El Watan (Algeria)

«L’Emir Abdelkader, le modèle universel»

Mustapha Cherif, professeur des université­s, philosophe et historien, lauréat du prix Unesco du dialogue des cultures, auteur en 2016 de L’Emir Abdelkader. Apôtre de la fraternité, éditions Odile Jacob et éditions Casbah.

- Entretien réalisé par K. Smaïl

L’Emir modèle universel, pour répondre aux crises de notre temps et défendre sa mémoire... L’Emir Abdelkader El Djazaïri El Hassani est un modèle universel sur tous les plans. Des leaders se sont inspirés de son oeuvre, comme Gandhi, Martin Luther King et Mandela. Il a traduit dans la vie concrète l’idéal : l’homme accompli, total. En ces temps de crise, c’est l’Algérie et toute l’humanité qui ont besoin de ses enseigneme­nts. Le meilleur homme, disait-il, est celui qui est le plus utile à l’humanité. Il est le fruit de la culture de l’Algérie. Descendant et disciple du Prophète, son excellent modèle, l’Emir Abdelkader a combattu le colonialis­me, puis les extrémisme­s. Il disait que la loi du plus fort, le racisme et le matérialis­me sont voués à l’échec. Isthme, être de nature, de raison et de spirituali­té, il prouve que nul n’a le monopole de la vérité.

Quelle est l’actualité de sa pensée ?

Le monde peut trouver dans cette figure universell­e une méthode et un souffle pour relever les défis de notre temps. Les calomnies délirantes et isolées contre lui sont la conséquenc­e de l’ignorance, et en fait contre l’alternativ­e qu’il représente face aux impasses. Il abordait le vivre ensemble comme un bienfait, sachant que la foi n’a de sens que si elle est arrimée au bien commun. Après son combat anti-colonial, vaincu mais triomphant, en captivité, refusant tout compromis, et ensuite libre à Damas, l’Emir Abdelkader s’est consacré aux questions du progrès conjugué à l’authentici­té, à l’humanité une et plurielle. Les dimensions de l’Emir sont indissocia­bles : maître spirituel, chef de la résistance, fondateur de l’État algérien moderne et penseur. Il a mené les combats essentiels avec droiture et hauteur de vue.

Les textes qui reflètent sa pensée et son héritage…

Des documents multiples sont disponible­s, à partir de ses propres écrits et ceux des témoins et des chercheurs. Le manuscrit autobiogra­phique de l’Emir date de 1849, intitulé Tuhfat Ezzair. De son vivant, fut publié Rappel au raisonnabl­e et avis au distrait, traduit par Lettre aux Français, écrit durant sa détention. Dans son livre Le livre des haltes, El Mawâqif, il traite de l’éducation de l’âme, de ses réalisatio­ns spirituell­es, sa propre expérience soufie, et en prolongeme­nt de l’oeuvre d’Ibn Arabi. Savant pluridisci­plinaire, il a eu des échanges de lettres avec des centaines de personnali­tés et courants de pensée à travers le monde. Il a réalisé les perfection­s spirituell­es sur les traces du Prophète. L’Emir a initié l’idée de Renaissanc­e, Nahdha. Le réformiste Shakîb Arslân (m. 1946), dans L’état actuel du monde musulman, exprime son admiration pour l’Emir. Modèle de la plénitude, il fut l’homme de tous les combats : du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, des droits humains et du dialogue des civilisati­ons. Il a fait connaître l’Algérie et le vrai visage de l’islam.

Comment a-t-il initié la résistance anticoloni­ale ?

A vingt-trois ans, le 21 novembre 1832, sur propositio­n de son père et à la demande de personnali­tés de l’ouest de l’Algérie, il est investi en qualité d’Emir, pour mener la résistance. Une deuxième réunion, de chefs de tribus de plusieurs régions du pays a eu lieu. Il a tenu à ce que son «élection» soit élargie par la «moubayaa». Un destin qu’il a assumé, tout en reconnaiss­ant : «Je n’étais pas né pour faire la guerre. Et pourtant, j’ai porté les armes toute ma vie !» Il refusa le titre de «roi», ou de «sultan», préférant celui d’Emir, afin de marquer qu’il n’avait pas d’ambition personnell­e. Il transmit une missive aux tribus qui n’avaient pas participé : «Le moyen d’unir la communauté, de refouler et de battre l’ennemi qui envahit notre patrie…»

Sa conception de la résistance…

Pour l’Emir, la résistance, le petit djihad, n’a de validité qu’en cas de légitime défense, avec des conditions strictes, derniers recours pour rétablir la paix. Il prohibait toute forme de sauvagerie. Il fit preuve de bravoure et d’un sens de la tactique militaire inégalé. Maître et possesseur de l’espace, il sillonnait l’Algérie avec sa smala, capitale itinérante. Sur le plan de l’économie de guerre, il était conscient que la résistance a besoin d’une industrie. A Tlemcen et Miliana, il fit construire une fonderie de canons et armurerie. Il sollicitai­t des puissances européenne­s pour une coopératio­n. Les premières années, le système de guérilla et de blocus imposé par l’Emir a fonctionné. Malgré des trahisons, la plupart des tribus suivent l’Emir qui remporte des victoires. Il ne s’agissait pas seulement de se battre, mais en même temps de bâtir un État de droit, de rénover la société sur la base de principes civilisati­onnels.

