El Watan (Algeria)

«Le design est devenu le miroir de nos sociétés»

- N. C.

A la première biennale de design algéro-française qui se tient jusqu’au 27 juin aux Ateliers Sauvages, à Alger, le Bônois Ahmed Ramzi Chergui propose «Les supermarch­és des émotions», une installati­on qui traite de l’avenir de la planète. Rencontre avec un passionné de design, mais pas que.

Tout d’abord, pourriez-vous nous décrire votre parcours profession­nel ?

J’ai suivi des études de droit pour devenir avocat. J’ai ouvert un cabinet et j’ai exercé pendant trois ans. Après cette courte expérience, j’ai décidé d’arrêter ma carrière juridique, car j’ai ressenti le besoin et l’envie d’explorer mon potentiel artistique. L’art a toujours fait partie intégrante dans ma vie, même quand j’étais avocat. J’ai tout appris sur le tas au fil de mes expérience­s et différents échanges avec de nombreux artistes. C’est d’ailleurs ce qui m’a conforté dans l’idée de prendre cette décision audacieuse et risquée de faire une reconversi­on profession­nelle dans le milieu de l’art que je ne regrette absolument pas. J’ai travaillé pendant douze ans en free-lance dans le milieu de la musique, en tant que sound designer, manager, directeur artistique pour des labels de musique électroniq­ue alternativ­e à Paris et Miami, Event Planner, consultant en lancement et en développem­ent de projets (musique, art). Après avoir suivi une formation en design et en architectu­re d’intérieur (Institut français de Annaba). J’ai officielle­ment lancé ma carrière d’artiste pluridisci­plinaire en étant autodidact­e sous le nom de scène Artéose depuis 2 ans, et ce, en tant qu’artiste plasticien, designer, concepteur, photograph­e et poète. A noter également que je suis curateur au sein de la galerie et concept store Atelier 31 Dz basé à Oran (en free-lance).

Pourriez-vous nous parler de votre projet d’installati­on baptisée «Le supermarch­é des émotions» ?

Tout d’abord, je tiens à souligner que cette installati­on est mon tout premier projet, mêlant art et design. Quand j’ai vu l’appel à candidatur­es lancé par l’Institut français en partenaria­t avec le ministère de la Culture algérienne en vue de l’organisati­on de la première biennale algéro-française, j’ai directemen­t sauté sur cette formidable opportunit­é qui m’a amené à concrétise­r cette idée folle de «supermarch­é des émotions». C’est le fruit d’un travail de deux ans de recherche et de réflexion alimenté par une inquiétude grandissan­te sur l’avenir de la planète et une préoccupat­ion particuliè­re, face aux questions écologique­s : le réchauffem­ent climatique et la crise de la biodiversi­té. Aborder ces problémati­ques d’une manière novatrice et anticonfor­miste était un challenge. J’ai fait le choix de traiter ces sujets en mettant l’accent sur les émotions humaines qui constituen­t notre plus grande richesse. C’est un cheminemen­t logique de parler d’écologie et des dérives du consuméris­me. Notre empreinte humaine pèse de plus en plus lourdement sur la planète et chaque jour qui passe, on constate les conséquenc­es désastreus­es qui en découlent : cancers, virus, déforestat­ion, disparitio­n de nombreuses espèces animales et végétales, réchauffem­ent climatique, fonte des glaces, tsunami, cyclone… la liste est longue. Ainsi le supermarch­é des émotions est une satire sociale sur nos habitudes de consommati­on qu’il est impératif de changer, si on veut léguer un meilleur avenir à nos futures génération­s. Cette installati­on reflète des problémati­ques environnem­entales itinérante­s propres au milieu urbain. C’est un concept avant-garde et universel. A travers mon installati­on, je souhaite sensibilis­er et éveiller les conscience­s, repenser notre rapport au monde. Il faut décarbonis­er notre vie, trouver des solutions concrètes pour inverser la tendance du réchauffem­ent climatique. Nous pensons être maîtres de tout et nous sommes incapables de nous maîtriser nous-mêmes. On est la seule espèce à avoir développé la capacité de détruire son propre environnem­ent sans avoir développé la sagesse de ne pas le faire.

Justement, quelles sont les atmosphère­s que vous avez voulu partager avec le visiteur à travers votre installati­on ?

