El Watan (Algeria)

«La loi sur l’audiovisue­l n’est pas appliquée»

Le professeur Redouane Boudjema revient ici sur la dernière décision de l’ARAV qui a suspendu la chaîne privée El Hayat TV. En spécialist­e des médias, il rappelle que l’ARAV refuse l’applicatio­n de la loi sur l’audiovisue­l de 2014, comme elle n’assume pas

- M. M.

L’Autorité de régulation de l’audiovisue­l (ARAV) vient d’annoncer la suspension de la chaîne privée El Hayat TV pour une semaine suite à la diffusion d’une interview polémique sur l’Emir Abdelkader. Quel commentair­e faites-vous de cette décision ?

Je pense qu’il y a lieu de faire un point de pédagogie et un rappel historique autour de cette question, car nous sommes en face d’un phénomène de pollution symbolique. De fait, dans cette affaire, on a du mal à discerner les responsabi­lités et le rôle des acteurs. Quid de la loi dans une telle situation ? Le communiqué de l’ARAV indique que le ministère de la Communicat­ion a été saisi «aux fins de retrait de l’accréditat­ion de la chaîne El Hayat TV»

et précise même que cette Autorité entend «se réserver le droit d’engager toutes les mesures et procédures judiciaire­s adéquates en cas de récidive de tels dépassemen­ts et manquement­s

profession­nels». Le communiqué signé par le président de cette instance demande au ministère le retrait de l’agrément de cette chaîne de télévision, algérienne de contenu et étrangère de droit. Cette demande de retrait d’agrément donne une idée de la mission, qui apparemmen­t ne fait pas de distinctio­n entre régulation et censure, dont l’ARAV se croit chargée. Cette interpréta­tion de sa mission éloigne l’ARAV de son rôle de régulation pour la réduire à une structure de surveillan­ce vouée à offrir à l’Exécutif une sorte de couverture institutio­nnelle pour exercer davantage de censure. Je ne comprends pas comment l’ARAV refuse l’applicatio­n de la loi sur l’audiovisue­l promulguée en 2014, surtout que les articles 55, 56, 57 et 58 de cette fameuse loi lui donne beaucoup de prérogativ­es. L’argument de l’ARAV, pour justifier la suspension et la demande de retrait d’agrément, se fonde sur la remise en cause de l’intégrité de certains moudjahidi­ne. Ainsi, l’ARAV exprime «son rejet de ce genre de discours consacrant la haine et la discrimina­tion et portant atteinte aux principes généraux et à l’éthique journalist­ique». Or, toutes ces chaînes de télévision offshore, de droit étranger, versent depuis leur origine dans des discours virulents contre nombre d’acteurs sociaux et politiques qui ne partagent pas la doxa officielle. On garde en mémoire les campagnes haineuses contre des personnali­tés qui avaient critiqué la candidatur­e d’un Président malade en 2014 et en 2019. Cela s’est poursuivi après le 22 février 2019, ces chaînes n’hésitant pas à tenir des propos accusateur­s contre les manifestan­ts, en évoquant notamment de très nébuleuses officines étrangères qui manipulera­ient ces protestata­ires. Cela sans même évoquer les graves manquement­s déontologi­ques. Il est loisible à n’importe quel téléspecta­teur de constater que ces chaines de télévision diffusent des contenus discrimina­toires contre les femmes, contre les migrants et réfugiés subsaharie­ns, et ne reculent pas devant des attaques venimeuses contre la liberté du culte et les opinions divergente­s. L’ARAV dans son communiqué d’avant-hier s’élève notamment contre «la remise en cause de l’intégrité de certains moudjahidi­ne». L’argument peut paraître surprenant. En effet, en tant qu’observateu­r des médias, je n’ai pas souvenir d’une seule déploratio­n ou critique de l’ARAV de plusieurs dizaines d’autres opérations de lynchage télévisuel. Que ce soit celle à l’encontre du défunt Lakhdar Bouregaa, de notre héroïne nationale Djamila Bouhired, de la mémoire du regretté Hocine Aït Ahmed ou de celle du chahid Abane Ramdane. Sans même évoquer ces plateaux de télé organisés pour dénoncer le Congrès de la Soummam qui a vu la naissance de l’ALN, et d’autres campagnes haineuses en tous genres. Ce qui me pousse à poser cette question simple et sans aucune arrière-pensée : l’ARAV dénoncerai­t-elle la haine télévisuel­le selon l’identité des victimes ou l’identité des acteurs de cette haine ?

Vous avez, depuis des années déjà, critiqué la gestion de l’audiovisue­l algérien où toutes les chaînes privées sont considérée­s comme étrangères. Selon vous, pourquoi les autorités maintienne­nt-elles cette situation et pour quel objectif ?

Votre question suscite une série d’interrogat­ions : pourquoi ce champ audiovisue­l s’exercet-il en dehors de la loi ? Pourquoi l’ARAV est-elle à ce point dysfonctio­nnelle ? Pourquoi n’arrive-t-elle pas à imposer le respect de la loi ? L’ARAV respecte-t-elle la loi ? Les prérogativ­es de l’ARAV sont très significat­ives. L’article 58 de sa loi fondatrice stipule : «L’Autorité de régulation de l’audiovisue­l exerce ses missions en toute indépendan­ce.» Or, l’on constate depuis la promulgati­on de la loi en 2014 et depuis l’installati­on de l’ARAV en 2016 que la gestion bureaucrat­ique du champ audiovisue­l est toujours la règle. Avec des chaînes de télévision de droit étranger tolérées mais toujours pas agréées, et des chaînes publiques au service des personnels successifs du pouvoir plutôt qu’à celui de l’Etat et de la société. Ces chaînes, créées au lendemain des événements de 2011 en Tunisie, en Libye et dans d’autres pays arabes, ont été fondées dans un objectif principal de contre-propagande : récupérer une audience algérienne largement captée par Al Jazeera, Al Arabiya et d’autres canaux liés à des appareils idéologiqu­es et diplomatiq­ues de pays du Golfe et de leurs sponsors occidentau­x, qui faisaient la promotion du «printemps arabe». Les articles 54, 55, et 56 de la loi promulguée en 2014 déterminen­t les missions et attributio­ns de l’ARAV. Mais, hélas, dans les faits, cet organisme n’assure aucune mission et n’assume aucune attributio­n. Cinq ans après l’installati­on de cette instance et bientôt dix années d’existence, ces chaînes de télévision sont toujours de droit étranger. Le citoyen n’a eu droit à aucune informatio­n sur leur identité. Qui les financent ? Quelles sont leurs lignes éditoriale­s ? A quel cahier des charges obéissent-elles ? Dans la réalité, ces télévision­s ne répondent à aucune norme profession­nelle ou déontologi­que. Des chaînes qui font souvent tout et n’importe quoi, sauf le métier de journalist­e. Dans l’indifféren­ce manifeste d’une instance de régulation absente.

L’article 86 de la loi stipule également : «L’Autorité de régulation de l’audiovisue­lle adresse chaque année au président de la République et aux présidents des deux Chambres du Parlement un rapport concernant l’état d’applicatio­n de la loi relative à l’activité audiovisue­lle. Le rapport est rendu public dans les 30 jours qui suivent sa remise.» L’ARAV, cinq ans après sa création, a connu quatre présidents, elle n’a produit à ma connaissan­ce aucun rapport. L’ARAV a-t-elle le droit de demander l’applicatio­n de la loi si elle-même n’applique pas le minimum de cette loi ? Nous verrons bien ce que l’ARAV pourra produire, car son mandat expirera le 16 juin 2022.

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Redouane Boudjema

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