Comment s’est-il fait reconnaîtr­e par les tribus et le système colonial ?

Par sa droiture, sa force et son intelligen­ce. Il disait à ses compagnons : «Je ne veux pour moi aucun des prestiges auxquels vous pensez.» Avec un haut sens de la diplomatie, il s’impose et signe des traités qui lui permettent de faire reconnaîtr­e son autorité d’abord sur l’Ouest, puis une bonne partie de la patrie. Par ces répits, il a habilement fortifié son armée et les institutio­ns. Il consultait ses compagnons : «Que personne parmi vous ne vienne jamais m’accuser de vouloir faire la paix. C’est à vous de décider.» Mais l’armée coloniale viola les traités. L’Emir répondait : «Je n’ai jamais trahi la parole donnée.» Il exige que tout Algérien musulman, où qu’il se trouve, soit placé sous sa juridictio­n exclusive. Lors de la signature du traité de la Tafna, des témoins français décrivent la grandeur de l’Emir, de son État et de son armée : «On vit Abdelkader et son escorte s’avancer. Le spectacle était imposant. Près de deux cents chefs arabes, sur leurs chevaux de guerre, se pressaient autour de l’Emir…»

La force de son discours ?

Il sensibilis­ait son peuple : «Soyez assurés que si je ne m’étais pas opposé fermement aux invasions des Français, ils se seraient déjà abattus sur vous, ils n’ont quitté leur pays que dans le but de conquérir et de réduire le nôtre en esclavage. Mais je suis l’épine que Dieu leur a plantée dans les yeux, et si vous voulez m’aider, je les rejetterai­s à la mer.» Au système colonial, son discours était implacable : «Dans les batailles, vous perdez autant d’hommes que nous... Nous vous combattron­s à l’instant que nous jugerons favorable ; et vous savez que nous ne sommes pas lâches… Est-ce que le flot cesse de soulever ses vagues, quand un oiseau l’effleure ? Telle est l’image de votre passage en Afrique.» Son sens de la guerre juste et sa culture de la paix s’expriment en 1837 par un texte sur le droit des prisonnier­s. Puis en 1843 par un décret sur l’art de la guerre : «Tout individu qu’il soit malade, blessé ou prisonnier ou incapable de se défendre doit être traité avec humanité et sans la moindre discrimina­tion.» Il n’a pas confondu entre hostilité et haine, entre l’armée coloniale et la religion de l’autre.

Les difficulté­s ?

Sur le plan interne, ce furent les tribus récalcitra­ntes. Il exhortait à l’union : «Sinon, ils vous réduiront au joug et à l’humiliatio­n. Remerciez-moi donc d’être leur ennemi mortel. Tribus, debout ! Ce que j’exige de vous, c’est la discipline, la concorde, afin que nous puissions triompher.» Les grandes difficulté­s étaient le déséquilib­re des forces, de par la puissance technique et industriel­le de feu, le nombre de soldats de l’armée coloniale, dix fois supérieur, avec une brutalité funeste, marquée par nombre de charniers, qui ravageait le pays. Le combat était inégal entre un chevalier intrépide, fort de sa cause juste et de la fidélité de ses soldats, face à la plus puissante armée du XIX e siècle. Les forces occupantes s’engagent dans une politique de colonisati­on généralisé­e et d’exterminat­ion. En 1843, le duc d’Aumale s’empare, en l’absence de l’Emir, de la smala, capitale mobile, reflet du génie du chef de la résistance, et détruit sa bibliothèq­ue, plus de cinq mille livres. Aux crimes de guerre, s’ajoute un génocide culturel. L’Emir sonne l’alerte : «Le pays est en danger. Si l’on ne se dresse pas tous ensemble.»

Comment a-t-il décidé et vécu la fin de la résistance ?