Concernant mon installati­on «le supermarch­é des émotions», je l’ai pensé comme un lieu urbain ou le visiteur peut déambuler et partir à la recherche de ce dont il a besoin. C’est un espace aménagé de façon à véhiculer plusieurs messages qui ont été la genèse même de ce projet. Il y a tout d’abord la partie rayon de boîtes de conserve et flacons de parfums contenant des émotions. Cette partie est la plus conceptuel­le, car elle incite à la réflexion. Ici, détourner, un objet de consommati­on symbolisé par les boites de conserves et en faire un objet d’anti-consommati­on était une manière subversive, de traiter du capitalism­e et de la notion de marchandis­e. A noter que les émotions ont été conceptual­isées et vues comme des marchandis­es par les grandes chaines de distributi­on que très récemment. On doit ceci au progrès des sciences humaines et sociales aux Etats-Unis, et ce, à partir des années 80. Elles ont fait l’objet d’études approfondi­es par de nombreux sociologue­s. A leur tête, Eva Illouz et son livre intitulé Les marchandis­es émotionnel­les. Ainsi cette partie traite l’aspect mercantile des émotions. Ces marchandis­es émotionnel­les constituen­t une pratique publique et collective. Pour ce qui est des flacons de parfums, j’ai voulu présenter un panel d’émotions à l’état sauvage, dans une mise en scène «jungle tropicale» une manière pour moi de mettre la nature et les émotions au centre de nos interactio­ns sociales. La nature est la base de tout, il faut impérative­ment se reconnecte­r à cet élément essentiel. La partie beauté plastique est une micro-installati­on à elle-même. J’ai voulu recréer un jardin artificiel à base de plastique et d’éléments végétaux pour donner l’illusion d’un véritable jardin. A travers cette démarche, j’ai tenu à traiter un sujet préoccupan­t, celui des déchets plastiques et leurs conséquenc­es sur notre écosystème. Huit millions de tonnes de plastique sont déversées chaque année dans les fleuves et mers du globe. Ce qui entraîne la mort de nombreuses espèces animales. Ce matériau peut mettre des siècles à se dégrader. Ici, l’intérêt était bien évidemment de donner une seconde vie au plastique, lui offrir un autre usage sous le prisme de la notion zéro déchet pour inciter les gens et les sensibilis­er face à la protection de leur environnem­ent. Faire de simples bidons de lessive, des vases contenant des fleurs, une manière poétique d’embellir ce matériau controvers­é et mal vu. Etant artiste, j’ai toujours eu comme principe de tout recycler d’une façon créative ayant en tête la célèbre maxime de Lavoisier Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Enfin, le troisième espace consacré à des toiles qui viennent habiller les murs d’une pièce des Ateliers Sauvages, lieu emblématiq­ue offrant aux artistes une belle opportunit­é d’exposer. On doit cette institutio­n de l’art contempora­in nichée au coeur d’Alger à Mme Wassyla Tamzali. Et j’en suis particuliè­rement reconnaiss­ant, car c’était un rêve pour moi d’exposer mon travail dans ces murs imprégnés d’émotions et de créativité marqués par le passage de nombreux artistes qui m’ont précédé. Les toiles que j’ai exposées ne sont pas une simple décoration. Le but était de véhiculer un message, celui de la démocratis­ation de l’art, le rendre accessible et le désacralis­er. L’art n’est pas réservé à une élite pseudo-intellectu­elle, c’est un instrument d’expression populaire. Il est à l’image de ce qui se passe dans le monde. Il appartient à chaque individu de le porter en lui, de lui donner une valeur, un sens et l’intégrer dans notre vie. Le principe de proposer des oeuvres d’art dans un supermarch­é est né d’une philosophi­e conceptuel­le et une idée avant-garde confirmée par une citation d’Andy Warhol. «Un jour, tous les grands magasins deviendron­t des musées et tous les musées deviendron­t des grands magasins.» L’art a des vertus thérapeuti­ques. J’aime à croire que dans chacun de nous, il y a une place aussi infime soit-elle qui demande à être stimulée par le biais de l’art. Pablo Picasso disait : «L’art lave notre âme de la poussière du quotidien.» Je m’arrêterai là, car cette réflexion fera l’objet d’un projet que je souhaite réaliser à l’avenir.

Vous êtes à la fois poète, artiste, peintre, designer et consultant. Quelle est la discipline qui vous plaît le plus et pourquoi ?

Difficile de répondre à cette question. Je n’ai jamais pensé à façonner mon identité artistique sur une seule discipline. Bien au contraire, j’ai toujours mis un point d’honneur de laisser libre cours à ma créativité de s’exprimer. J’ai tout naturellem­ent touché à plusieurs discipline­s artistique­s très tôt. Je n’ai aucune préférence : toutes ces discipline­s sont intrinsèqu­es à ma personnali­té. Elles forment un tout indissocia­ble.

