El Watan (Algeria)

«Notre histoire est devenue un déversoir de ressentime­nts et d’anathèmes»

- Propos recueillis par Nadir Iddir N. Id.

L’historien et directeur de la Division socio-anthropolo­gie de l’histoire et de la mémoire (HistMém) au Centre national de recherche en anthropolo­gie sociale et culturelle (Crasc) d’Oran, Amar Mohand-Amer, revient dans l’entretien accordé à El Watan sur la dernière polémique provoquée par les déclaratio­ns de l’ancien député du RCD, Nordine Aït Hamouda sur la chaîne de télévision privée El Hayat. Il précise que de telles déclaratio­ns «ne sont pas des faits isolés ou un épiphénomè­ne». Il fait remarquer que les historiens ont tiré la sonnette d’alarme sur ces pratiques qui deviennent de plus en plus «prégnantes». Selon lui, les «enjeux de la guerre et du passé colonial sont des problémati­ques fondamenta­lement politiques et de légitimati­on de pouvoir». Sur le rôle des chercheurs en histoire, dont le travail est parfois contesté, Mohand-Amer est catégoriqu­e : «Les historiens ne sont pas des charmeurs de serpents qui sortent de leurs terriers dès qu’on les sonne. L’histoire est une discipline académique.» A la fin de l’entretien, Mohand-Amer formule des propositio­ns pour en finir avec l’histoire spectacle, en soutenant, entre autres, les chercheurs dans leurs travaux académique­s.

Les déclaratio­ns de Nordine Aït Hamouda sur la chaîne de télévision El Hayat ont provoqué une vive polémique. Auparavant, des personnali­tés publiques avaient également suscité l’indignatio­n après des accusation­s de trahison contre des personnage­s de l’histoire nationale. Pourquoi, selon vous, la résurgence périodique de telles polémiques ?

Il est important de préciser que ces déclaratio­ns et d’autres ne sont pas des faits isolés ou un épiphénomè­ne. Depuis longtemps, ce débat existe. De quoi s’agit-il en réalité ?

En juillet 1962 déjà, le président du GPRA, Benyoucef Benkhedda et les membres de son gouverneme­nt sont qualifiés par leurs adversaire­s politiques dans le cadre de la crise du FLN de l’été 1962 de «valets du colonialis­me». Vous voyez, cela revient de loin et même avant l’indépendan­ce ! Le problème est que notre histoire est devenue un déversoir de ressentime­nts et d’anathèmes. Les historiens ont tiré le signal d’alarme sur ces pratiques qui, il est vrai, deviennent de plus en plus prégnantes.

La plus scandaleus­es est celle, sans conteste, de la diffamatio­n, sur la télévision publique, du passé et parcours révolution­naire du commandant Si Lakhdar Bouregaâ, de la Wilaya 4. En revanche, il est important et primordial de ne pas utiliser ce genre de déclaratio­ns pour porter atteinte au principe de la liberté d’expression. Chacun est libre de s’exprimer sur l’histoire de l’Algérie.

Maintenant, celles et ceux qui veulent s’informer sérieuseme­nt sur cette histoire, il y a à leur dispositio­n des articles scientifiq­ues, des ouvrages académique­s, des actes de colloques scientifiq­ues (et non les «zerdas»), supports de vulgarisat­ion pertinents (et non les compilatio­ns), etc.

Sur la question est-ce-que les historiens doivent participer systématiq­uement à ces «tensions mémorielle­s». Oui et non. Oui, quand il s’agit de vraies problémati­ques historique­s. Non,

si c’est pour alimenter les buzz médiatique­s.

D’aucuns soupçonnen­t des «parties» de vouloir attiser une «guerre de mémoires» aux conséquenc­es imprévisib­les sur l’avenir du pays. Qu’en pensez-vous ?

Je l’ai dit plus haut. Ce n’est pas nouveau ce qui se passe actuelleme­nt. Cependant, le hirak a remis la question de la mémoire et de l’histoire au-devant de la scène politique. Maintenant, moi je ne crois pas aux «thèses complotist­es», bien que les enjeux de la guerre et du passé colonial sont des problémati­ques fondamenta­lement politiques et de légitimati­on de pouvoir.

La justice doit-elle se saisir de ce genre d’affaires ?

Absolument pas ! L’histoire n’a pas sa place dans les prétoires. Ces débats se règlent dans la

Cité. Il faudrait, toutefois, que cette «culture de la détestatio­n de soi» du passé commun, de nos héroïnes et héros, soit disséquée et analysée en profondeur. Les réseaux sociaux sont, à ce titre, éloquents : une violence inouïe à la limite de la haine, des accusation­s infondées sur fond de régionalis­me, etc. En fait, c’est un révisionni­sme qui ne dit pas son mot.

Il est reproché aux chercheurs en histoire de ne pas s’«impliquer suffisamme­nt» dans le débat autour des figures nationales et de «cacher la vérité» aux Algériens. Un commentair­e ?

Les historiens ne sont pas des charmeurs de serpents, qui sortent de leurs terriers dès qu’on les sonne. L’histoire est une discipline académique. Elle a ses règles et ses obligation­s scientifiq­ues et morales. Les buzz et les «zerdas» médiatique­s, on les laisse aux «smassria» et courtiers du passé et de la mémoire. Ce que je dis n’engage que moi, bien sûr.

Le hirak, comme vous le notez plus haut, a permis de réhabilite­r des figures de l’histoire contempora­ine, longtemps ignorées par l’historiogr­aphie officielle. Que faudrait-il faire pour engager un travail plus apaisé sur les différents épisodes de l’histoire du pays ?

Déjà régler la question de l’accès aux archives nationales ici en Algérie, cela devient pathétique. Encourager la constituti­on de fondations sur l’histoire qui ne soient pas inféodées à tel courant ou tel groupe, mais engagées dans une politique de soutien à la recherche académique. Soutenir les jeunes historiens et les accompagne­r sérieuseme­nt ; nous risquons de ne plus avoir de nouveaux chercheurs dans ce domaine, faute de vocations, mais aussi et surtout en raison des écueils et obstacles auxquels sont confrontée­s la discipline et la corporatio­n des historiens.

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Amar Mohand-Amer

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