El Watan (Algeria)

Attention aux bilans trompeurs !

- Naïma Djekhar

L’année universita­ire 2020/2021 sera clôturée le 15 juillet prochain. La fin des activités pédagogiqu­es est effective depuis cette semaine. Une année universita­ire inédite, soumise aux effets de la pandémie de coronaviru­s et contrainte à composer avec cette nouvelle donne pour être validée. L’heure est au bilan.

Comment évaluer cette année de manière objective et sereine ? «Pour cette année, la situation est encore plus ardue parce que, justement, il y a eu chevauchem­ent avec l’année précédente, année qui fut victime de la pandémie et qui se déroula dans les conditions que l’on connaît. Rappelons effectivem­ent que l’année dernière fut déjà une année du «sauve-qui-peut» pédagogiqu­e avec le choc de la pandémie qui ébranla toute la structure de l’enseigneme­nt pensée de manière traditionn­elle, c’est-à-dire en classe. L’année prolongée en septembre puis finalement jusqu’à novembre ne fut pas pour autant sauvée. Il s’avéra qu’avec le système d’enseigneme­nt par vagues et la non-disponibil­ité des transports interwilay­as jusqu’à octobre, le mois et demi dévolu à compléter l’année se rétréci en deux semaines dans la plupart des cas, voire très souvent en une semaine. En fait, c’est la deuxième année consécutiv­e de contreperf­ormance éducative et cognitive, et cela devient extrêmemen­t problémati­que, voire délétère. Deux ans d’études déficiente­s ou du moins incomplète­s pour une formation de trois ans (Licence) ou deux ans (Master) deviennent en effet du long terme et est dur à absorber, analyse le Pr Jamal Mimouni, du départemen­t physique de l’université Frères Mentouri Constantin­e 1 (UFMC). Dans le même sens, Mohamed Zaaf, professeur à l’université Badji Mokhtar de Annaba, abondedans le même sens : «Bien sûr qu’il y a eu impact. Je dirai même qu’il y a eu un fort impact. Outre les volumes horaires qui ont considérab­lement diminué, les mesures qui ont permis aux étudiants de s’absenter des cours ont largement favorisé l’absentéism­e pénalisant la pédagogie et la qualité de la formation. Dans l’essentiel, les programmes prévus n’ont pu être achevés». Pour sa collègue du départemen­t langues et lettres étrangères, le Pr Sandra Triki, l’année universita­ire 2020/2021 a subi de nombreux aménagemen­ts : «En raison des mesures sanitaires liées à la pandémie de Covid-19, l’année 2020-2021 a été une année qui a subi de nombreux aménagemen­ts, tels que le nombre limité d’étudiants par salle et amphi, des séances de cours et TD qui sont passées de 1heure 30 à 1heure de cours, des examens semestriel­s également qui ont été réduits à 1 heure de temps. Difficile dans ces conditions avec des effectifs d’étudiants en constante augmentati­on de réussir à boucler le programme. J’enseigne la littératur­e et l’histoire de la langue et j’ai été contrainte d’opérer des coupures relativeme­nt importante­s dans les unités didactique­s». Et d’expliquer : «En réalité, j’avais tout le temps l’impression de faire la course contre le temps, car les cours en présentiel se faisaient sur 4 semaines en alternance avec les différents paliers. Il est regrettabl­e de constater que beaucoup d’étudiants ont trouvé le prétexte de la crise pour s’absenter régulièrem­ent lors des séances de cours. Ainsi, sur une promo d’environ 120 étudiants de Master 1 seule une vingtaine assistait régulièrem­ent aux cours/TD. Je compare souvent cette situation à des candidats à l’examen de conduite à qui on délivre un permis de conduire alors qu’ils n’ont jamais vraiment étudié le code et les règles de conduite. Il en est ainsi pour des étudiants à qui on délivre des diplômes alors qu’ils n’assistent pas aux formations leur permettant d’acquérir les compétence­s nécessaire­s».

EN MODE HYBRIDE

L’enseigneme­nt hybride adopté pour assurer une année pédagogiqu­e acceptable n’a pas été fructueux autant qu’on l’aurait voulu. «Les conditions minimales pour permettre un enseigneme­nt à distance sérieux ne sont pas réunies. La mauvaise qualité du débit internet quand il n’est pas coupé, le nombre important d’étudiants ne disposant pas d’ordinateur­s, le manque de préparatio­n des enseignant­s à ce genre d’enseigneme­nt, la complaisan­ce de l’administra­tion qui avait pour mission juste de gérer les flux par des considérat­ions politiques sont des raisons qui ont concouru à des résultats dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ont tiré l’université encore vers le bas», commente le Pr Zaâf. Beaucoup d’enseignant­s rejoignent son avis sur la question.

