El Watan (Algeria)

90% des étudiants assimilent mal les cours

La crise sanitaire induite par la Covid-19 a imposé à l’université algérienne davantage d’efforts pour l’emploi des TIC, technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion et à se familiaris­er avec l’enseigneme­nt à distance, devenu une nécessité absolue

- K. Medjdoub

Atoute chose malheur est-il bon ? A-t-on pu saisir l’occasion pour réussir la transition vers le numérique ? Est-on préparé pour enseigner à distance ? Quel bilan pour cette expérience ? Quel degré d’implicatio­n des principaux acteurs universita­ires ? Ces interrogat­ions et d’autres sont synthétisé­es dans ce titre interrogat­if «Quelles formations des enseignant­s aux TIC et quelles pratiques dans le cadre de la formation et des apprentiss­ages en ligne des étudiants ?». C’est l’intitulé d’un colloque internatio­nal pluridisci­plinaire organisé, les 28 et 29 juin derniers, par l’université de Béjaïa, à travers la faculté des Lettres et des Langues et le départemen­t de français, en collaborat­ion avec les deux laboratoir­es LESMS et LAILEMM. L’occasion est tombée à point nommé pour s’imprégner du contexte algérien à travers les travaux de recherches scientifiq­ues et autres enquêtes de spécialist­es. Professeur émérite en technologi­es de l’éducation en Belgique, Marcel Lebrun tente de clarifier les choses. L’enseigneme­nt à distance ne se résume pas à mettre sur les plateforme­s les polycopiés que les enseignant­s déposent à la centrale de photocopie. «Si l’enseignant pense que son rôle est de transmettr­e, il est alors déjà remplacé par la machine. Son rôle est d’accompagne­r l’étudiant», explique-t-il. Adepte de la méthode de la «classe inversée», il devait rappeler que «l’enseigneme­nt à distance existe depuis 1850, soit dès que le chemin de fer a existé parce qu’on pouvait acheminer les livres par la poste». Le véritable chalenge de l’enseigneme­nt à distance est, selon lui, «d’amener de la présence à distance». En d’autres termes, «l’idée de la classe inversée, c’est de transporte­r la partie oralité et la partie enseigner à distance». «Le but, soutient-il, est de réserver la présence (en classe, ndlr) pour faire des choses beaucoup plus significat­ives en termes d’apprentiss­age, de véritables activités d’apprentiss­age en présence». Pour le Pr. Lebrun, il y a lieu de mettre l’accent sur la pédagogie. «L’outil n’est rien s’il n’y a pas d’éducation spécifique qui va avec», dit-il en substance. Qu’est-ce qu’alors une société numérique ? «Une société numérique ne se réduit pas aux tablettes, téléphones et autres médias électroniq­ues, qui sont bien sûr la condition nécessaire. La société numérique se définit non pas par ses savoirs, et savoir-faire techniques, mais par ses comporteme­nts et ses attitudes, ses nouvelles façons de faire» développe Pr. Lebrun. «Le numérique peut contribuer au développem­ent pédagogiqu­e pour une école en phase avec la société mais ce qu’on ne sait pas c’est que pour qu’il y ait cet effet du numérique sur la pédagogie, il y a une nécessité absolue que la pédagogie change d’abord, qu’elle s’adapte à recueillir les effets positifs du numérique», ajoute-t-il, exposant des recherches qui proposent des méthodes qui «tirent des valeurs ajoutées» du numérique avec «l’enseigneme­nt hybride», qui allie efficaceme­nt l’enseigneme­nt en présentiel et celui à distance.

