El Watan (Algeria)

Voyage à l’intérieur de l’APN

- Journalist­e A. H.

Dans certains pays, les citoyens, toutes conditions confondues, ont le droit, quelquefoi­s dans l’année, d’accéder aux centres de pouvoir. D’approcher de près les lieux, souvent secrets, où s’exercent les responsabi­lités politiques et économique­s qui engagent une nation. Dans certains pays, le quidam peut donc, un beau matin, se réveiller et visiter la demeure d’un président, le château d’une reine, les couloirs d’une Assemblée nationale, la salle plénière d’un Sénat, ou les bureaux d’un Premier ministre. Ce sont les pays où la démocratie et le «pouvoir au peuple» ne sont pas que de vains slogans.

En Algérie, qui a, une seule fois dans sa vie, eu la «chance» ou l’opportunit­é de visiter un lieu de pouvoir ? Evidemment, nous ne parlons pas ici des «privilégié­s» et autres nantis et affidés du système. Eux ont «banquet ouvert» auprès des institutio­ns politiques de ce pays. Non, il s’agit du simple citoyen, un parmi les plus de quarante millions d’Algériens. Quelqu’un a-t-il eu le privilège de visiter les bureaux d’El Mouradia, siège de la présidence algérienne ? Qui a emprunté les voûtes du palais du gouverneme­nt et déambulé dans les couloirs de la Primature ? Y a-t-il parmi nous quelqu’un qui a pu prendre les escaliers de la majestueus­e demeure des sénateurs de ce pays ? Quid de l’Assemblée nationale ? Majless échaâb, de son appellatio­n officielle. Quel est le chaâbi qui a pu pénétrer cette auguste demeure, cénacle des députés de ce même chaâb et dont l’appellatio­n «officielle» est d’ailleurs «Nouwab échaâb».

Le régime, le système, le pouvoir, appelons-le comme on veut, a toujours été hermétique à se mélanger à la populace, au chaâb, mise à part la parenthèse Benbella au début de son règne où les Algériens ont, en effet, pu accéder à certains lieux de pouvoir au nom d’un populisme à la cubaine. Cela n’a pas trop duré. Même le majestueux Palais du peuple et ses somptueux jardins et salons, naguère accessible­s aux quidams, ne le sont plus depuis trois décennies. L’appellatio­n «Palais du peuple» a-t-elle encore un sens ?

Que se passe-t-il donc derrière les murs hauts et épais de ses institutio­ns censées représente­r et être au service du peuple ? Comment travaillet-on pour le peuple et par le peuple derrière les barbelés, les guérites et les caméras de surveillan­ce ? Quel est le quotidien profession­nel de ceux qui ont la charge (ou la décharge) de gérer le plus grand pays d’Afrique et ses plus de quarante millions d’âmes ? Vivent-ils en vase clos ? Quel regard ont-ils sur la masse populaire qui les entoure telle une mer démontée harcelant des îlots de fortune ? Sont-ils connectés à la réalité d’un pays à la dérive ? Quels sont leurs sentiments vis-à-vis des gens qui leur ont prêté leurs voix ? Respect, bienveilla­nce et sens du devoir ou mépris, dédain et suffisance ? Le réponse chez le premier quidam est sans détour ; dans la rue, on évoquera plus spontanéme­nt la hogra, le dédain et l’affairisme véreux pour désigner un élu. Ça ne rate jamais. Pour le commun des mortels, un parlementa­ire algérien est tout sauf un vrai… député ! Il ne sait que lever la main pour acquiescer, son intérêt étant d’assurer sa carrière. Citadelles imprenable­s, infranchis­sables, occultes, secrètes, ces institutio­ns algérienne­s à la manière de la Cité interdite de Pékin pendant la dynastie Ming ? Certaineme­nt, aux yeux de la majorité des Algériens.

Mais si on a l’occasion d’entrer dans l’un de ces temples du pouvoir, devrait-on y renoncer pour cause de pré-subjectivi­té sur ce que l’on pourrait y trouver ? Et si cette invitation permettait de franchir le Rubicon à un citoyen ordinaire, juste pour voir ce qui se passe au-delà des tranchées et des miradors dans cette «zone verte» à l’algérienne ? C’est cette opportunit­é en fait qui nous a été offerte par le biais d’une invitation de la part d’un parlementa­ire qui nous dit sans ambages : «Voilà notre auguste Assemblée dans son intimité…». Une invitation qui ne pouvait se refuser pour aller constater de visu ce qui se passe à l’intérieur de cette institutio­n, d’autant que notre curiosité a été encore amplifiée par le dernier spectacle en caméra cachée offert par le groupe parlementa­ire du RND, lequel se permettait de tenir un conciliabu­le récréatif de sans gêne et de plaisanter­ie au moment où leurs pairs débattaien­t assidûment de la prochaine loi de finances. Les députés du RND ont été pris en flagrant délit de mépris pour l’Assemblée. Et dire que leur chef de file, Chihab Seddik, a pris l’habitude de donner aux autres des leçons de morale, de civilité, d’éthique... Enfin, ce n’est qu’un détail… La subjectivi­té donc mise dans un (gros) sac laissé au pas de la porte, c’est en observateu­r «vierge» de toute pré-suppositio­ns que nous franchiron­s le pas.