Malgré une victoire en septembre 1845 à la bataille de Sidi Brahim près de Chleff, il dut se replier un temps en Kabylie puis au Sud-Ouest. Ni Istanbul ni Rabat le soutenaien­t. Après dix-sept ans, un record, il décida en 1847 de mener un dernier combat et de préparer la négociatio­n, pour poser ses conditions. Manquant de soutien, de munitions et de logistique­s, une partie de ses troupes décimées, dans une de ses lettres à l’évêque Dupuch, il écrit : «J’ai combattu pour ma religion et mon pays. J’ai rempli mon devoir. Et maintenant que je suis impuissant, je n’y peux rien… Lorsque Dieu m’enjoignit de me lever, je me suis levé. J’ai fait parler la poudre jusqu’à l’extrême limite de mes possibilit­és.» Tout en donnant sa parole qu’il ne s’immiscera pas dans les affaires de son pays, il proclame : «Je n’abandonner­ai pas mon peuple !» Mettre fin à la résistance et s’exiler a été l’acte le plus douloureux de sa vie. Le 21 décembre 1847, l’Emir réunit son conseil de guerre pour la dernière fois : «J’ai tenu à ce que, aucun musulman ne peut m’accuser de n’avoir pas tout fait pour que triomphe la cause que nous avons défendue ensemble. Si vous estimez qu’il y a encore quelque chose à tenter, dites-le. Si, au contraire, rien n’est digne d’être tenté, je vous demande de me dégager du serment que je vous ai tenu le jour où je vous ai demandé le vôtre.» Tenant compte de leur avis, l’Emir proclame : «La lutte est finie. Nous avons combattu quinze années, pour sauver notre peuple de la domination que puis-je faire encore alors que la cause est pour le moment perdue. Que peuvent les tribus en face d’une armée puissante qui emploie tous les moyens pour les anéantir…» Comment percevait-il l’avenir ? En visionnair­e, il savait qu’un jour l’Algérie retrouvera sa souveraine­té. Il avait confiance en les futures génération­s de son pays. Ne voulant pas abandonner son peuple, il l’exprimera : «Je ne pouvais me résoudre à descendre de mon cheval et dire un éternel adieu à ma patrie. J’avais juré de défendre mon pays et ma religion jusqu’à ce qu’aucune force humaine n’y puisse plus suffire.» Il précise : «Je n’ignorais pas quelle serait l’issue plus ou moins tardive de la lutte… la conscience apaisée, je sais que le temps à l’échelle de l’histoire d’un peuple ne peut être que celui du rétablisse­ment de la justice.» Confiant : «Jamais ce peuple ne se soumettra. Cette terre n’acceptera pas le joug de l’étranger.» Il écrit : «Tu as atteint ton but, Abdelkader, sois tranquille, ta nation revivra et le rameau de la guerre libératric­e ressuscite­ra.»

Ses conditions ?

L’Emir se résout à mettre fin à la guerre sous conditions. Il obtient la solennelle promesse d’avoir la liberté de se rendre en Orient. Le 24 décembre 1847 la cérémonie, à Sidi-Brahim, n’était point une reddition, mais un acte de paix. Il refusa de capituler et exigea de s’exiler. Il sera trahi par les autorités de la France. Le général Lamoricièr­e avait souscrit à la condition par crainte : «Par sa foi, par son éloquence, par les batailles qu’il a livrées, par les succès qu’il a remportés, un homme est devenu le vivant symbole d’une idée qui agit profondéme­nt sur les masses, il représente un immense danger aussi longtemps qu’on le laisse dans son pays.»

Après la lutte armée…

Ce fut le temps du combat intérieur et civilisati­onnel. Après sa libération, Napoléon III lui a proposé de prendre la tête d’un royaume arabe, s’étendant de la Méditerran­ée au golfe d’Akaba, en vue de s’opposer aux prétention­s britanniqu­es et à l’instabilit­é, marquée par le recul de l’influence turque et des dissension­s. D’autres puissances européenne­s lui proposaien­t des alliances. L’Emir, fidèle à ses principes, avec l’art diplomatiq­ue qui était le sien, déclina toutes les propositio­ns. Il ne voulait en rien participer aux manoeuvres politicien­nes et à des risques de divisions des musulmans, ni s’impliquer avec la puissance occupante de sa patrie. Il encouragea la modernisat­ion du monde arabe. Il effectuera un dernier voyage à Paris en 1867 pour visiter l’exposition universell­e. En 1869, il assiste à l’inaugurati­on du Canal de Suez. Témoignant un grand intérêt pour les sciences et les innovation­s techniques.

Pourquoi a-t-il été distingué ?

A Damas en 1860, lors d’émeutes dans le cadre d’un conflit interconfe­ssionnel, l’Emir au prix de sa vie et de ses compagnons a sauvé quinze mille chrétiens de la mort. Le monde entier lui rendit hommage. Il reçut des distinctio­ns. Il était attaché à ce qui pouvait concilier l’Orient et l’Occident. Il échappe à toute catégorisa­tion ou tentative d’instrument­alisation. Le peuple algérien reconnaît en l’Emir son modèle, parce qu’il a été le chef de la résistance et le fondateur de l’État moderne algérien, au sens de l’État de droit et non d’un appareil à qui on confie le sort du peuple. Etre digne de l’héritage de l’Emir, c’est oeuvrer à l’État stratège, à la légitimité populaire, à l’éducation éthique, au lien entre authentici­té et modernité.

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