«Le devenir de la gestion de l’eau en l’Algérie passe par des mécanismes nouveaux»
Pr AHMED KETTAB >> EXPERT INTERNATIONAL, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS
En dépit du fait que le secteur des ressources en eau a bénéficié de l’attention des pouvoirs publics ces dernières années, l’on note le retour au rationnement. Pourquoi les efforts des autorités se sont-ils révélés insuffisants ?
L’eau est un produit indispensable et irremplaçable. A notre connaissance, aucune des technologies de ce nouveau siècle ne nous permet de fabriquer de l’eau et rien ne peut lui être substitué ; de plus, elle ne peut pas être reproduite. Elle doit donc être protégée par des textes de loi sévères et considérée comme une denrée très précieuse car de plus en plus rare. Le domaine de l’eau est vaste, compliqué, complexe et touche plusieurs secteurs et ministères (Ressources en eau, Agriculture, Environnement, Intérieur, Tourisme, Industrie, Energie, etc.). Le problème de l’eau en Algérie serait-il dû au manque d’eau ? A la démographie ? Au gaspillage ? Au prix de l’eau ? A la gouvernance ? Aux fuites ? A la mal répartition naturelle des eaux ? A la formation ? A la recherche ? A la sensibilisation ? A l’économie ? Aux textes réglementaires ? Aux financements ? etc. Il y a certainement un peu de tout cela. La stratégie, la vision, la politique, est d’attaquer toutes ces questions en simultané pour voir des résultats jaillir rapidement La stratégie nationale de développement du secteur de l’eau en Algérie à travers la loi n°05-12 correspondant au 4 août 2005 relative à l’eau et du PNE adoptés par le gouvernement algérien ont érigé le secteur de l’eau comme l’une des priorités nationales. Cette loi largement dépassée doit être revue sur la base d’une charte sur l’eau, puis une loi fondamentale votée par la future Assemblée populaire nationale (APN), puis le Conseil de la Nation (Sénat), et ensuite une loi programme. L’eau est devenue un enjeu de taille et seules les nations qui auront su préserver leur capital hydrique pourront survivre. Bien entendu, il est temps de revoir cette loi sur l’eau et définir de nouvelles stratégies tenant compte de l’évolution mondiale et nationale. Le domaine de l’eau en Algérie doit été complètement réorganisé, surtout qu’il doit tenir compte de plusieurs facteurs. Le devenir de l’Algérie passe à travers la mise en place de mécanismes nouveaux dans le cadre d’une gestion durable des ressources en eau. La politique du secteur de l’eau adoptée par l’Algérie depuis une vingtaine d’années à travers un investissement colossal en infrastructures hydrauliques (+60 milliards), le dessalement et l’épuration des eaux nous ont permis de nous doter certainement d’une bonne maîtrise des ressources en eau, avec une satisfaction des besoins en eau potable et en irrigation satisfaisante, mais insuffisante. L’Algérie est présentée comme un exemple mondial en la matière. Néanmoins, on déplore «l’absence d’investissement sur l’humain». Cependant, nous devons faire encore avec un certain nombre de contraintes et défis en raison : des changements climatiques, de la croissance démographique, de la surexploitation des nappes souterraines, d’une meilleure utilisation des eaux usées ainsi que du manque d’informations et de sensibilisation et de communication.
Quel est le potentiel hydrique de l’Algérie et quels sont les moyens de l’optimiser ?
L’Algérie a un potentiel hydrique global mobilisable ne dépassant pas les 12,3 milliards m3 (eaux superficielles), ce qui offre un volume annuel de 280 m3/habitant/ an. Avec la mobilisation pluriannuelle de cette eau (barrages), des ressources en eau souterraines du Nord et du Sud, du dessalement de l’eau de mer, nous arrivons actuellement aux alentours de 18.2 milliards de m3/an, soit de 450 m3/habitant/an. En 1962, nous avions 1500 m3/habitant/an. L’Algérie est par conséquent largement touchée par le stress hydrique, soit en dessous du seuil théorique de rareté fixé par la Banque mondiale à 1000 m3/habitant/ an. En réalité, cette quantité est largement suffisante si elle était bien répartie géographiquement et bien gérée. Les ressources en eaux souterraines du Sahara septentrional sont contenues dans deux immenses aquifères qui sont le continental intercalaire CI, et le complexe terminal CT (plus d’un million de km2, dont 70% se trouvent en Algérie, 24% en Libye et 6% en Tunisie). L’Algérie, la Tunisie et la Libye ont mis en place un modèle mathématique appelé Système aquifère du Sahara septentrional (SASS). Ces eaux souterraines sont actuellement exploitées avec rigueur et parcimonie en commun accord entre ces trois pays, et actuellement ce modèle d’exploitation est cité comme un exemple de coopération dans le domaine de l’eau en Afrique. Nos ressources en eaux souterraines dans le Sud sont estimées de 40 000 à 50 000 milliards de m3, et à raison de 12,3 milliards de m3 (équivalents des eaux superficielles en Algérie par an), nous avons une autonomie de 3250 à 4065 ans. Il est vrai que ces ressources sont très faiblement renouvelables, mais elles peuvent être transférées sur des centaines de kilomètres. Nous pouvons dire que grâce aux eaux de dessalement et ces eaux souterraines, l’Algérie est à l’abri dans le futur si les mesures adéquates sont prises et une stratégie claire bien définie à l’horizon 2050. La population algérienne qui est estimée à 44,7 millions d’habitants au 