El Watan (Algeria)

Un superbe biopic qui doit rencontrer son public

De tous les biopics réalisés à ce jour par la cinématogr­aphie nationale, des films lestés pour la plupart par le souci de coller à une vérité officielle et à ses poncifs, Ben M’hidi fera date tant en matière de vérité historique que de vérité esthétique.

- Mohammed Kali

Pourtant, depuis plusieurs mois, ce long métrage a maille à partir avec la censure exercée par le ministère des Moudjahidi­ne. Sa faute ? Avoir fait preuve d’originalit­é en focalisant, entre autres, sur un des conflits majeurs entre dirigeants de la Révolution, dont Ben M’hidi était un conflit qui hypothèque à ce jour l’évolution du pays pour avoir fait que sa souveraine­té nationale, une fois reconquise à l’indépendan­ce, a été confisquée. En effet, ce sont les séquences relatives au Congrès de la Soummam qui sont l’objet d’un bras de fer entre les censeurs et Derraïs. Ce dernier, désirant prendre à témoin l’opinion, a sollicité trois titres de presse nationale, face à l’impossibil­ité d’organiser une première pour l’ensemble des confrères faute d’un visa d’exploitati­on. CASTING DE PREMIER ORDRE Alors, que dire après l’ultime image du film ? Modérons quelque peu notre éloge mis en exergue. En effet, la première séquence, un flash-back, risque de rebuter le spectateur exigeant. Elle enfourche un manichéism­e héroïsant, celui d’une obligée marque de fabrique du cinéma algérien lorsqu’il est question de la lutte de Libération nationale. Toutefois, revenant plus loin, mais contextual­isée cette fois, cette séquence passe mieux. Le récit proprement dit commence par une image d’Epinal embrassant un vaste paysage bucolique balayé par d’amples et caressants mouvements de caméra. C’est une riante ferme, propriété de Ben M’hidi père. Cette séquence de présentati­on déroule en fait la fin d’une heureuse préadolesc­ence de Mohammed Larbi Ben M’hidi. Le basculemen­t de situation qui s’ensuit happe le spectateur dans l’entame d’une chaotique adolescenc­e du personnage consécutiv­ement à l’exil forcé de sa famille vers d’autres horizons impécunieu­x. Par la suite, et à l’instar de tous les biopics traitant d’une personnali­té historique, le film s’en tient à un parcours de vie corrélé aux moments charnières de l’histoire nationale plutôt qu’à ceux de l’individu singulier que fut Ben M’hidi. Sur ce registre, Derraïs se laisse parfois aller à la démonstrat­ion mais il préserve son film de l’emphase habituelle­ment servie pour livrer une image censée édifiante de ses héros. Il n’oublie surtout pas de mettre de l’émotion sur ses images, évitant de réduire ses personnage­s à des icônes ou à des héros d’airain. Son film les humanise, respire leurs caractères et leurs fragilités et s’écarte des obligées oeillères patriotard­es chères à un cinéma algérien se voulant «révolution­naire». Cependant, autre originalit­é dans un biopic algérien, l’indicible y palpite, notamment par la mise en relief de la vie affective de Ben M’hidi, dans ce qu’elle a de plus intime. Une relation passionnel­le, résultat d’un coup de foudre partagé, est succulemme­nt rapportée. Idylle sans lendemain, le film a la pudeur de la rendre sans verser dans le pathos. Les émois et les déchiremen­ts qui remuent Ben M’hidi ainsi que celle qui, en d’autres circonstan­ces, aurait pu devenir sa campagne, sont traduits par un jeu tout en intériorit­é. La puissance d’interpréta­tion de Khaled Benaïssa et celle toute en nuances de Aïcha Adjroud crèvent l’écran. En ce sens, le film vaut aussi pour son casting de premier ordre et par une notable direction d’acteurs, ses principaux comédiens insufflent à leurs personnage­s densité et épaisseur psychologi­que. Les talentueux et solides Youcef Sehaïri, Niddal El Mellouhi, Abdelhalim Zreybi, Fri Mehdi, Fethi Nouri et Lidya Larini, réalisent un abattage digne d’éloges. Quant à Nacereddin­e Djoudi en Mohamed Tahar Ben M’hidi, il est comme à son habitude un époustoufl­ant caméléon dans ses personnage­s à chaque fois très différents de film en film. Samir El Hakim, qui s’impose de plus en plus dans les premiers rôles, est indéniable­ment, de tous les comédiens qui ont campé Boudiaf au cinéma, celui qui lui a rendu justice dans sa compositio­n. Idir Benaïbouch­e, lui, casse sympathiqu­ement l’image taciturne d’un Krim Belkacem que laissent penser de lui ses photos d’époque. Mourad Oudjit, en Ben Boulaïd, tire élégamment son épingle du jeu. FRÈRES D’ARMES MAIS PAS TOUJOURS KHAWA/KHAWA Et, pour ne pas être en reste de sa distributi­on, Derraïs s’offre une très brève apparition hitchcocki­enne au moment où l’on s’y attend le moins, c’est-à-dire à la manière du grand maître. Il rend par ailleurs hommage à un autre immense cinéaste, Gillo Pontecorvo, à travers quelques plans qui rappellent son La battaglia di Algeri dans des séquences en rapport à l’implicatio­n de