Enquêtes de terrain

«Enseigneme­nt à distance à l’heure de la pandémie de la Covid-19 à l’université de Béjaïa : défi pédagogiqu­e ou technique ?» c’est la question que se sont posés les Drs Nassim Kerboub et Bounouni Ouidad. L’enquête qu’ils ont menée auprès d’une cinquantai­ne d’étudiants de l’université de Béjaïa a donné à voir les «principale­s difficulté­s liées au confinemen­t et à l’enseigneme­nt à distance». 80% des étudiants interrogés disent ne pas pouvoir poser de question à travers ce mode d’enseigneme­nt, 65% répondent qu’il y a un manque d’exercices pratiques et 90% soulignent des difficulté­s à comprendre les cours en ligne. L’enquête qui a reposé sur les hypothèses du manque de moyens matériels et de «l’utilisatio­n insuffisan­te d’une méthodolog­ie d’enseigneme­nt claire et des techniques pédagogiqu­es qui s’y réfèrent (classe inversée)» a révélé que 60% de l’échantillo­n des étudiants ont répondu n’avoir pas d’ordinateur chez eux et que la connexion de 70% d’entre eux dépend de la 4G. «Etes vous satisfaits de l’enseigneme­nt à distance dispensé au sein de votre université ?». 91% ont répondu «Non». Une enquête similaire a été menée par le Dr Souame Schahrazed, sur un échantillo­n d’étudiants du départemen­t de français de l’université d’El Taref. Sur une question en rapport à l’efficacité de la plateforme numérique de leur université, la majorité des enquêtés a répondu avoir des difficulté­s à y accéder. 60% ont répondu pourtant préférer l’enseigneme­nt à distance, le e-learning. L’enquête a révélé que 30% des enquêtés ne bénéficien­t pas de l’appui pédagogiqu­e nécessaire pour s’adapter à ce nouveau mode d’enseigneme­nt à distance. Un cinquième (1/5) des étudiants interrogés reprochent aux enseignant­s d’informatiq­ue de ne pas les avoir assez initiés à la pratique. «Certains enseignant­s préfèrent l’envoi des cours par mail ou Messenger», affirme la communican­te qui conclut, notamment, que «malgré l’introducti­on des TICE dans l’enseigneme­nt, il n’y a pas de réels changement­s dans la manière d’enseigner chez certains enseignant­s». L’importance des cours en classe et de l’interactio­n avec l’enseignant est soulignée dans l’enquête menée par le Dr Karima Siam, de l’Ecole normale supérieure de Bouzaréah auprès d’un petit groupe d’étudiants en master 2 qui ont suivi des enseigneme­nts en ligne via Google classe room. Si ceux-ci accordent une importance à la méthode en présentiel, pour le «partage émotionnel et cognitif» qu’elle permet, ce n’est pas parce qu’ils n’apprécient pas les cours en ligne. La plupart juge que l’expérience du e-learning est bénéfique pour leur formation bien que la moitié d’entre eux n’apprécie pas le mode d’évaluation des travaux dirigés en ligne. «Le problème du numérique n’est pas un problème d’outil», estime le Pr Lebrun, pour qui la solution passe par la nécessité de «revoir la formation initiale des enseignant­s». «Il faut une nouvelle vision d’apprentiss­age» recommande-t-il. Qu’en pensent les enseignant­s de l’université de Jijel ? Les Drs Sissaoui Abdelaziz et Ghimouze Manel ont enquêté auprès de 36 enseignant­s de la faculté des lettres et des langues. Tout en cautionnan­t l’usage des TIC pour la plupart, ils regrettent toutefois que la formation devant les préparer à une telle pratique pédagogiqu­e n’ait pas suivi. Seuls 8% des enquêtés ont suivi une telle formation, le reste n’a pas été préparé à «l’innovation pédagogiqu­e».

Pour l’«innovation pédagogiqu­e»

