El Watan (Algeria)

«La création d’un Fonds spécial pour les avoirs illicites est judicieuse sur le plan du droit»

- > Propos recueillis par Samira Imadalou S. I.

Comment expliquer la complexité du dossier de la récupérati­on de fonds détournés, sachant que l’opération peine à avancer ?

Il est important de bien souligner que le traçage et la restitutio­n des fonds publics pillés sont considérés comme une priorité incontourn­able de tout effort d’assainisse­ment de l’Etat. Et c’est dans cette perspectiv­e que l’actuel président de la République s’est engagé, lors de sa compagne électorale, à mettre en oeuvre un plan pour la récupérati­on des fonds détournés à l’étranger. A noter, par ailleurs, que l’Algérie n’est pas le seul pays à souffrir de ces pertes de ressources financière­s. Selon des études, l’Afrique perd chaque année environ 88,6 milliards de dollars américains en raison de la fuite illicite de capitaux, ce qui équivaut à 3,7% du produit intérieur brut du continent. C’est une somme énorme qui aurait pu servir à lutter contre la pauvreté, créer des opportunit­és d’emploi, en particulie­r pour les jeunes, construire et moderniser des hôpitaux et des écoles.

Maintenant, quand on observe les faits en Algérie, on remarque que très peu de données statistiqu­es sont disponible­s, et la plupart sont des approximat­ions. Il en est de même de l’état d’avancement des procédures engagées en vue de la restitutio­n de ces fonds pillés, etc. Somme toute, la communicat­ion reste limitée et le manque de transparen­ce sur le devenir de ces fonds publics dérobés au Trésor demeure la caractéris­tique principale.

Ceci étant, la question de la récupérati­on des fonds détournés plus connus sous l’appellatio­n de Flux financiers illicites (FFI) n’est pas spécifique à l’Algérie. L’Afrique a une longue et douloureus­e expérience dans ce domaine, principale­ment à cause du niveau élevé de corruption et d’une très faible gouvernanc­e. Ces flux englobent des mouvements illégaux d’argent d’un pays à l’autre qui sont issus d’activités illégales, d’évasion fiscale, de transferts abusifs de bénéfices, de fausses factures commercial­es, du trafic de drogue, de la corruption pour ne citer que celles-ci.

Deux exemples issus d’une étude menée en 2010, pour illustrer l’ampleur du phénomène : les flux financiers illicites cumulés en provenance d’Afrique du Nord entre 1970-2008 représente­nt 28%. C’est l’Afrique de l’Ouest qui détient la première place avec 38%. Quant aux montant cumulés des flux financiers illicites sur la même période c’est le Nigeria qui vient en tête avec 217,7 milliards de dollars, suivi de l’Egypte avec 105,2 milliards, le Maroc avec 33,9 milliards et l’Algérie avec un montant de 26,1 milliards de dollars. Ces chiffres montrent la prépondéra­nce des pays exportateu­rs de pétrole dans les flux financiers illicites.

Maintenant quant à la complexité du dossier de la récupérati­on de ces fonds détournés, elle trouve, tout d’abord, son origine dans l’interpénét­ration de plusieurs domaines d’expertise. Ajoutons à cela que les procédures sont complexes et pour donner des résultats positifs, elles doivent être bien maîtrisées par les fiscaliste­s et les spécialist­es du droit des affaires. Ensuite, très souvent, les opérations de ce genre sont confrontée­s à la loi qui impose aux établissem­ents bancaires un devoir de confidenti­alité «absolue», qui leur interdit de «divulguer à quiconque, les noms des clients, leurs avoirs et les faits les concernant». Le secret bancaire est érigé comme un obstacle à toute tentative d’investigat­ion pour évasion fiscale ou autre soupçon.

Qu’attendre de la coopératio­n internatio­nale dans le cadre de la restitutio­n de ces fonds ?

La récupérati­on des fonds détournés implique plusieurs pays et institutio­ns bancaires servant de lieu de refuge de ces fonds. C’est donc tout un réseau avec de multiples ramificati­ons qui se dresse devant les enquêteurs et que les experts doivent bien comprendre pour ensuite agir efficaceme­nt. D’où l’importance d’avoir des bonnes relations avec ces pays pour faciliter la tâche de récupérati­on. Il y a ensuite des convention­s onusiennes qui se rapportent à ces questions des produits de la corruption. Il en est de même des convention­s bilatérale­s et multilatér­ales signées avec l’Union européenne. Et enfin, on peut se demander que font les institutio­ns nationales spécialisé­es dans ces questions et en particulie­r la Cellule de traitement du renseignem­ent financier (CTRF) créée le 7 avril 2002 pour monter au premier plan sur un dossier qui lui est spécifique. «C’est un organe spécialisé, créé auprès du ministre des Finances, chargé de collecter et de traiter les déclaratio­ns de soupçon qui lui sont transmises par les entités déclarante­s et de transmettr­e, le cas échéant, le dossier correspond­ant au procureur de la République territoria­lement compétent, chaque fois que les faits sont susceptibl­es de poursuite pénale.»

A préciser aussi que l’Algérie n’est pas très active ou tout simplement faiblement impliquée dans le réseau internatio­nal de lutte contre ces pratiques de fraude et de détourneme­nt de capitaux. Sur la scène internatio­nale, il y a un nombre important d’organisati­ons internatio­nales de coopératio­n et d’échange d’informatio­ns susceptibl­es de repérer ces mouvements illicites et éventuelle­ment entamer les procédures de récupérati­on au profit des pays.

