40% des bénéfices étrangers detournés vers les paradis fiscaux
Les multinationales et l’évasion fiscale
Alors que la plupart des économies du Sud, à la croisée des chemins, sont en guerre avec l’impact dévastateur de la crise sanitaire, les riches, censés agir pour que tous les pays disposent de ressources suffisantes afin de financer des services publics de qualité et pour créer une économie plus résiliente après la Covid-19, semblent, eux, le célébrer. En témoigne le nouvel accord visant à introduire un impôt minimum mondial d’au moins 15%, joyeusement scellé par les dirigeants du G7.
Pensant pouvoir y trouver une oreille attentive afin de venir à bout de l’un des aspects les plus toxiques de la mondialisation ; l’évasion fiscale des multinationales qui, chaque année, entraîne des pertes de revenus d’au moins 240 milliards de dollars, les institutions et ONG internationales militant pour l’équité fiscale, à leur tête la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT), seront, une fois encore, dépitées : «Si un accord historique avait été conclu aujourd’hui, les bénéfices mondiaux de toutes les multinationales auraient été imposés en fonction de leurs activités réelles dans chaque pays – c’est-à-dire en répartissant les bénéfices mondiaux des multinationales entre les différents pays en fonction des facteurs-clés qui génèrent des bénéfices : l’emploi, les ventes et les actifs. On aurait aussi vu l’introduction d’un ambitieux impôt minimum mondial de 25% sur les multinationales, mettant fin à la concurrence fiscale dommageable entre les pays et réduisant l’incitation des multinationales à déplacer leurs bénéfices vers des paradis fiscaux», espérait la commission, basée au Mexique. Malheureusement, ce n’est, apparemment, pas le cas. Car, «l’accord du G7 visant à introduire un impôt minimum mondial d’au moins 15% est insuffisant pour générer des revenus significatifs tant pour le Nord que pour le Sud. En outre, il reflète le choix des autres pays du G7 de trouver une solution pour satisfaire les préférences des paradis fiscaux et protéger leurs propres multinationales, plutôt que de suivre le leadership américain. Un taux d’imposition de 15% est proche de celui des paradis fiscaux, comme l’Irlande et la Suisse», déplore l’ICRICT dans une déclaration transmise à notre rédaction par Lamia Oualalou, responsable des relations extérieures.
PEUT MIEUX FAIRE...
Aux yeux des fiscalistes, auteurs du document, un véritable leadership exige que «les pays du G7 et du G20 s’engagent de manière beaucoup plus ambitieuse, comme l’ont fait les États-Unis». Appelant les dirigeants du G7 et du G20 d’«aller au-delà de ce qui est le minimum mondial final convenu dans le cadre inclusif du G20/OCDE et s’engager unilatéralement à introduire un impôt minimum beaucoup plus élevé, d’au moins 21%, comme le proposent les États-Unis», les experts de l’ICRICT qui oeuvrent en faveur de solutions fiscales justes, efficaces, durables et favorables au développement, recommandent, en outre, de veiller à ce que «davantage de bénéfices mondiaux des multinationales soient réaffectés à l’aide d’une formule, comme le demandent les économies émergentes représentées par le G-24». D’autant que les pays du Sud, les plus touchés par l’évasion fiscale des multinationales, dépendent davantage des revenus des entreprises. «Un taux d’imposition minimum mondial de 15% est bien trop faible pour mettre fin à la course au moins-disant fiscal en matière d’impôt sur les sociétés et pour lutter efficacement contre les paradis fiscaux. Une fois qu’un plancher mondial aura été convenu, les pays du G7 et du G20 devront aller au-delà de ce minimum mondial et s’engager unilatéralement à introduire un minimum beaucoup plus élevé, d’au moins 21%. Il est également impératif que les recettes supplémentaires générées par un impôt minimum mondial soient partagées équitablement entre les pays d’origine des multinationales, comme les États-Unis, et les pays en développement d’où proviennent les activités - maind’oeuvre et matières premières», plaide, à juste titre, Jose Antonio Ocampo, professeur à la Columbia University et président de l’ICRICT. Pour son collègue, Jayati Ghosh, professeur d’économie à l’université du Massachusetts à Amherst, «les augmentations massives des bénéfices de certaines