1er janvier 2021, serait de l’ordre de 55 millions en 2050, et si on tient compte de nos ressources en eaux renouvelables actuellement (superficielles et souterraines) estimées à 18,2 milliards de m3/an, nous aurons 330 m3/habitant/an). Au vu des changements climatiques non maîtrisables, il faut d’ores et déjà partir avec une hypothèse ou scenario de zéro précipitation pour 2021/2022, et la quantité d’eau qui viendrait sera stockée en majorité dans les barrages pour avoir une réserve permanente pour assurer l’alimentation en eau potable et la sécurité alimentaire. La tarification de l’eau à sa juste valeur est un moyen d’optimiser et même d’augmenter la ressource en eau à travers de réelles économies pour tous. A titre d’exemple, l’eau produite par la station de dessalement d’eau de mer revient à 120 DA/m3 à l’achat, et à environ 150 à 160 DA/ m3 au robinet du consommateur, alors que la première tranche (inférieure à 25 m3/ trimestre) n’est facturée qu’à 8,63 DA le m3 depuis 2005. Une augmentation juste de 1 DA/an/m3 aurait donné un prix de l’ordre de 25 DA/m3 en 2021. Il faut une révision de la grille tarifaire dans le respect des standards internationaux et les salaires algériens, tenant compte du SMIG et des bas revenus. Un tarif solidarité eau (tadhamounmâaîi) en accordant gratuitement les 9 m3 par trimestre à chaque citoyen (norme OMS pour quantité minimale pour boire et satisfaire ses besoins d’hygiène), un tarif social de 21 m3/trimestre à un prix très raisonnable. Un tarif normal de 20 m3/trimestre avec subvention de l’Etat. Un tarif confort, à savoir les consommations supérieures à 50 m3/trimestre payeront le prix réel de l’eau de telle sorte à garantir équité et justice ; de mettre à contribution les grands consommateurs d’eau et surtout éviter les gaspillages de cette ressource rare et faire des économies d’eau. Cette tarification tendrait à économiser beaucoup plus cette eau rare et assurer un équilibre budgétaire des entreprises de distribution de l’eau. Il va de soi que le secteur industriel et le secteur de l’agriculture qui sont des secteurs économiques payeront le prix réel de l’eau. Des subventions, aides, prêts bancaires pourront être faits pour l’utilisation de techniques d’irrigation consommant peu d’eau. Avec cette nouvelle tarification, nous verrons très certainement plus d’eau disponible pour les années à venir pour tous les secteurs d’activité, y compris les activités récréatives.
Dans certains cas, il n’est pas possible d’incriminer seulement le manque de ressources disponibles. Preuve en est, le fait que des volumes importants sont perdus dans les réseaux de distribution. Cela traduit-il une non-maîtrise de la gestion des ressources hydrauliques ?
Vous avez entièrement raison, car la vraie crise date d’il y a une vingtaine d’années, car il n’y avait pas une vraie stratégie politique de gestion, de management, ou, disons-le, elle était plutôt insuffisante. Cette crise a été imputée uniquement aux changements climatiques, alors que du point de vue sensibilisation, information, communication, économie de l’eau, pas grand-chose n’a été fait entre 2000 et 2020. Il a fallu attendre 2021 pour voir une charte se dessiner timidement. De plus, une charte sur l’eau, c’est d’abord des assises nationales pour avoir un consensus national sur l’eau, puis une loi fondamentale sur l’eau, et surtout une loi-programme sur cinq ans avec des objectifs chiffrés et surtout budgétisés. Les fuites sont de l’ordre de 40 à 50%, et l’agriculture continue de consommer de l’ordre de 70%, sans qu’une véritable politique de techniques d’irrigation économe ne soit mise en place. Certaines actions devaient être réalisées entre 2000 et 2020, et qui malheureusement n’ont pas été réalisées ou ne l’ont été que partiellement, et je citerai, entre autres : la recharge des nappes, la formation et la recherche dans le domaine de l’eau, l’irrigation par eaux usées traitées, l’établissement des bases de données nationales sur l’eau et la révision de la tarification de l’eau, la réutilisation des eaux usées traitées (…). Des quantités importantes de sels sont obtenues après le dessalement des eaux ; elles ne sont pas exploitées et sont rejetées en mer. Des études dans ce sens devraient être faites pour leur exploitation rationnelle et sans nuire à la faune et à la flore. Il est à noter que l’Algérie a eu recours à la gestion déléguée des ressources en eau avec certains partenaires étrangers (Suez Environnement, Agbar, SEM,...) pour les villes d’Alger, Oran, Constantine. Ainsi, il y a eu création d’entreprises algériennes – SEAAL pour Alger, SEOR pour Oran et SEACO pour Constantine. Ces 3 dernières ont donné des résultats discutables. La création de sociétés similaires pour les grandes villes algériennes (Sétif, Blida, Tlemcen, etc.) est fort souhaitable avec une gestion déléguée donnée aux entreprises algériennes publiques ou privées. De plus, nous avons actuellement de grandes entreprises privées qui peuvent contribuer dans la gestion déléguée et certainement dans beaucoup d’autres domaines (dessalement des eaux de mer, stations de traitement d’eau potable, station d’épuration, transfert des eaux, etc.). En cette période difficile, ces entreprises pourraient construire rapidement des petites stations de dessalement de l’eau de mer pour l’été 2021, des forages ; elles ont les moyens matériels et humains et aussi et surtout la technologie.