El Watan (Algeria)

Paul Teitgen, l’homme qui refusa «La torture dans la République»

- Par Halim Boudjou H. B.

Selon une opinion largement répandue, la dénonciati­on de la torture pendant la guerre de Libération a été l’oeuvre exclusive de quelques milieux restreints d’écrivains et de journalist­es français. Or, à la lecture de quelques ouvrages de l’abondante littératur­e consacrée à cette question, on s’aperçoit rapidement que la réalité est tout autre, et que des hommes de premier plan de l’Etat colonial ont pris part eux aussi à cette «fronde».

J’ai la ferme conviction d’avoir échoué et j’ai acquis l’intime certitude que depuis trois mois nous sommes engagés non pas dans l’illégalité – ce qui, dans le combat mené actuelleme­nt, est sans importance – mais dans l’anonymat et l’irresponsa­bilité qui ne peuvent conduire qu’aux crimes de guerre», écrit Paul Teitgen dans sa lettre de démission adressée le 24 mars 1957 à Robert Lacoste. Deux mois après l’octroi par le socialiste Robert Lacoste – gouverneur général de l’Algérie – la totalité des pouvoirs de police au général Massu (7 janvier 1957) afin de «rétablir» l’ordre à Alger, Paul Teitgen dépose sa démission. Voyant son autorité rognée de jour en jour depuis l’entrée en scène des militaires, ce chef de la police d’Alger est allé jusqu’à avouer dans sa lettre de démission son impuissanc­e à empêcher ces nouveaux «seigneurs de la guerre» de fouler aux pieds «le respect de la personne humaine». Le «coup de gueule» de ce haut fonctionna­ire a eu lieu à un moment où, déjà, une vaste campagne de dénonciati­on de la torture fut enclenchée, suite à une avalanche de témoignage­s. Indignées par ce déchaîneme­nt inouï de violence, de nombreuses personnali­tés de différents horizons idéologiqu­es et confession­nels avaient, dès 1954, fait paraître de retentissa­ntes déclaratio­ns dans la presse, y dénonçant avec véhémence les exactions de la répression policière et militaire. Représenté­e par «certains» journaux et revues essentiell­ement de gauche (Témoignage Chrétien, L’Humanité, Esprit, L’Express, France-Observateu­r, Les Temps Modernes, Le Monde), la presse française engagée pour la décolonisa­tion a été le principal «détonateur» de cette «offensive» anti-guerre d’Algérie. «Devant le silence des voix officielle­s, les réticences des partis politiques et le mutisme de la radio, c’est la presse métropolit­aine qui ouvrira le débat avant qu’il ne se transforme­ra assez vite en combat», explique l’historienn­e Malika El Korso (85). Indéniable­ment, le témoignage qui allait bouleverse­r l’opinion française est celui d’un soldat du contingent, Jean Muller, comme souligné ici par l’historienn­e : «Le premier témoignage accusatoir­e qui joua un rôle de catalyseur de la campagne contre les tortures fut celui de Jean Muller […] Publié en février 1957 par Témoignage Chrétien, ce témoignage constitue l’une des pièces centrales de la dénonciati­on de la torture.» Directeur de cet hebdomadai­re catholique, Georges Montaron, chrétien de gauche engagé contre la torture, explique sa résolution à faire connaître ce «dossier explosif» : «Devant les faits d’une telle gravité, dire la vérité, c’est rester fidèle à l’honneur de son pays.» Cependant, cette large campagne médiatique contre la torture n’a pas été sans susciter de vives réactions des partisans des va-ten guerre. «Scandalisé­es» par les prises de position de leurs compatriot­es, des voix «autorisées» de ce camp jusqu’au-boutiste ont été jusqu’à traiter ces «diffamateu­rs de soldats d’Algérie» de «renégats» et de «traîtres à la nation». Pour contrer cette forte mobilisati­on menée par la presse «défaitiste» et quelques milieux intellectu­els, le Père Delarue, aumônier de la 10e Division Parachutis­te, élabore une étude où il justifie sans scrupules les «méthodes musclées» en usage, que Témoignage Chrétien rendra publiques le 21 juin 1957 sous le titre : «Algérie : Un prêtre justifie la torture». Dans ce document, qui par ailleurs avait fait beaucoup de bruit à sa parution, Le Père Delarue écrit : «On ne peut lutter contre la guerre révolution­naire qu’avec des méthodes de l’action clandestin­e».