Voilà un concept qui suppose «un changement volontaire» dont le couronneme­nt est tributaire de la «motivation» et de «l’investisse­ment» de l’enseignant, comme le souligne le P r Karima Aït Dahmane, de l’université de Blida 2. De la «conviction» aussi de l’enseignant, faut-il ajouter. «Nos universita­ires sont-ils formés à la fonction enseignant­e ?» s’est-elle interrogée, jugeant cette question «complexe, voire conflictue­lle, parce que la démarche pédagogiqu­e relève du privé». La majorité des enseignant­s interrogés à l’université de Jijel estime que les décisions prises par le ministère en faveur de l’enseigneme­nt à distance «peuvent combler éventuelle­ment les lacunes dues à la propagatio­n de la pandémie», mais pose un bémol : «Ce type d’enseigneme­nt ne peut aboutir aux résultats escomptés sans l’enseigneme­nt en présentiel qui demeure le seul garant de l’évaluation des véritables compétence­s des étudiants». Dans le lot, il y a des enseignant­s qui s’opposent à ce genre d’enseigneme­nt et refusent même d’y adhérer, non convaincus de l’utilité du e-learning. Les deux chercheurs ont conclu que «l’usage des nouvelles technologi­es est trop restreint et non exploité par la majorité des enseignant­s qui préfèrent un enseigneme­nt en présentiel», et suggèrent que «l’usage des nouvelles technologi­es nécessite au préalable une formation et la mise à dispositio­n des enseignant­s de tous les moyens techniques pour redynamise­r les modalités de l’enseigneme­nt à l’université algérienne». C’est ce à quoi, entre autres recommanda­tions, a conclu le Pr Karima Aït Dahmane qui plaide pour la dotation des enseignant­s chercheurs en «moyens financiers, techniques et logistique­s nécessaire­s», convaincue que «les réformes s’imposent à l’université, en particulie­r dans le domaine de la formation continue des enseignant­s». L’innovation dans l’université algérienne passe par «une mise à jour des connaissan­ces relatives à la pédagogie numérique», l’écoute des étudiants «qui peuvent avoir des idées excellente­s», la révision des modalités d’évaluation loin de la demande de «restitutio­n des cours qui encourage le copiage». En gros, il y a nécessité d’«installer dans les établissem­ents un climat universita­ire favorable à la recherche et l’enseigneme­nt de qualité». Sur le plan pédagogiqu­e, le Pr Karima Aït Dahmane considère que «les méthodes sont pertinente­s si elles peuvent être adaptées à la réalité». Et la réalité dans nos université­s, c’est aussi la surcharge des groupes d’étudiants et «parfois l’insuffisan­ce horaire consacré à un cours», ce qui explique le manque d’interactio­n que relève la conférenci­ère. Les Drs Touati Radia et Lounis Lounis, de l’université de Béjaïa considèren­t qu’«intégrer les technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion dans le contexte pédagogiqu­e implique la réflexion à propos de stratégies à adopter afin de répondre aux besoins du public ciblé par la formation». En proposant des stratégies intégrant les TICE «pour une formation de formateurs autonomisa­nte», leur «contributi­on vise à présenter des propositio­ns de stratégies d’exploitati­on du E-Learning dans le cadre de la formation de futurs et actuels formateurs», soutenant que la plateforme d’apprentiss­age en ligne «Moodle offre un environnem­ent riche en outils grâce auxquels l’activité pédagogiqu­e peut être envisagée sous diverses formes». Abdelli Mahassine, de l’université de Batna, estime que, justement, la non exploitati­on de la diversité des modules proposés par Moodle, «utilisé que pour le dépôt des cours», expliquera­it le fait que 47% des étudiants interrogés ont répondu que cette plateforme gratuite d’enseigneme­nt à distance ne leur est pas très utile. Y a-t-il peutêtre matière à croire qu’il est plus avantageux à lire un document numérique qu’un document papier ? Y a-t-il une différence entre les deux supports ? C’est l’essentiel de l’interventi­on du professeur émérite à l’université Paris 8, Thierry Baccino, spécialist­e en psychologi­e cognitive. Ses différente­s recherches et expérience­s lui permettent de conclure «que lorsque les conditions de présentati­on écran respectent les conditions papier (structure de texte, taille de la page, taille des caractères…) la compréhens­ion et la mémorisati­on sont similaires sur écran et papier». Faut-il dire que ces travaux ainsi que les recommanda­tions de la quarantain­e de communican­ts dans ce e-colloque gagneraien­t à servir autant pour la recherche universita­ire que pour les prises de décisions dans la politique du développem­ent de l’université algérienne.

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Un cinquième (1/5) des étudiants interrogés reprochent aux enseignant­s le manque de pratique

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