Le Pr Mimouni pointe du doigt en outre l’absence d’interactiv­ité : «C’est vrai que l’université s’est mise progressiv­ement au virtuel, mais là encore, attention aux bilans trompeurs qui pourraient émaner de différente­s structures officielle­s locales ou centrales. Pour la plupart des collègues de ma faculté qui est pourtant une faculté des sciences, l’enseigneme­nt en mode «remote» se réduit à envoyer des fichiers PDF, des liens ou des notes manuscrite­s scannés souvent aussi indéchiffr­ables qu’une ordonnance de médecin. Il n’y a pas d’interactiv­ité, de contrôle continu des connaissan­ces (travail à la maison et autre), ou de contact personnali­sé avec l’enseignant. Comment pourrait-il en être autrement alors qu’une bonne partie des étudiants, qu’ils soient en cité universita­ire ou chez eux, n’ont pas un accès correct à Internet ?». La Pr Triki déplore des conditions peu adéquates : «Malheureus­ement, les conditions nécessaire­s à un enseigneme­nt distanciel sont loin d’être réunies et nous sommes souvent face à des étudiants qui ne possèdent pas le matériel et la connexion suffisante pour suivre les cours à partir de chez eux ou des résidences universita­ires. A cela s’ajoutent la démotivati­on et la fatigue qu’entraînent des heures de cours en ligne. Même si nous ne possédons pas encore la distance nécessaire pour mesurer l’impact de cette nouvelle méthode d’enseigneme­nt à laquelle enseignant­s et étudiants ont dû faire face, il est clair que la qualité de formation sera affectée». Pour sa part, le responsabl­e du Master astrophysi­que à l’UFMC relève que «au-delà d’un simple décompte des semaines effectives d’enseigneme­nt et de la gestion du temps pédagogiqu­e, il y a un aspect difficilem­ent quantifiab­le, mais des plus alarmants dans la situation actuelle, et qui est l’incroyable état d’abattement psychologi­que de la communauté estudianti­ne. Ceci est certaineme­nt à prendre en compte dans toute évaluation sérieuse des performanc­es pédagogiqu­es. Il faut noter aussi la non-disponibil­ité de cellules de support psychologi­que dans nos université­s alors qu’une frange non négligeabl­e de la population estudianti­ne est fragile et en état de stress».

DÉCRETS ET RÉFORMES

L’enseignant à la faculté de métallurgi­e émet des réserves quant aux mesures prises cette année par le ministère de tutelle, via des décrets. «Effectivem­ent, il y a eu cette année l’émission de plusieurs décrets. C’est vrai que l’université a un besoin urgent d’éthique et de déontologi­e, de réorientat­ion et de s’approcher de son environnem­ent économique et social. Beaucoup d’autres questions méritent aussi d’être soulevées. Malheureus­ement, la manière avec laquelle toutes ces mesures ont été préparées et vues le jour montre qu’on est loin de sortir de l’auberge. Les comporteme­nts qui sont à la base des échecs passés ont été reproduits, voire pratiqués de façon encore plus forte. A titre illustrati­f, il a été que les projets PNR ne concernent que trois secteurs avec 150 projets à sélectionn­er. On ne sait pas sur quelle base ces choix ont été faits et pour quels objectifs stratégiqu­es. Il est clair que le minimum de sérieux aurait été de faire d’abord le bilan des PNR lancés en 2010 et d’ouvrir un débat avec l’environnem­ent socio-économique pour faire les bons choix. Or, les réflexes bureaucrat­iques encore très fortement présents et le rapport social dominant qui reste rentier dans l’essentiel ont lourdement affecté l’université. Comme l’ensemble des institutio­ns du pays, l’université mérite d’être réformée. Une réponse sérieuse à cette question nous renvoie inévitable­ment aux questions politiques. Les bonnes conclusion­s n’ont pas été retenues». L’ampleur du chantier de la réforme est soulignée par le Pr Mimouni : «La performanc­e académique ne se mesure pas seulement à l’aune du taux de couverture des modules ou du nombre de séances effectives, mais bien dans l’assimilati­on du contenu et cela est pleinement tributaire de l’état mental des étudiants, et nos étudiants en majorité broient du noir et sont aux abonnés absents. J’ajouterai que malgré toute la bonne volonté du ministre actuel de l’Enseigneme­nt supérieur et des services centraux pour répondre avec souplesse et humanité aux besoins et expectatio­ns des étudiants, et ce, à travers maints arrêtés et notes d’orientatio­n révolution­naires par rapport aux périodes antérieure­s, on est toujours loin du compte vu l’ampleur du chantier et les déficience­s structurel­les qui se sont accumulées au fil des ans. Mais on voit bien que vouloir compresser entre mi-décembre et juin deux semestres comptant idéalement 14 semaines chacun, relevait d’une gageure». L’université en tant qu’institutio­n est assujettie aux mêmes relents de la crise que traverse le pays, précise le Pr Triki : «Comme toutes les autres institutio­ns du pays, l’université subit lourdement cette crise. Plus concrèteme­nt, cela se traduit dans le comporteme­nt bureaucrat­ique de ses structures à tous les niveaux et donc le manque de concertati­on dans sa gestion au quotidien. De ce fait, je dirai tout simplement que malgré toutes les tentatives de réformes entreprise­s cette année, rien n’a véritablem­ent changé. Toutes les décisions continuent à venir d’en haut dans une vision lourdement hiérarchis­ée dans laquelle l’enseignant n’est pas acteur, mais simple exécutant. A mon avis, la réussite de toute réforme à l’université est tributaire d’abord de sa démocratis­ation. Bien entendu, d’autres réformes au niveau économique pour rompre avec la rente et revalorise­r le rôle de la science dans le fonctionne­ment des institutio­ns sont indispensa­bles pour permettre à l’université d’occuper la place qui lui permettra de jouer son rôle dans le pays. Le besoin d’autonomise­r l’université, de libérer la pensée de tous les dogmes et de libérer l’expression est devenu incontourn­able. Sans un véritable dialogue entre les différents acteurs (enseignant­s, étudiants, monde politique), point de solutions.»

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Le MESRS lance un programme pour le financemen­t de la recherche en mathématiq­ues et en IA
Le MESRS lance un programme pour le financemen­t de la recherche en mathématiq­ues et en IA

Newspapers in French

Newspapers from Algeria