«En Algérie, l’eau reste encore une ressource inégalement répartie»
ALI DAKICHE >>EXPERT EN RESSOURCES EN EAU, ENSEIGNANT À L’UNIVERSITÉ D’ORAN
Avec l’arrivée des grandes chaleurs estivales, les besoins en eau augmentent. Cette année particulièrement, une certaine pression est observée. Pourquoi à votre avis ?
L’effet des changements climatiques en termes de périodes de sécheresse, relativement aux quatre dernières décennies, affecte un déficit pluviométrique qui s’établit d’Est en Ouest, respectivement à 1520%, 25-30% et à 30-35% à l’extrême ouest du pays. Les écoulements de surface ont tendance à se réduire de 20%, particulièrement dans des régions où les bassins versants sans protection du couvert végétal, sont drastiquement dégradés sous toutes les formes érosives. Les ressources souterraines sont également drastiquement affectées de par les surexploitations intensives des aquifères, engendrées par l’agriculture traditionnelle dont les techniques adoptées sont entièrement inappropriées en termes d’irrigation. Par ailleurs, la puissance démographique, combinée aux activités anthropiques diverses, fait que les besoins différenciés en eau du pays sont en nette croissance, le plus souvent très affectés par les aléas climatiques, qu’il s’agisse de sécheresses, désertification et pénuries chroniques ou d’inondations dévastatrices. Cet état d’indisponibilité hydrique exacerbe sans nul doute le caractère vital de l’eau qui est devenue au quotidien un enjeu psychologique social, culturel mais aussi économique dans son contexte de politique et de planification nationale.
Justement, qu’en est-il des disponibilités en ressources hydriques ?
Compte tenu de ces contraintes structurelles de gestion de l’eau et de différents aléas sévissant dans la région, l’Algérie se situe dans la catégorie des pays pauvres en ressources hydriques au regard du seuil de rareté fixé par la Banque mondiale à 1000 m3/hab./an. On estime, à cet égard, qu’un pays atteint le «seuil de pauvreté» si ses ressources sont inférieures à 1000 m3/ habitant/an et le «seuil de pénurie» à 500 m3/hab./an. En Algérie, il est actuellement près de 600 m3/habitant/an, loin derrière le Maroc (800-900 m3/hab./an) et devant la Tunisie (500 m3/hab./an), et sera moins de 500 m3/hab./an au-delà de 2025, si la politique de planification de l’eau n’est pas restructurée en terme de gestion stratégique. A titre de comparaison, certains pays sont donc particulièrement pauvres en eau, avec moins de 500 m3/habitant/ an (Malte, Libye, Singapour, Arabie Saoudite...), alors que d’autres disposent de plus de 100 000 m3/habitant/an (Norvège, Nouvelle-Zélande, Canada, Congo, Islande...).
A cette pauvreté, s’ajoutent les inégalités en matière de distribution, alors que cette question est au centre de tous les enjeux. Quelle analyse en faites-vous ?
Près de 90% de la population algérienne est raccordée à un réseau public d’AEP, et presque autant bénéficient d’un système d’assainissement. Mais, malheureusement, il est enregistré annuellement des milliers de personnes hospitalisées suite à la contamination des eaux polluées. Dans ce contexte, pour l’Algérie, l’eau reste encore une ressource inégalement répartie tant suivant les différentes régions que par les affectations et les dotations en eau disponible. A ce titre, cette denrée rare et indisponible par endroits reste toujours au centre de tous les enjeux multiformes : Enjeux sociaux : toute l’Algérie vit en zone de stress hydrique (quota < 500 m3/ hab./an). Les différentes populations ne perçoivent pas toutes le même service de l’eau. Enjeux environnementaux et sanitaires : les cours d’eau constituant le réseau hydrographique principal ainsi que les lacs des zones humides sont affectés par la pollution, les aquifères surexploités, voire pollués à leur tour. La biodiversité a diminué dans la majeure partie des oueds ou dans les dépressions d’eau douce, ce qui traduit que l’eau peut être une cause de mortalité de façon directe ou indirecte (maladies à transmission hydrique). Enjeux alimentaires : l’eau est un élément essentiel dans la production agricole. En proportions moyennes, près de 80% de la consommation d’eau en Algérie va à l’irrigation et à son développement. Enjeux économiques et financiers : restructuration ou création et développement de grandes et petites entreprises privées et publiques dans le domaine de l’eau. Le budget d’équipement, géré par le secteur des ressources en eau, ne cesse d’augmenter d’une année à l’autre, il avoisine des milliers de milliards de dinars au titre des programmes projetés dans les lois de finances. Enjeux politiques et géopolitiques : c’est en cette politique d’équilibre régional que l’Etat investit autant de développement territorial pour maintenir la stabilité des populations et amélioration de leur bien-être, particulièrement dans les régions enclavées, appelées souvent les zones d’ombre. Ainsi, la gestion technique et scientifique des grandes unités hydrologiques ou encore le contrôle des grands bassins hydrographiques et des systèmes aquifères transfrontaliers reste la priorité primordiale des préoccupations de l’Etat en matière de gestion et de planification des ressources en eau, compte tenu notamment des aléas climatiques extrêmes, dont la sécheresse et les inondations.
Qu’en est-il réellement de la situation actuelle en matière de distribution et quels sont les facteurs qui expliquent les perturbations récurrentes ?