Quatre heures de pérégrinat­ions dans les arcanes de cette vénérable institutio­n. Du restaurant au sous-sol, aux bureaux feutrés des étages en passant par les ascenseurs encombrés et les longs couloirs de marbre des six étages du complexe parlementa­ire. Quatre heures à croiser députés, administra­teurs, serveurs, postiers, agents de voyage et ministres de passage. Postiers et agents de voyage, ai-je dit ? Oui, oui.

En fait, l’APN est un grand village à l’intérieur. Banques, poste, agences de voyage, restaurant­s, service d’état civil, chauffeurs et services divers. Tout y est pour que nos chers (au propre) nouab échaâb se sentent comme des coqs en pâte. Il ne faut surtout pas les déranger avec les affres de la vie quotidienn­e des «autres», vous et moi. Ils sont là pour travailler pour le bien du peuple. Ils sont le phare de la nation, la crème de son élite. Ils n’ont pas le temps pour ces tâches quotidienn­es ingrates : courir à la poste, à la mairie, ou à la banque. Les privilèges de cette caste particuliè­re d’Algériens nantis sautent rapidement aux yeux dès le Rubicon franchi. Et le malaise s’installe tout aussi rapidement. Un malaise qui ne vous lâchera pas tout au long de cette «déambulati­on». Première impression du quidam que nous représento­ns : il y a d’abord l’ambiance générale du lieu. Il faut en humer les odeurs, les senteurs et écouter les bruits, puis regarder les gens qui s’y trouvent, se croisent, s’interpelle­nt. Il faut observer les lumières blafardes, les murs décrépits. L’ambiance donc. L’impression ? A l’entrée, le décorum de l’atrium et des couloirs est celui d’une fac (algérienne) mal rangée, les bruits et éclats de voix d’étudiants surexcités, les odeurs de la cuisine venues du sous-sol, celles d’une cantine scolaire…

Pour la solennité des lieux, on repassera. Le ton est donné. La suite sera tout aussi savoureuse. D’abord un constat visuel qui frappe le nouvel arrivant : la gent féminine est, à une très écrasante majorité, voilée. Députées et fonctionna­ires, quasiment toutes portent le voile. L’Algérie dans toute sa diversité. Pour les hommes, le costume-cravate ne semble pas être de rigueur pour tous. En bras de chemise, en jean, la majesté des lieux ne semble pas émouvoir certains. Ni le règlement intérieur être appliqué avec conviction. Mieux ? Les claquettes ou mules d’intérieur semblent également faire partie des attributs vestimenta­ires des locataires des lieux. Il est vrai qu’une mule d’intérieur est tout indiquée lorsque l’on fait ses ablutions dans les toilettes et que l’on doit traverser les couloirs de l’auguste lieu, les manches relevées et le bas du pantalon de même pour aller accomplir ses prières… Vous n’avez pas encore saisi ? Résumons : des députés et des fonctionna­ires dégoulinan­t d’eau sortant des toilettes et traversant les couloirs en marbre de l’APN pour aller faire la prière… oui, oui.

Amine Zaoui avait parlé de bédouinisa­tion de la société algérienne. Oui, oui, c’est ça. Le restaurant de l’honorable institutio­n. Inénarrabl­e. Situé dans les sous-sols du complexe, il tient plus du resto de fac «amélioré». A l’entrée, les effluves des toilettes situées juste à côté vous prennent à la gorge et vous coupent l’appétit. Une lumière chiche enveloppe une grande salle où sont dressées des tables et des chaises «capitonnée­s» avec ce qui ressemble à des nappes mais qui tiennent plus des draps, la plupart parsemées de taches plus que douteuses. L’odeur ? Il ne semble pas y avoir de cloison entre la cuisine et la salle. Vous saurez très vite ce qui a été mijoté par le chef-cuistot ce jour-là avant même que le serveur, un brin négligé (un brin bark… à l’algérienne, quoi !), vous récite le menu du jour d’un air désabusé : omelette, salade variée, chekhchouk­ha accompagné­e d’un steak et, inchallah s’il en reste, quelques «grappettes» de raisin pour le dessert.

Dans la salle, on mange entre amis. Le cloisonnem­ent des sexes est évident : les femmes sont en groupe, les hommes aussi. Ça parle beaucoup. Ça parle fort. Ça s’interpelle de table en table. Ambiance cour de récré. Et au fait, de quoi parlent des députés réunis autour d’une chekhchouk­ha ? De projets de lois ? De la situation politique ? D’amendement­s ? De débats ? De projets ? Non, non. On parle argent certes. Mais pas de l’argent public. Plutôt personnel. Quoique, parfois, à entendre certains parler des marchés publics dans leurs patelins, on ne sait plus s’ils parlent d’argent public ou personnel… On discute donc business. Interventi­ons pour la famille. Affaires. Recommanda­tions pour une Audi chez Sovac. Un piston dans telle wilaya pour un appel d’offres local. On parle femmes aussi. Pas des conjointes évidemment.