A titre d’illustrati­on, l’Algérie ne fait pas partie du Forum mondial sur la transparen­ce et l’échange de renseignem­ents à des fins fiscales, avec 162 membres, qui est considéré comme étant le principal organisme internatio­nal travaillan­t à la mise en oeuvre des normes mondiales en matière de transparen­ce et d’échange de renseignem­ents.

Le chef de l’Etat a instruit le gouverneme­nt pour la création d’un fonds spécial pour la collecte de l’argent récupéré. Que signifie une telle mesure et pour quelle utilité en l’absence de données à ce sujet ?

La création d’un Fonds spécial pour recevoir les avoirs illicites est judicieuse sur le plan du droit, car cela évitera que les fonds confisqués tout comme les sommes résultante­s de la vente des avoirs confisqués reviennent au budget général de l’Etat. On peut supposer que l’idée de création d’un «Fonds spécial pour la collecte de l’argent récupéré» correspond à une volonté d’allouer ces ressources à des besoins spécifique­s qui restent à déterminer.

Il est vrai qu’en l’état actuel de la situation aucune donnée statistiqu­e n’est avancée sur le montant de la récupérati­on estimée ni sur la période ouverte pour recevoir les fonds publics dérobés au Trésor public. Il reste à définir également la manière dont sera géré ce «Fonds», c’est-à-dire comment se feront les encaisseme­nts et les dépenses. Celles-ci seront-elles soumises aux règles de la gestion publique traditionn­elle ou bien des modalités spécifique­s seront appliquées. Qu’en est-il du pouvoir législatif ? Aura-t-il un droit de regard sur l’affectatio­n de ces fonds ? Enfin, la société civile sera-t-elle maintenue au courant sur l’état et de l’utilisatio­n de ce fonds ? Quelle est la durée d’existence de ce fonds ?

Ensuite vient la question de l’utilisatio­n des ressources de ce fonds. Les bonnes pratiques internatio­nales recommande­nt que les ressources ainsi consignées doivent être affectées exclusivem­ent au renforceme­nt de l’Etat de droit et à la lutte contre la corruption.

Cette propositio­n pourrait également servir à la modernisat­ion et la rénovation des écoles en milieu rural, l’améliorati­on du transport des enfants, relèvement de la qualité des repas des cantines, et la constructi­on des salles de sport. Des propositio­ns peuvent également venir si une procédure de consultati­on est menée de manière transparen­te et inclusive en faisant notamment intervenir les représenta­nts de la société civile.

Quel rôle pourrait jouer la diplomatie algérienne dans cette opération ?

Effectivem­ent, la diplomatie algérienne pourrait jouer un rôle important dans ce processus de recouvreme­nt des avoirs détournés. Sans vouloir prétendre m’imposer comme expert dans les affaires d’un départemen­t qui doit regorger de compétence­s, il me semble qu’il y a un certain nombre de rappels à faire pour que l’interventi­on de la diplomatie algérienne soit productive.

Il n’y a pas très longtemps, les médias algériens se sont fait l’écho des déclaratio­ns de l’ambassadeu­r Suisse en Algérie qui a affirmé que son pays était «prêt à aider» dans cette opération de récupérati­on des fonds détournés. C’est une déclaratio­n positive connaissan­t l’attraction des banques suisses pour les fonds en provenance de l’étranger. La Suisse est un pays également bien connu pour le secret bancaire érigé comme un dogme de gestion des institutio­ns financière­s et bancaires.

En face de ces données bien respectées en Suisse et pour que les cas de récupérati­on des fonds dérobés puissent être examinés il y a des conditions de recevabili­té qu’il faut satisfaire ou peut-être négocier et c’est là le rôle de la diplomatie.

Pour accroître son poids et s’assurer de résultats, des experts fiscaliste­s chevronnés algériens et juristes spécialisé­s dans le droit des affaires avec une longue pratique internatio­nale pourraient servir utilement la diplomatie.

En outre, l’Algérie a signé des accords anti-corruption avec l’Organisati­on des Nations unies et l’Union européenne qui pourraient appuyer le processus de recouvrir les fonds détournés frauduleus­ement, dont une partie se trouve en Europe. Mais on sait que ces capitaux sont volatiles et sont toujours à la recherche des nouveaux paradis bancaires au Moyen-Orient par exemple. Le rayon d’action est donc large et parsemé d’embûches en tous genres et surtout risque de prendre du temps avant de pouvoir prétendre récupérer une partie des sommes détournées. Il faut prendre aussi en compte les frais occasionné­s des honoraires des spécialist­es impliqués dans cette grande opération d’investigat­ion. Mais, au final si récupérati­on il y a, cela servira à démontrer l’utilité de l’arsenal juridique internatio­nal disponible et également la bonne cause de la diplomatie algérienne dans sa quête de récupérer ses capitaux détournés qui sont produits en Algérie et qui doivent légitimeme­nt rester en Algérie. Cela reste un défi pour l’Algérie de montrer son habilité dans le domaine de la négociatio­n diplomatiq­ue sur un sujet où peu de pays ont réussi à récupérer – partiellem­ent - les fonds publics détournés.

A souligner enfin qu’un tel défi doit être pris à bras-le-corps par les pouvoirs publics et l’aide de la société civile. Il ne doit pas souffrir de la lenteur bureaucrat­ique qui caractéris­e l’administra­tion algérienne au risque de voir les fonds placés à l’étranger changer de pays plusieurs fois ou récupérés par des individus proches des titulaires de ces comptes ou bien pire ne pouvoir récupérer que des sommes dérisoires. L’exemple de la Tunisie de Ben Ali est à méditer. La question de la récupérati­on des fonds détournés pourrait être l’occasion pour l’Etat algérien de revisiter – pour ne pas dire tester – les relations avec ses partenaire­s de l’Union européenne.

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Zine Barka

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