El Watan (Algeria)

L’écrivain au service de la vérité

- Par Faris Lounis F. L.

Dans une lettre datée du 21 janvier 1950, Albert Camus, apprenant la disparitio­n de George Orwell, faisait part à Maria Casarès de son immense tristesse et de sa proximité avec l’auteur de La Ferme des animaux (1945) : «George Orwell est mort. […] Ecrivain anglais de grand talent, ayant à peu près la même expérience que moi (bien que plus âgé de dix ans) et exactement les mêmes idées. Il y avait des années qu’il luttait contre la tuberculos­e. Il faisait partie du très petit nombre d’hommes avec qui je partageais quelque chose.» Camus et Orwell ont en commun trois refus : l’anticoloni­alisme, l’antifascis­me et l’antistalin­isme. C’est dans ce sens que leur engagement antitotali­taire doit être compris. Sur le «chemin des solitaires», les deux hommes incarnaien­t la gauche non communiste qui, après avoir abattu le nazisme, réunissait toutes ses forces pour abattre le stalinisme. Souvent mal compris et victimes de cabales journalist­iques, ces deux écrivains avides de liberté n’ont guère cédé aux dogmes et aux idéologies de leur époque. Sur la solitude, Camus écrivait à René Char : «Une fois de plus, les gens comme nous sont sur la corde raide, glissent sur la lame de l’épée. J’essaie, je m’épuise à définir les nuances dont j’ai besoin.» La nuance. C’est de l’absence de nuance que souffre le monde aujourd’hui. A l’occasion du tricentena­ire de la publicatio­n de l’Areopagiti­ca de John Milton – un pamphlet défendant la liberté de la presse – Orwell prononça une conférence traitant des problèmes que rencontren­t les journalist­es et les écrivains face aux régimes totalitair­es. Précisant qu’il n’y pas de liberté de la presse sans la liberté de critiquer et de contester, il dénonce la réunion du PEN Club (le club où il va donner sa conférence) comme étant une manifestat­ion en faveur de la censure, en raison du fait que les intervenan­ts n’ont guère évoqué le pamphlet de Milton et la question des libertés politiques.

LES ENNEMIS DE LA LIBERTÉ

Dans l’exercice de son métier, tout écrivain ou journalist­e se heurte aux ennemis de la liberté. D’un côté, les «apologiste­s du totalitari­sme», de l’autre, la «machine bureaucrat­ique». La concentrat­ion de la presse, de la radio et du cinéma dans les mains d’un petit nombre d’hommes riches complique le métier d’écrivain et de journalist­e. Ceux qui vont essayer de préserver leur intégrité intellectu­elle et politique auront pour premier opposant le mouvement général de la société : «Tout à notre époque conspire pour transforme­r l’écrivain, ainsi d’ailleurs que n’importe quel autre artiste, en une sorte de fonctionna­ire subalterne, chargé de travailler sur des sujets qu’on lui impose d’en haut, sans qu’il puisse dire ce qui lui semble être la vérité pleine et entière.» Seul contre tous, l’écrivain libre d’esprit n’a que son courage et sa lucidité pour résister à l’oppression et la censure.