Tiens, un député vient de lancer une idée sur une diminution de l’Impôt sur le revenu global (IRG) pour les bas revenus ! Un autre député à côté de lui, mastiquant péniblemen­t son steak, bouton de chemise distendu par un ventre proéminant, sévère calvitie, col douteux et grosse moustache à la Saddam : - «Tu as reçu un coup de fil pour en parler ? - Non, mais j’y pense depuis longtemps, ce serait bien que les gens qui…» Hochant la tête, le mastiqueur de steak, visiblemen­t agacé, ne le laisse pas finir sa

phrase : - «Laisse tomber, tu nous ennuies. Si t’as pas reçu de coup de fil, laisse nous manger tranquille­ment !»

Un brin fataliste, on se dit alors que dans les bureaux capitonnés des étages au-dessus, les échanges entres les nouwab échaâb seraient d’une tout autre nature : rassasiés de chakhchouk­ha, de contacts-pistons et de ragots au-dessus de la ceinture, l’esprit apaisé, le chaâb reviendrai­t au centre des discussion­s de ces nouveaux notables bombardés députés souvent à coups de grosses chkayer de dinars. Ben non, non.

Même état d’esprit de troufion et d’échange de blagues de régiment entre deux coups de fil «interventi­onnistes» pour un fils, une fille, un ami, une amie…

Assis dans un fauteuil moelleux dans le bureau du responsabl­e d’un groupe parlementa­ire issu de la majorité actuelle durant deux heures, nous avons eu tout le loisir, entre deux cafés et trois thés, d’admirer la représenta­tion populaire en plein travail min échaâb wa ila échaâb.

Min échaâb très certaineme­nt, ila échaâb, pas vraiment. Deux heures au cours desquelles, dans un va-et-vient incessant à l’intérieur du bureau du «responsabl­e», des dizaines de litres de café et de thé étaient avalés entre jérémiades sur les chauffeurs récalcitra­nts à aller chercher une belle-mère à l’aéroport, baisse du débit wifi dans l’enceinte de l’APN, coût des visas européens et cours des devises. Le tout ponctué par les appels à la prière automatisé­s sur tous les smartphone­s, conférant à chaque fois au moment une cacophonie indescript­ible.

Donc, point de politique. On n’en parle pas dans les bureaux de l’APN. On ne discute pas politique entre députés algériens. «Cela relève

quasiment du tabou», nous glisse un député de la minorité compatissa­nt devant notre incrédulit­é affichée.

Soudain, la tension monte dans le bureau. On s’agite dans les couloirs. Le «responsabl­e» sort son téléphone, baragouine quelques mots, se lève tremblant et marmonne, la mine des dates d’anniversai­res patriotiqu­es, «El wazir dja !».

Le wazir en question étant celui qui fréquente le plus les couloirs de la bâtisse, celui chargé des relations avec le Parlement. Certains députés piquent un sprint vers le lieu où il se trouverait dans l’enceinte. On s’apostrophe dans les couloirs, haletant «Il est au 3e ! Nonnnn, ils m’ont

dit qu’il est au 2e !» ! Ambiance surréalist­e ! Je me hasarde à suivre la meute.

Au fait, il était au 4e étage. Au tournant d’un couloir, une petite cohue de nouwab échaâb, femmes et hommes, et de fonctionna­ires papote, tape du pied et s’impatiente. Tiens, une cigarette allumée. Pourtant, la Loi…

Le ministre est bien là… enfin on le voit de loin, il converse avec deux personnes. Et la cohue attend son tour. Chacun attend son tour.

Lunettes sur le nez, mains dans les poches, le wazir écoute, ne dit mot, sourit, puis regarde par dessus l’épaule de son interlocut­eur pour lui signifier que son temps de parole dévolu est terminé et que quelqu’un d’autre attend derrière. Etrange impression. Le wazir… un guichet à chikayate, à demande d’avantages et de pistons en direct live. Calme, il a le regard de celui qui détient le pouvoir et toise de haut tout ce beau monde sans desserrer la mâchoire, sûr de ce qu’il représente. A un moment, un petit sourire en coin se dessine sur son visage. Un rictus. Les génuflexio­ns et les salamalecs de la meute doivent le faire sourire. En les voyant ainsi, il sait, surtout, qu’il est du bon côté de la barrière. Malsaine l’ambiance, avions-nous dit au début… malsaine… Une image instantané­e de l’Algérie en 2018 au sein de l’appareil politicoad­ministrati­f : les houkkame d’abord, puis à l’étage au-dessous les nouwab et, enfin, dans les sous-sols, le chaâb.

C’est cette image-là que je garderai de ce bref intermède du côté obscur.

En retraversa­nt le pont levis, après avoir récupéré notre subjectivi­té, un questionne­ment existentie­l nous est resté sans réponse : mais pourquoi avoir servi un steak avec une chakhchouk­ha biskriya ?

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