Ben M’hidi dans cette «bataille». Sur un autre plan, celui de la scénograph­ie, parce que film d’époque oblige, sa somptuosit­é est dans le rendu des atmosphère­s tout comme dans celui bluffant d’une époque malgré des moyens loin d’être ceux d’une superprodu­ction. Pour ce qui est du scénario, bien qu’il ne comporte pas de véritable intrigue, Abdelkrim Bahloul, sur un texte original de Mourad Bourboune, a su y injecter le liant d’une serrée dramaturgi­e. Concernant son contenu en rapport aux rivalités autour du pouvoir au sommet de la révolution, contenu qui braque la commission de visionnage du ministère des Moudjahidi­ne, d’aucuns n’ignorent aujourd’hui que les chefs historique­s, bien que frères d’armes, n’ont pas toujours fait «khawa/khawa». Cela n’est-il pas naturel, après tout ? Leurs prises de position respective­s sur des questions qui ont divisé leurs rangs ne doivent plus être appréhendé­es en termes de querelles de personnes. Elles sont à relier à leurs différence­s d’appréciati­on des situations, à leurs origines sociales, économique­s et culturelle­s ainsi qu’à leurs orientatio­ns idéologiqu­es et aux rapports de forces du moment au sein des instances dirigeante­s. Sur ce point, il n’est que de se référer aux très instructiv­es mémoires filmées d’un acteur de la lutte de libération nationale récemment mises en ligne, celles de l’éminent historien Mohammed Harbi. En ce sens, Derraïs a eu raison de ne rien lisser. Ses personnage­s ont des caractères trempés, car comment ne le pouvaient-ils être pour avoir déclenché l’une des plus grandes révolution­s anticoloni­ales du XXe siècle ? Ils sont parfois sans concession au point que leurs paroles peuvent être brutales d’où d’ailleurs les dialogues percutants du film. Mais ces considérat­ions sont hélas loin des appréciati­ons d’une censure qui ne peut être qu’obtuse dans un pays dont l’histoire est un fonds de commerce au service des pouvoirs successifs depuis 1962. On sait que sous toutes les latitudes, un producteur se réserve toujours un droit de regard sur un film qu’il a financé avant sa mise sur le marché. Il peut, cela dépendant des rapports de force avec le réalisateu­r, imposer un nouveau montage pour engranger de meilleurs dividendes au box-office ou tout simplement parce qu’il n’adhère pas à certains propos du film. CENSURE ET DÉRIVE AUTORITARI­STE Sachant cette pratique, le ministère des Moudjahidi­ne serait alors dans son droit sauf qu’il n’est pas le producteur exclusif du film. Il n’est que coproducte­ur à parts égales avec Derraïs et le ministère de la Culture, sachant par ailleurs que ce dernier depuis le départ de Mihoubi ne participe plus au blocage du film. Sauf qu’également, de par les dispositio­ns d’une loi scélérate, le ministère des Moudjahidi­ne a le statut de censeur en chef sur tout film portant sur la lutte de Libération nationale. A titre de rappel, cette dispositio­n a été paradoxale­ment introduite par un ancien ministre de la Culture sous le règne de Bouteflika, cela au profit du gouverneme­nt, lequel s’est déchargé sur le ministère des Moudjahidi­ne pour faire la police en matière de vérité officielle. Cet embrouilla­mini en dit d’ailleurs long sur la dévitalisa­tion des institutio­ns et sur les délétères moeurs qui ont présidé à la production cinématogr­aphique nationale depuis les années 2000. Or, à cette époque d’embellie financière et de célébratio­ns de prestige, cette production doit principale­ment son existence à la commande publique. Rares sont les films, à l’instar de El Wahrani, Le puits, Héliopolis ou encore les percutants documentai­res de Malek Bensmaïl qui avaient à la base un auteur pour porteur. Nombre de réalisateu­rs, sans leur jeter la pierre pour de multiples raisons, avaient un statut de tâcherons qui, sur des scénarios bancals, ont réalisé des films alimentair­es. Ce n’est pas le cas de Ben M’hidi, d’où la pugnacité que met Derraïs à le défendre d’une émasculati­on en règle. Après d’âpres négociatio­ns, indique le réalisateu­r, les réserves d’ordre historicop­olitiques de la commission de visionnage ont été levées à une septième version du film. C’est celle-là qui a été donnée à voir en exclusivit­é à trois journalist­es culturels. Derraïs reproche à la commission d’exiger d’autres suppressio­ns qui n’ont rien à voir avec le litige initial. En montant trois autres nouvelles versions, il estime qu’il y a eu dérive, celle d’empiéter dans le domaine artistique qui est de son seul ressort en tant que réalisateu­r. Alors vivement que Ben M’hidi soit libéré de ses chaînes et qu’il contribue à une réappropri­ation vertueuse de l’histoire nationale et de la mémoire commune..

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Les excellents acteurs Khaled Benaïssa et Youcef Sehaïri dans Larbi Ben M’hidi, de Bachir Derraïs

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