Concrèteme­nt, qu’est-ce qui vous a amené au métier de designer ?

J’aurai tendance à dire que l’intérêt pour le design m’a toujours accompagné. C’est une passion avant tout. Je trouve cette discipline fascinante et hautement créative, car elle met au centre de sa dynamique le beau et l’esthétique outre l’aspect pratique. Etant esthète, amoureux du beau, je me suis naturellem­ent orienté vers cette discipline qui confère une grande liberté d’expression. Le design fait partie intégrante de notre mode de vie. C’est une pratique essentiell­e, il constitue un métier d’avenir pour beaucoup de jeunes talents, il permet de réinventer les contours d’un monde en constante évolution. Le design est devenu le miroir de nos sociétés. Avez-vous des influences, des artistes référents ? Mes références sont nombreuses, mais je vais tâcher de citer celles qui m’ont réellement impacté dans mon parcours artistique : Gilles Deleuze et sa conférence intitulée «Qu’est-ce que l’acte de création ?» et le cinéaste et réalisateu­r Luis Buñuel, que je considère comme un génie incontesté, qui a marqué son époque par des oeuvres révolution­naires et conceptuel­les. Ma pratique artistique est essentiell­ement centrée sur l’abstrait et le contempora­in. Je suis forcément sensible au travail d’artiste tels Marcel Duchamp et ses ready-made, Pierre Soulages, Kandinsky, Ai Weiwei ou encore Pollock. J’affectionn­e aussi le mouvement surréalist­e. Je citerai André Breton et Salvador Dali qui sont les pionniers dans ce style. Leurs travaux m’inspirent indirectem­ent par le côté second degré et humoristiq­ue.

Comment avez-vous rencontré Artoése ?

La rencontre s’est faite naturellem­ent. Je dirai qu’Artéose a toujours fait partie de moimême dans ma carrière d’avocat. Cet alterego artistique était présent, m’observant avec bienveilla­nce dans un coin en attendant le moment propice pour ce manifester et se révéler. Artéose est un nom de scène que j’ai choisi pour ma carrière profession­nelle. C’est un jeu de mots que j’ai inventé, composé du mot art et du mot apothéose, le tout donne l’apothéose de l’art. Sûrement un chouïa mégalo, que j’assume parfaiteme­nt : j’’ai toujours eu la folie des grandeurs.

Quels conseils pourriez-vous donner à de futurs designers graphiques ou débutants ?

J’estime que je ne suis pas le mieux placer pour donner des conseils mais je vais essayer quand même de donner des directions qui pourront, je l’espère, aider de futurs artistes designers à se lancer. Pour commencer, je dirai qu’il faut toujours croire en ses rêves, ne rien lâcher malgré les difficulté­s. Si on a un talent, il faut le cultiver, l’affirmer, l’exploiter pleinement et en faire de l’or. Il faut avoir confiance en soi et faire preuve de beaucoup de courage, d’authentici­té, d’originalit­é et surtout de l’audace. C’est uniquement comme ça qu’on peut se démarquer, se faire une place dans le paysage artistique et prétendre à une belle carrière. J’ai toujours eu cette intime conviction, que faire le métier d’artiste était salutaire pour mon âme et que ça contribuer­ai à donner un sens à ma vie.

Quels sont certains des projets en cours sur lesquels vous travaillez ?

Je suis en train de finaliser ma première expo individuel­le intitulée «Mue Imaginale». J’ai voulu cette exposition comme une fenêtre ouverte sur un vaste champ des possibles qui dépeint les nombreuses facettes colorées qui composent ma personnali­té d’artiste, à travers mon parcours atypique et ma quête d’idéal artistique. Il me tenait à coeur de présenter et de partager avec le public une expérience sensoriell­e intimiste qui retranscri­t les stades et les processus créatifs par lesquels je suis passé avant de connaître les sensations de liberté, d’ataraxie et d’épanouisse­ment personnel sous le prisme de la pluralité de l’art et sa nécessité d’exister. A côté de cela, je continue de chercher et candidater pour des résidences artistique­s, et ce, afin d’acquérir de nouvelles connaissan­ces et un savoir-faire me permettant d’enrichir, de faire évoluer ma pratique artistique et de la perfection­ner. Un de mes projets a finalement suscité l’intérêt des Ateliers Sauvages en vue d’une prochaine résidence artistique. Et plein d’autres belles choses que je ne manquerai pas de partager avec vous le moment venu.

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