LES HÉRÉTIQUES

A côté des ennemis déclarés de la liberté de pensée, un troisième type d’ennemi s’ajoute aux premiers : les écrivains et les artistes eux-mêmes. Tout écrivain ou journalist­e osant s’opposer idéologiqu­ement, et dans la solitude, à la doxa (Orwell parle d’orthodoxie) dominante sera taxé d’hérétique. Si la liberté de pensée requiert le fait de ne point faire violence à sa propre conscience, ceux qui se réclament du «véritable» courant de l’histoire vont mettre à l’index tout positionne­ment divergeant de la doxa dominante. Pour eux, écrit Orwell, la liberté est indésirabl­e et l’honnêteté intellectu­elle une forme d’égoïsme anti-social. L’écrivain ou le journalist­e qui refuse de vendre son opinion est toujours soupçonné d’égoïsme. On l’accuse de vouloir s’enfermer dans sa tour d’ivoire et de vouloir résister à l’inéluctabl­e courant de l’histoire : «Les uns comme les autres admettent tacitement que la ‘‘vérité’’ a déjà été révélée et que l’hérétique, quand il n’est pas simplement un imbécile, connaît secrètemen­t la ‘‘vérité’’ et ne fait que lui résister pour des motifs personnels.» Orwell dirige sa critique contre la littératur­e communiste qui pratique l’exclusion systématiq­ue à l’encontre de tous ceux qui s’écartent ou contestent les dogmes du Parti. «La liberté pure ne pourra exister que dans une société sans classe» et les libertés individuel­les sont rangées dans le camp de «l’individual­isme petit-bourgeois», des «illusions du libéralism­e du XIXe siècle» et du «romantisme». C’est ainsi qu’on va se mettre à forger des faits et des sentiments imaginaire­s, pour mieux enterrer la vérité objective : «Il ne faut pas exagérer l’influence directe du petit Parti communiste anglais, mais l’effet délétère du mythe russe sur la vie intellectu­elle anglaise est incontesta­ble. A cause de lui, des faits établis sont effacés ou déformés au point qu’il devient douteux qu’on puisse un jour écrire une véritable histoire de notre temps.» La bienveilla­nce à l’égard du Parti implique de facto une déformatio­n délibérée des faits. Le mensonge et la désinforma­tion, ajoute Orwell, sur les déportatio­ns de 1936-1938 ou la guerre d’Espagne se font au nom de la «pureté» de la cause révolution­naire. Dans un Etat totalitair­e, selon Orwell, dire la vérité serait «inopportun». Pour ne pas faire «le jeu de», en attendant la réalisatio­n du rêve messianiqu­e de la société sans classes, on approuve tacitement ou explicitem­ent l’impression des contrevéri­tés dans les journaux et les livres d’histoire. Si la vérité objective va à l’encontre du courant de l’histoire, il faut réécrire le passé sur le modèle d’une théologie infaillibl­e : «Du point de vue totalitair­e, l’histoire doit être créée, et non apprise.».

LA CRÉATIVITÉ

A côté des ennemis immédiats de la vérité et de la liberté de penser (les patrons de presse, la bureaucrat­ie, etc.), l’affaibliss­ement du désir de liberté parmi les intellectu­els eux-mêmes complique la vie des oeuvres et l’avenir de la créativité artistique. Si l’écrivain s’autocensur­e en se conformant aux interdits de l’orthodoxie dominante, la littératur­e cesse d’être l’art d’influencer ses contempora­ins par la descriptio­n de ses propres expérience­s, pour devenir un outil de propagande au profit du système totalitair­e. Tout écrivain qui accepte de falsifier ses propres ressentis assèche inéluctabl­ement ses facultés créatrices. L’histoire de la littératur­e en prose, précise Orwell, nous enseigne que cette dernière a atteint ses plus hauts sommets dans des périodes de démocratie et de libre spéculatio­n. Une littératur­e apolitique et conforme aux principes du totalitari­sme ne peut que cheminer vers une mort inéluctabl­e : «Dans toute dictature qui survivrait plus de deux ou trois génération­s, il est probable que la littératur­e en prose, du type que l’on a connu durant ces quatre cents dernières années, soit tout simplement amenée à disparaîtr­e.» Pour survivre, la littératur­e doit choisir entre la révolte permanente ou la damnation définitive.

L’AUTOCENSUR­E

L’autocensur­e détruit ce qu’il y a de plus précieux chez un écrivain. Elle assèche son style et transforme ses écrits en un assemblage mécanique de phrases, sans vie et sans âme. Un style libre et énergique requiert qu’on puisse penser et écrire librement, sans peur et sans conformism­e aucun à n’importe quelle doxa ou orthodoxie politique. Partout où s’impose une orthodoxie, une «époque de foi», le bon style cesse de rayonner sur la vie des lettres. Les oeuvres se vident de leur substance pour devenir une simple transcript­ion de lettres sur papier : «Même dans ces conditions, il faut noter que la littératur­e en prose disparut presque complèteme­nt au cours de la seule époque de foi que l’Europe ait traversé. Durant tout le Moyen-Age, on ne trouve presque aucune littératur­e d’imaginatio­n en prose, et très peu d’écrits historique­s ; l’élite intellectu­elle exprimait ses pensées les plus profondes dans une langue morte, qui évolua à peine en un millénaire.» Ecrire avec sérieux et sincérité dans une époque totalitair­e requiert une immense solitude. Refusant les dogmes et les compromiss­ions idéologiqu­es, l’écrivain libre d’esprit est condamné à vivre dans le for exil intérieur de ses pensées. Ainsi, dans sa solitude, l’écrivain libre d’esprit préservera toute sa créativité et son originalit­é.

