El Watan (Algeria)

Faiblesse du pouvoir ou résignatio­n de la population ?

- Mourad Sellami

Opposition incompréhe­nsible entre les mesures prises dans la lutte anti-Covid en Tunisie et le comporteme­nt citoyen Quasi indifféren­ce de la population face à la montée catastroph­ique de la morbidité Absence du contrôle d’applicatio­n des mesures annoncées.

Les chiffres de morbidité liée à la Covid-19 ont enregistré, durant les deux semaines du 5 au 19 juillet, des niveaux jamais atteints, plaçant la Tunisie en tête de la communauté internatio­nale en termes de nombre de décès par million d’habitants. Les autorités ont lancé l’alerte sanitaire et la communauté internatio­nale a volé au secours de la Tunisie. Néanmoins, fait étrange, la majorité des citoyens n’applique pas les mesures décrétées par les autorités pour lutter contre la Covid-19, à l’image de l’interdicti­on de circulatio­n entre les villes ou le respect des mesures préventive­s dans les aires de vente des moutons pour Aïd El Adha.

Les accès des autoroutes et des routes sont bondés de voitures, notamment vendredi 16 juillet, début du weekend précédent la semaine de l’Aïd El Adha. Il saute aux yeux que la majorité des Tunisiens n’applique pas la décision

d’interdire la circulatio­n entre les villes, décrétée jeudi 7 juillet et censée s’étendre jusqu’au 31 juillet. Par ailleurs, les stations de bus et de louages (taxis interrégio­ns) étaient bondées de monde durant les trois derniers jours. «Essattar rabbi (Dieu est le protecteur)», répondent les citoyens à qui on demande de justifier leur présence en foule, en ces temps de pandémie. «L’Aïd El Adha est l’une des rares opportunit­és pour la réunion de la grande famille. On ne saurait la rater», explique Ali, un apprenti-maçon, âgé de 42 ans, qui était à la station de bus en compagnie de son épouse et de trois enfants en bas âge. Ali est à la recherche d’un bus pour son village natal Djerissa, à 210 kilomètres de Tunis, pas loin des frontières algérienne­s.

Les attroupeme­nts ne se limitent pas au transport. Les aires de vente des moutons sont également bondées de monde en ce week-end précédent la fête du sacrifice. «Interdire ces espaces, c’est condamner la catégorie sociale vivant de l’élevage», se justifie le président de l’Union tunisienne des agriculteu­rs, Abdelmajid Ezzar. C’est dire que le facteur socioécono­mique intervient

beaucoup dans les décisions prises. Le sociologue, ex-ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, explique ce phénomène par «l’incapacité de l’Etat à subvenir aux besoins de la population, si jamais elle ne travailler­ait pas, comme dans les pays riches». La Tunisie s’est donc retrouvée face à un paradoxe, toujours selon le sociologue. «Les scientifiq­ues tunisiens savent pertinemme­nt la nature des mesures à prendre et le comité scientifiq­ue les décrète. Mais, le gouverneme­nt est également conscient qu’une bonne partie de la population risque de se retrouver en graves difficulté­s de subsistanc­e, comme cela a été constaté en avril et mai 2020», explique Mehdi Mabrouk. Le sociologue ajoute que «les décisions sont prises pour la vitrine. Elles ne sont appliquées que dans les localités huppées de la capitale comme La Marsa, les Lacs ou El Menzah. Ailleurs, la vie poursuit son rythme normal jusqu’au couvre-feu de 20h, voire plus». Mehdi Mabrouk s’interroge légitimeme­nt si la Tunisie a failli dans sa politique anti-Covid ou si c’est plutôt le potentiel socioécono­mique, Etat et population, qui est

défaillant. «Les scientifiq­ues tunisiens étaient conscients de la nécessité du vaccin, mais le Trésor public n’avait pas les moyens de concurrenc­er les pays riches dans la course aux vaccins, surtout que la situation politique, trop polémique, ne permettait pas de participer aux tests, afin d’accéder aux faveurs des industriel­s», poursuit le sociologue. «La Tunisie a donc vécu la crise sanitaire au rythme de la crise politique», conclut-il.

L’Etat tunisien ne s’est jamais retrouvé depuis sa création dans une pareille crise, sanitaire, financière et socioécono­mique. Il n’arrive pas à pourvoir le pays en solution face à la pandémie, par le vaccin ou par une autre voie. Il rencontre d’énormes difficulté­s à réaliser un accord avec le Fonds monétaire internatio­nal (FMI), qui doute de la fiabilité des engagement­s des gouvernant­s. Le Trésor public tunisien est pourtant dans l’obligation de casquer un milliard de dollars, une moitié à la fin juillet, la deuxième moitié à la fin août. Les bailleurs de fonds refusent d’accorder de l’aide financière sans un accord avec le

FMI. En plus, l’Etat peine à redresser la barre de l’économie, encore à la dérive avec une croissance négative au 1er trimestre 2021. La note souveraine du pays a été dégradée pour la 9e fois en 10 ans à B-, avec perspectiv­es négatives, par l’agence Fitch Ratings.

Le problème en Tunisie dépasse le check-up autour duquel il y a quasiunani­mité. Il y a plutôt un différend autour des solutions, avec une classe politique émiettée et des dirigeants ramant chacun pour ses propres intérêts partisans. L’idée d’un dialogue national, proposée par la centrale syndicale UGTT, a été ignorée, jusque-là, par le président de la République, Kaïs Saïed, censé parrainer ledit dialogue. Une bonne partie de la population ne croit plus en sa classe politique, qui, pour sa part, ne veut pas se discrédite­r davantage par des mesures antipopula­ires, à l’image de la levée progressiv­e de la subvention des produits de base, comme la semoule ou la farine. C’est donc un flou artistique, risquant de se transforme­r en chaos à la moindre étincelle.

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