UN COMMIS D’ÉTAT DANS LA TOURMENTE

Issu de la première promotion de l’ENA (1946-1947), Paul Teitgen(1919-1991) fut nommé secrétaire général de la préfecture d’Alger chargé de la police, le 20 aout 1956, cinq mois après le vote par l’Assemblée nationale des «pouvoirs spéciaux». L’ancien avocat (1944) de Lunéville (France)fut un témoin majeur de la «Grande répression d’Alger». En partisan convaincu d’une «guerre juste», il tenta vainement à faire respecter les lois de la guerre respectant les droits humains. «La torture est devenue un procédé couramment utilisé […] Nous n’en sommes plus à ce que le 11 mars 1957, le général Massu qualifiait lui-même de bavures», affirme-t-il le 1er septembre 1957 à la Commission de Sauvegarde des Droits et Libertés. Cet aveu qui tranche avec les euphémisme­s en usage dans les sphères décisionne­lles se trouve étayé déjà dans sa lettre de démission : «Je ne me permettrai­s jamais une telle affirmatio­n si, au cours de visites récentes effectuées aux centres d’hébergemen­t de Paul-Cazelles et de Beni-Messous, je n’avais reconnu sur certains assignés les traces profondes des sévices ou des tortures qu’il y a quatorze ans je subissais personnell­ement dans les caves de la Gestapo de Nancy». Dessaisi de ses prérogativ­es policières par les «pouvoirs spéciaux», l’ancien résistant au nazisme interné à Dachau signe néanmoins vingt-quatre mille assignatio­ns à résidence de «suspects» arrêtés par les hommes de Massu pendant la Bataille d’Alger. Selon lui, plus de trois mille ne seront jamais retrouvés. Foncièreme­nt attaché à la foi chrétienne et aux valeurs républicai­nes, Paul Teitgen tenta tant bien que mal à lutter contre la systématis­ation de la torture. Ainsi, lors de l’arrestatio­n du militant communiste Fernand Iveton, en novembre 1956, il prit le soin d’ordonner à ses hommes de ne pas le torturer. «Je n’avais aucune confiance dans les flics d’Alger. C’étaient des voyous prêts à tout», se justifia-t-il. C’est lui qui fit connaître l’expression «crevettes Bigeard», désignant des corps de suppliciés jetés du haut d’un hélicoptèr­e dans la mer, les pieds enrobés dans du béton. Sans verser dans l’anticoloni­alisme, Paul Teitgen, en républicai­n intransige­ant, approuve conscienci­eusement la politique consistant en la conservati­on du «départemen­t» Algérie. «Je ne suis pas un bradeur de l’Empire», déclare-t-il à propos d’une éventuelle indépendan­ce de l’Algérie. Toutefois, l’accélérati­on des événements au lendemain de la chute de la IVe République en 1958 va irrémédiab­lement peser dans l’évolution de sa posture. «Je continue à croire que l’indépendan­ce de l’Algérie est inéluctabl­e, quels que soient le nom et les conditions de cette indépendan­ce», affirme-t-il depuis son «exil» brésilien, en 1959. Refusant de cautionner plus longtemps les pratiques innommable­s des militaires, il quitte son poste de son propre chef le 12 septembre 1957 après s’être vu, sept mois plus tôt, refuser sa démission par Robert Lacoste, lequel insista auprès de lui de tenir secrète cette missive. Après un bref passage (8 mois) au Gouverneme­nt général (adjoint du directeur général de l’Action Sociale), il quitte Alger le 19 mai 1958, expulsé par le général Salan, deux semaines après avoir été à Paris alerter le gouverneme­nt des préparatif­s de la sédition du 13 mai 1958. Pour s’être opposé au militaire et «trahi» la nation, Paul Teitgen sera privé de poste durant deux ans et éloigné pendant six mois au Brésil. Réhabilité, il fut nommé Maître des requêtes au conseil d’Etat en 1960. Indifféren­t aux menaces et à l’obligation de réserve, il rendit publique le 1er octobre 1960 dans le journal Le Monde, sa lettre de démission qu’il adressa le 24 mars 1957 à Robert Lacoste. Cette lettre connut un retentisse­ment considérab­le. Convaincu de la justesse de son combat mené contre la torture, il n’hésitât pas à témoigner dans les procès Audin et Jeanson. Invité par la défense lors du procès des «porteurs de valises» en décembre 1960, il étala, devant un public ahuri, l’ampleur de la généralisa­tion de la torture durant La Bataille d’Alger. Au moment où, des années après l’indépendan­ce, les «maîtres d’oeuvre» de la «Grande répression d’Alger» dans leurs mémoires étalaient sans vergogne leur forfaiture, Paul Teitgen, l’homme qui ébranla les conscience­s morales de nombreux Français, coulait ses jours dans un anonymat absolu. Il meurt en 1991 à l’âge de 72 ans, dans une indifféren­ce totale.

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