multinationales pendant la pandémie, qui n’ont guère été suivies de hausses d’impôts correspondantes ou à peine, montrent l’urgence d’une réforme du système fiscal international. Une mesure simple et équitable serait d’introduire un taux d’imposition minimum mondial raisonnablement élevé, de 21% ou plus. Cela contribuerait grandement à faire payer aux multinationales leur juste part, au même titre que les entreprises domestiques. Une taxe minimale mondiale de 15%, telle qu’annoncée par le G7 manque totalement d’ambition». Abondant dans le même sens, le Pr Joseph E. Stiglitz, de Columbia University, jugera crucial que des nations, telles que les grands pays européens, «prennent un engagement plus ambitieux, comme le font les États-Unis, pour aller au-delà de ce minimum mondial. Un impôt minimum de 21% adopté par le G7 (et, mieux encore, par le G20 cet été), combiné à l’adoption généralisée d’un minimum d’au moins 15% par d’autres pays, garantirait que la grande majorité des bénéfices des entreprises dans le monde contribue à fournir les revenus dont nous avons désespérément besoin au sortir de la pandémie». Et si Thomas Piketty, professeur à l’École d’économie de Paris mettra l’accent sur «l’impact concret sur le budget de la santé d’un impôt sur les bénéfices des multinationales à l’étranger de 15% ou 25%», l’ex-députée du Parlement européen, Eva Joly, estime que «les experts de l’ICRICT s’accordent à conclure que les recettes supplémentaires générées par un impôt minimum mondial doivent être partagées équitablement entre les pays d’origine des multinationales et les pays en développement, d’où proviennent les activités ; main-d’oeuvre et matières premières. Un taux d’imposition minimum mondial proche de 21% pourrait générer 640 milliards de dollars.
UN SYSTÈME FISCAL DÉSUET
Tel que soutenu par l’ICRICT, un accord international sur un taux minimum de 25% permettrait à l’Union européenne (UE) d’augmenter ses recettes fiscales de 170 milliards d’euros en 2021, soit une augmentation de 50% des recettes de l’impôt sur les sociétés perçu aujourd’hui et l’équivalent de 12 % des dépenses totales de santé de l’UE. Au niveau mondial, l’évasion fiscale détourne 40% des bénéfices étrangers des multinationales vers les paradis fiscaux. C’est dire que depuis l’éclatement des scandales mondiaux des paradis fiscaux, la communauté internationale, engagée dans d’intenses débats sur les injustices fiscales, n’a, décidément, pas trouvé, jusqu’à l’heure, la juste manière de combattre les écarts de conduite des multinationales. Les gouvernements, qui revendiquent l’amélioration de l’interaction entre les politiques internationales relatives à la fiscalité, laissent déduire l’ICRICT, doivent plutôt traiter le mal à la racine, autrement dit agir chez eux d’abord. En effet, comme l’explique si bien Messaoud Abda, expert international en criminalité financière, en conformité et gouvernance : «Tous les gouvernements qui luttent contre l’évasion fiscale et l’évitement fiscal abusif refusent d’admettre que le premier facilitateur des paradis fiscaux est leur propre système fiscal, dont la structure date des années 1970.» Pourtant, s’étonne-t-il, «on a une économie globale, de la téléphonie intelligente, du Big Data, des voitures électriques et de la nano-chirurgie, mais il semble qu’on soit incapable de réformer et mettre à jour notre système fiscal, qui est en déphasage avec notre évolution actuelle. On subit ainsi un outrage éthique lorsque des multinationales payent moins d’impôts que le citoyen que nous sommes, l’équité fiscale n’est alors plus garantie et cela devient une problématique de leadership politique». L’évitement fiscal et les paradis fiscaux que Pr Abda considère et assimile à une véritable industrie érigée en place par les pays riches, leurs multinationales et réfugiés fiscaux restent complexes et sont «par simplification réduits à une chose opaque, secrète et nébuleuse, pour, justement, ne pas avoir à l’expliquer». Ensuite, expertise-t-il encore: «On généralise la présence du crime organisé, de la corruption et de la fraude de façon massive dans les paradis fiscaux, ce qui n’est pas réaliste, sinon les plus grands régimes de retraite de ce monde, contraints par leurs structures de gouvernance, ne pourraient pas investir dans les fonds offshore.»w