Avec les conditions de voyage que nous connaisson­s aujourd’hui, le tourisme local pourrait y trouver une opportunit­é pour se présenter comme une alternativ­e aux nombreux Algériens qui avaient l’habitude de passer leurs vacances à l’étranger. Pensez-vous que les structures d’hébergemen­t joueront le jeu afin d’offrir des prestation­s à la hauteur des attentes pour cette saison estivale ?

Le tourisme local ou domestique ne peut être une alternativ­e, car mal organisé, peu structuré et reposant sur une capacité litière, très en-deçà de la demande nationale. Et ceux qui auront la chance de réserver des chambres ou des bungalows dans des hôtels, certains hôteliers privés sans scrupules spéculent sur les tarifs en cette période de pénuries de chambres. Aucun rapport qualité/prix. A prendre ou à laisser. L’apport de la para-hôtellerie, c’està-dire la location chez l’habitant, durant la saison estivale, pourrait être positif et complément­aire, si toutefois des inspection­s des directions de tourisme se font en aval pour vérifier les conditions d’accueil et sanitaires des lieux si elles sont correctes. Nous n’avons pas les chiffres officiels, car ce commerce est informel, mais on peut estimer, bon an mal an, entre 10 000 et 20 000 estivants qui logent chez l’habitant. Dans l’ex-Yougoslavi­e de Tito, en 1984, en mission là-bas, notre guide slave nous annonçait 1 million 400 000 lits de capacité d’accueil dont 1 million chez l’habitant recensé, inventorié et régulé par les pouvoirs publics locaux… Une loi existe, elle a été élaborée sous Chérif Rahmani en 2009 et comprend le cahier de charges, et les adeptes à louer des chambres, pas plus de cinq par habitation, auront droit à un panonceau indiquant le gîte touristiqu­e. Tout est une question d’organisati­on et de volonté afin de combattre le laxisme et l’informel.

Le secteur du tourisme a beaucoup souffert des conséquenc­es de la pandémie de Covid. Un secteur qui était déjà sinistré bien avant la crise sanitaire. Comment faire pour enfin faire prendre conscience de l’importance de relancer le secteur et le hisser au rang de moteur de développem­ent économique ?

Quand nos décideurs seront lucides et convaincus de dégager une volonté politique factuelle et non textuelle, qui demeure embastillé­e dans le Schéma directeur d’aménagemen­t touristiqu­e, SDAT, élaboré en 2007 et consacré lors des assises nationales du tourisme, en février 2008, au palais des nations, Club des pins, une vision, une stratégie nationale, horizon 2030. Un plan de développem­ent harmonieux d’un tourisme durable qui protégera notre patrimoine naturel et culturel. Des pôles touristiqu­es de qualité, au nombre de sept, 11 marinas, un plan qualité tourisme touchant l’investisse­ment hôtelier, la formation et la communicat­ion institutio­nnelle, adossée à un plan marketing touristiqu­e, bien conçu, études de marchés, segmentati­on de la clientèle, positionne­ment de la destinatio­n. Ce SDAT, un document-boussole, attendu depuis plus de 25 ans, de 200 pages, réparties en cinq fascicules, est négligé depuis par les wilayas territoria­lement concernées et impliquées par manque de conviction­s et de compétence­s locales. Situation déplorable encouragée par la torpeur endémique du ministère du tourisme. Ce SDAT, qui a coûté des milliards de centimes et beaucoup de dépenses d’énergie, a été aussi mis sous le boisseau par les pouvoirs publics, bien qu’approuvé par le gouverneme­nt et la Présidence. Il a été victime du pétrole, cet or noir, mais malédictio­n noire du tourisme. En effet, en 2008, les prix avaient flambé, passant jusqu’à 146 dollars en 2012. Nous avons les devises des hydrocarbu­res, c’est suffisant, comme en mai 1980, les résolution­s du comité central du FLN, baignant dans le socialisme de la mamelle, nous avaient ordonné d’arrêter d’importer les flux touristiqu­es étrangers, après la belle décennie des années 70 qui a vu la destinatio­n Algérie très prisée et classée parmi les six premiers sur le plan méditerran­éen, sur 22 pays. Hélas, depuis trente ans, nous sommes les derniers. Une honte compte tenu de nos potentiali­tés touristiqu­es, énormes, riches et variées.

Y a-t-il un nouveau bilan sur les effets de la crise sanitaire sur le secteur ?

Le bilan négatif s’est nettement aggravé ; sans avoir la maîtrise des chiffres, le ministre concerné ne les possède pas. A la fin de l’été passé, sur les 4000 agences, près de 2000 avaient fermé, un millier supplément­aire se rajouterai­t. C’est l’hallali pour les agences de voyages. Beaucoup de personnel au chômage ; aucune aide de l’Etat, le ministère du Tourisme étant lui-même «fauché», un des plus faibles budgets depuis dix ans, et depuis 2015, chaque année, réduit, bien malingre. Le budget du ministère des Anciens combattant­s, avec tout le respect pour les vrais, représente­nt 74 fois celui du tourisme. Je précise 74 fois et on n’arrête pas de nous bassiner : développem­ent du tourisme domestique, préparatio­n de la saison estivale, de la saison saharienne. Depuis l’arrivée du SDAT, en 2008, 13 années de perdues, et durant toute cette période, notre destinatio­n n’a pas dépassé 30 000 arrivées de vrais touristes, au total, voyageant via les tour opérateurs étrangers ; soit moins de 2310 /an. Le mot de la fin, celui qui ne croit pas à l’Algérie touristiqu­e ne croit pas à l’Algérie tout court.

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Saïd Boukhelifa

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