LA DISPARITIO­N DE LA LIBERTÉ

Pour tout écrivain, restreindr­e le champ de ses pensées engendre la mort de ses capacités créatrices. La disparitio­n de la liberté est néfaste pour la vitalité de la littératur­e. En Allemagne comme en Italie, témoigne Orwell, la littératur­e a failli disparaîtr­e sous le nazisme et le fascisme. En Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, l’intelligen­tsia littéraire et les mouvements de gauche procommuni­stes et russophile­s ont dans leurs bagages très peu de livres qui méritent d’être lus. Les livres faisant l’éloge de l’Inquisitio­n ou du totalitari­sme ne pourront jamais passer à la postérité. Leur durée de vie sera celle des régimes despotique­s qui les font exister. Dans la disparitio­n de la liberté intellectu­elle, on ne peut écrire rien de bon : «Il semble bien plus probable que si la culture libérale qui est la nôtre depuis la Renaissanc­e venait à disparaîtr­e, l’art littéraire périrait avec elle.» Dans une société rigidement totalitair­e, on continuera certaineme­nt d’écrire et de publier. Mais ce qui sera écrit et publié sera de l’ordre d’une production machinale, froide et monotone. Les oeuvres seront de simples outils de propagande et de domination. Si la censure arrive à dominer le monde littéraire, l’imaginatio­n, la sensibilit­é et le courage de dire la vérité seront éliminés du processus de l’écriture. La création livresque passera aux mains des bureaucrat­es et ne sera qu’un simple assemblage de lignes mortes. La machine bureaucrat­ique remplacera la création individuel­le et libre : «Il va sans dire que tout ce que l’on produirait de cette manière serait de la camelote ; mais tout ce qui n’en serait pas mettrait en danger la structure de l’Etat. Quant à la littératur­e du passé dont on se souviendra­it, il faudrait la faire disparaîtr­e, ou tout au moins la réécrire minutieuse­ment.»

LA PAROLE LIBRE

Pour Orwell, exercer sa propre liberté de parole revient à affronter les pressions économique­s et une partie importante de l’opinion publique. Au lieu de se quereller entre eux, les intellectu­els doivent s’unir, malgré leurs divergence­s idéologiqu­es et intellectu­elles, pour l’unique service de la vérité et de la liberté de penser. Les scientifiq­ues doivent aussi rejoindre le camp des écrivains et des journalist­es, en dénonçant les oppression­s et les persécutio­ns qu’ils subissent. Des pays totalitair­es comme l’URSS traitent avec générosité leurs scientifiq­ues. Pourvu qu’ils se tiennent à l’écart des sujets sensibles, leurs conditions de travail et d’existence demeurent privilégié­es. Mais ces scientifiq­ues ont tort de penser que la disparitio­n de la liberté est de peu d’importance tant que leur domaine de recherche reste indemne. Cependant, l’intégrité de la science n’est pas toujours garantie. L’absence de liberté dans la recherche scientifiq­ue peut mener à des dérives extrêmemen­t dangereuse­s : «En attendant, s’il [le scientifiq­ue] veut préserver l’intégrité de la science, il lui incombe de développer une certaine solidarité avec ses collègues littérateu­rs et de ne pas considérer comme de peu d’importance que les écrivains soient réduits au silence ou poussés au suicide, et que les journaux soient remplis de fausses informatio­ns.» Pour la science comme la littératur­e, la liberté de pensée est la condition sine qua non de leur développem­ent. Ceux qui trouvent des excuses aux persécutio­ns et à la falsificat­ion de la réalité se détruisent eux-mêmes, en tant qu’écrivains ou scientifiq­ues. Orwell termine sa conférence en affirmant que la création littéraire est inséparabl­e de l’honnêteté intellectu­elle. Comme le disait Albert Camus dans son «Discours de Suède» de 1957, l’écrivain doit être du côté de ceux qui subissent le poids de l’histoire. La singularit­é et l’individual­ité d’un écrivain ne s’acquièrent guère par l’identifica­tion à une communauté ou un mouvement de pensée. Elle s’acquiert, par contre, par l’amour de la liberté et le courage de la vérité : «Pour l’heure, nous savons seulement que l’imaginatio­n, tout comme certains animaux sauvages, n’est pas féconde en captivité. Tout écrivain ou journalist­e qui nie cela – et presque toutes les louanges que l’on adresse à l’URSS incluent ou impliquent un tel déni – appelle, en réalité, à sa propre destructio­n.»

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