Le niveau de service dans les chefslieux de communes est en nette augmentation de par les activités investies dans ce domaine d’exploitation. En fonction des volumes réellement produits, la dotation moyenne par habitant varie entre 80 et 250 litres par jour, avec des fréquences de distribution de : 70 - 80% en quotidien dont 10 - 20% en H 24, 20-30% avec une fréquence d’un jour sur deux et plus, et une plage horaire variant de 10 à 118 heures. L’objectif visé est d’assurer, à l’horizon 2025, une distribution quotidienne à la majorité de la population et ceci, à travers la mise en service des projets en cours de réalisation et l’amélioration des performances des opérateurs de gestion. En matière de plan de distribution AEP, établi par les services concernés, il faudrait noter que l’Algérie n’est pas en phase de pénurie hydrique, encore moins pour la région centre qui dispose encore suffisamment de ressources renouvelables de part et d’autre des bassins côtiers limitrophes. Le secteur de l’eau, en charge de la mobilisation des ressources superficielles, développe ses infrastructures hydrauliques en disposant d’un apport quotidien qui semble en moyenne couvrir la quasi-totalité des besoins socioéconomiques, en tentant d’assurer un approvisionnement régional plus ou moins équilibré. Malheureusement, la prise en charge du transfert de la ressource au consommateur a montré ses limites de par plusieurs aspects techniques de gestion structurelle. -Défaut d’entretien et de réparation suffisant du réseau de distribution, le plus souvent non adapté au développement et à l’aménagement urbain (sa vétusté en est principalement la raison des déperditions chroniques, ainsi que les pratiques du piquage illicite). Les normes conventionnelles de déperditions admises ne peuvent en aucun cas dépasser les 30% en situation normale, voire moins de 20% dans les cas de gestion rigoureusement intégrée, comme c’est le cas des pays plus ou moins développés. Ainsi, selon les chiffres évoqués, il semble que les pertes des apports en AEP sont drastiquement inadmissibles au regard de la gestion convenable de la ressource. - Manque d’études et de connaissances fiables, voire acceptables pour favoriser le contrôle de la ressource potentielle disponible en amont comme en aval de sa mobilisation, particulièrement en AEP, et ce, dans le temps comme dans l’espace au fil des séquences périodiques des aléas climatiques. - Enfin, l’absence ou presque de vulgarisation et de sensibilisation en économie de l’eau du grand public dans le but de valoriser cette ressource pour mieux la protéger.
Il y a aussi la problématique de la gouvernance de l’eau. Quel bilan faire de tout ce qui été mis en place comme cadre juridique et quels sont les changements à opérer eu égard aux exigences de l’heure ?
Dans le but de moderniser les instruments d’intervention et de gestion, le secteur des Ressources en eau a mis en oeuvre une réforme juridique et institutionnelle répondant à une triple exigence : La durabilité de la gestion des ressources en eau ; la planification des aménagements hydrauliques et la gestion concertée de l’eau à l’échelle des bassins hydrographiques et l’efficience de la gestion des services publics de l’eau et de l’assainissement. La première étape de ce processus de réforme a consisté à élaborer une nouvelle loi relative à l’eau. La deuxième étape consiste à élaborer tous les textes d’application de la loi pour mettre en place l’instrumentation nécessaire à la modernisation de la gestion de l’eau et des services liés à l’eau L’exigence de durabilité de la gestion des ressources en eau implique la mise en place d’une instrumentation et d’un ensemble d’actions permettant de renforcer la lutte contre les phénomènes naturels et les pratiques d’usage qui tendent à réduire ou à fragiliser les potentialités exploitables. Dans ce sens, il est nécessaire d’engager une démarche structurante articulée autour de : L’encadrement et le contrôle des utilisations des ressources en eau à travers la mise en place de régimes juridiques d’autorisation et de concession adaptés à la nature des ressources et à leurs usages. Il s’agit aussi de sauvegarder aquifères surexploités ou vulnérables à travers une maîtrise de leur exploitation (modèles de gestion) L’aménagement des bassins versants pour réduire l’érosion hydrique et l’envasement des barrages et la prévention et le contrôle des risques de pollution de toute nature sont les autres axes sur lesquels il y a lieu de travailler. L’exigence d’une planification et d’une gestion concertée des aménagements hydrauliques et des ressources en eau implique, par ailleurs, la mise en place d’instruments permettant d’assurer une adéquation entre les objectifs stratégiques du secteur, d’une part, et les programmes d’intervention en matière de développement infrastructurel et de gestion de l’eau, d’autre part. L’exigence d’une gestion efficiente des services publics de l’eau et de l’assainissement implique que tous les moyens soient mobilisés pour assurer la mise à niveau du management et la professionnalisation des fonctions opérationnelles, à travers notamment, la modernisation des procédures de gestion technique ainsi que le renforcement des moyens d’exploitation et de maintenance des installations et de surveillance de la qualité de l’eau ; le renforcement de la gestion commerciale dans toutes ses composantes (relation avec les abonnés – généralisation et fiabilisation du comptage – recouvrement) et la formation des personnels aux métiers de l’eau et de l’assainissement. Dans cette perspective, il est sensé de mettre en place les conditions – cadre pour développer le système de la délégation de gestion avec des opérateurs privés, en prenant en compte toutes les pratiques de partenariat publicprivé.