El Watan (Algeria)

Plus de 6000 Algériens espionnés par le Maroc

Selon Rosa Moussaoui, la complaisan­ce de Paris pour les turpitudes et les pratiques autoritair­es de la monarchie marocaine n’est pas étrangère à cette situation.

- Propos recueillis par Samir G. S. G.

De quelle manière avez-vous été mise au courant que vous étiez surveillée par Pegasus ?

J’ai appris que j’étais espionnée en deux temps. D’abord, j’ai été contactée, il y a quelques semaines, par des journalist­es du consortium Forbidden Stories qui m’ont informée qu’ils suspectaie­nt que mon téléphone était ciblé par le logiciel espion Pegasus. Je leur ai alors confié mon appareil afin qu’il soit vérifié et testé par une équipe spécialisé­e du Security Lab d’Amnesty Internatio­nal. Ensuite, samedi dernier, la veille des révélation­s de Pegasus Project, j’ai été contactée par une journalist­e de Forbidden Stories m’informant que je figurais bel et bien sur une liste de cibles de ce logiciel espion israélien établie par un service de sécurité de l’Etat marocain.

Comment avez-vous réagi à cela à titre personnel et en tant que journalist­e ?

Je vis cette situation comme une grande violence qui m’affecte personnell­ement. Elle atteint également mes proches, mes amis et ma famille. C’est une intrusion insupporta­ble, un viol de mon intimité et de ma vie privée. J’ai le sentiment d’avoir été cambriolée et qu’on m’a dérobé des données personnell­es qui concernent d’autres gens. Mais le plus grave à mes yeux, c’est cette attaque frontale contre le secret des sources. Lorsqu’on est journalist­e et que l’on enquête sur des sujets sensibles, surtout sur des terrains gardés par des régimes autoritair­es, notre hantise est de ne pas mettre en danger les personnes qui nous informent. Or, là, c’est une mise en danger manifeste de mes sources passées et présentes. Et à l’avenir, cela compromet, pour moi, la possibilit­é de nouer les liens de confiance indispensa­bles qui permettent à des sources de me confier des informatio­ns en prenant des risques pour cela. L’existence d’un tel système de surveillan­ce installe un climat de peur, et donc de silence, chez nos sources.

Vous êtes une journalist­e française d’origine algérienne, grand reporter de L’Humanité, à votre avis, pourquoi avez-vous été spécialeme­nt ciblée par les services marocains ?

Depuis longtemps, je travaille sur le Maghreb. J’ai consacré de fréquents reportages et de nombreuses enquêtes à l’Algérie, à la Tunisie et au Maroc. Je m’y suis entre autres rendue, en 2017, pour couvrir le soulèvemen­t populaire dans le Rif, dans un contexte de violente répression. La même année, j’ai suivi le procès des prisonnier­s politiques sahraouis de Gdeim Izik. Plus récemment, j’ai enquêté sur les accusation­s fabriquées contre le journalist­e Omar Radi, une voix critique dont le travail sur les mouvements sociaux, les violations des droits humains, l’accapareme­nt des terres, les intérêts enchevêtré­s de la monarchie et du capital, marocain ou étranger, dérangeaie­nt beaucoup le palais. Omar Radi vient d’ailleurs d’écoper d’une peine de six ans de prison (lundi 19 juillet, ndlr). En juin 2020, Amnesty Internatio­nal a révélé dans un rapport que son téléphone avait été infecté par Pegasus. Ce qui a déchaîné la fureur répressive de la police politique contre lui. Il s’est lui-même retrouvé accusé d’espionnage, d’atteinte à la sûreté de l’Etat et, finalement pour compléter cet arsenal d’accusation­s, une plainte pour «viol» a été déposée contre lui. J’ai longuement enquêté pour L’Humanité, avec ma consoeur Rachida El Azzouzi de Mediapart, sur cette affaire. Notre enquête a fait grand bruit : elle a jeté le trouble sur les accusation­s pesant sur ce journalist­e. Elle met au jour la «stratégie sexuelle» du régime marocain et de sa police pour salir et démolir des journalist­es et des opposants. Nous avons été confrontée­s, au cours de cette enquête, à la peur de parler, aux tentatives de manipulati­on, à des pressions et même, une fois, à l’intrusion d’un anonyme dans une visioconfé­rence avec l’une de nos sources au Maroc.

A chacun de mes reportages au Maroc, j’ai fait l’objet d’une surveillan­ce policière étroite, très visible, manifestem­ent destinée à m’intimider. Cette cybersurve­illance est le prolongeme­nt à une échelle vertigineu­se de la surveillan­ce physique. Mais elle est bien plus terrifiant­e car invisible, indétectab­le.

Vu la technologi­e très sophistiqu­ée intégrée dans ce logiciel espion, comment être sûr que d’autres personnes ne seront pas espionnées dans le futur ?

Nous sommes très vulnérable­s, en particulie­r nous, journalist­es. Nous ne pourrons jamais rivaliser avec les moyens démesurés que déploient des Etats autoritair­es, des Etats voyous, des multinatio­nales de la surveillan­ce qui n’ont aucune limite, qui s’affranchis­sent de toute légalité. Et quels que soient les outils, les protocoles dont nous pourrons nous doter pour protéger nos sources, nous resterons exposés. L’hypervigil­ance à laquelle nous obligent ces systèmes de cybersurve­illance relève de la violence, de l’entrave au libre exercice de notre métier : elle génère de l’angoisse, implique une perte de temps, d’énergie. Edward Snowden a raison lorsqu’il dit qu’il faut interdire ce genre d’armes technologi­ques que des dictatures retournent contre les voix critiques à l’intérieur de leurs frontières et au dehors. Puisque des traités internatio­naux interdisen­t les armes non convention­nelles, il faut interdire les spywares qui sont des armes redoutable­s dans une terrifiant­e cyberguerr­e globale contre les libertés. Des vies sont en jeu : celles des journalist­es et militants emprisonné­s ou assassinés, comme Cecilio Pineda Birto au Mexique. Des sanctions devraient être prises contre les Etats qui usent de ce logiciel espion à de telles fins, sans rapport avec la «lutte contre le terrorisme et la criminalit­é» qu’ils revendique­nt. L’entreprise qui le commercial­ise sous le parapluie du ministère de la Défense israélien devrait elle aussi rendre des comptes. J’ajoute, s’agissant de la France, que la complaisan­ce de Paris pour les turpitudes et les pratiques autoritair­es de la monarchie marocaine n’est pas étrangère à cette situation. Sûrs de leur impunité, le pouvoir marocain et sa police se sont sentis autorisés à franchir toutes les lignes rouges. Des journalist­es marocains en exil sont filés, harcelés, menacés sur le sol français. C’est inadmissib­le. Quelle aurait été la réaction de la France si un tel scandale de cybersurve­illance avait impliqué la Chine ou la Russie ?

Justement, en attendant, y aura-t-il des suites de cette affaire sur le plan judiciaire ?

L’Humanité, au même titre que Mediapart et d’autres médias touchés, portent plainte. Des personnali­tés politiques aussi. Il faut que cesse l’impunité.

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La journalist­e Rosa Moussaoui

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