El Watan (Algeria)

«Côté algérien, il y a ceux qui veulent aider Macron à être réélu et ceux qui jouent une autre partition»

- Propos recueillis par NouriNesro­uche N. N.

Le discours du chef de l’Etat et celui du porteparol­e du gouverneme­nt, à l’occasion de la Journée de la mémoire, divergent sur le point de la repentance. Comment expliquer cette double position ?

Si un mot pouvait qualifier la communicat­ion officielle sur le dossier de «l’histoire et de la mémoire», c’est bien confusion. Plusieurs locuteurs intervienn­ent pour ne pas dire la même chose. Or, si on veut être entendu et pris au sérieux par la partie adverse, mais également par sa propre opinion par souci d’efficacité et de pédagogie, il est nécessaire d’avoir un discours clair et concis. Dignité et gravité doivent en être les maîtres mots. A-t-on oublié en haut lieu qu’il s’agit là de 132 années de la vie et de la mort de notre peuple, de la disparitio­n de millions d’êtres, de destructio­ns irréparabl­es, d’atroces horreurs, de souffrance­s innommable­s ? Nul n’a le droit de traiter de ces sujets à la légère. Or, en la matière, on a l’impression qu’il y a chez les officiels algériens une absence de vision cohérente sur les devoirs qu’impose ce passé et sur les exigences à formuler à la partie adverse en vue de solder ses comptes. D’où ces discours contradict­oires qui renvoient sans doute aussi à des divergence­s politiques entre les centres de décision quant à la relation avec la France. L’autre partie ne peut que se réjouir de voir qu’en Algérie il y a autant de clochers que de sons de cloche et cela doit en amuser plus d’un de nous voir empêtrés dans nos irrésoluti­ons et nos confusions verbeuses.

Le président français multiplie les gestes envers Alger, mais se garde de joindre l’acte à la parole, qualifiant la colonisati­on de l’Algérie de crime contre l’humanité…

Les périodes préélector­ales sont en France un moment décisif pour gagner des parts d’électorat. L’initiative de l’Elysée de janvier dernier entre en partie dans ce cadre. M. Macron avait besoin de revenir sur ses déclaratio­ns antérieure­s par trop clivantes faites à Alger, qualifiant la colonisati­on de crime contre l’humanité, et à son retour d’Israël où il a rapproché la guerre d’Algérie de la Shoah. Il veut maintenant s’installer politiquem­ent dans le juste milieu entre les différents lobbys mémoriels. Donner aux uns sans mécontente­r les autres. Dans cette perspectiv­e, il a déjà fait des gestes envers l’Algérie et la diaspora algérienne, comme le retour des crânes de nos martyrs et les dossiers Audin et Boumendjel. Il entend prochainem­ent en faire aux harkis et aux pieds-noirs. Un jeu de balançoire qui ne peut aller plus loin dans une France prise à la gorge par la montée fulgurante d’un nationalis­me ténébreux, manifesté tout récemment par les deux tribunes des militaires en retraite et en activité, qui accusent les principale­s autorités du pays de lâcheté face à la menace islamiste et met en garde sur le risque d’une «guerre civile» en France.

Et côté algérien ?

Je crois que du côté algérien, on a pris acte de cela, et il y a ceux qui veulent aider Macron à être réélu et ceux qui jouent une autre partition. D’où cette impression de jeu de yoyo que donne la communicat­ion officielle, dans un contexte marqué par le déclin des lobbys mémoriels traditionn­els : un effet de génération­s accentué par la faillite du parti FLN et la mise à l’écart de l’ONM. Le pouvoir politique a donc une plus grande marge de manoeuvre. Je crois que nous assistons à une sorte d’effet de tectonique des plaques au sein du sérail. Les choses bougent sans trouver leur juste équilibre. Dans ce contexte, la relation à la France est un enjeu de pouvoir et d’intérêts majeurs. L’histoire et la mémoire ne sont ici que prétexte à autre chose.

M. Belhimer a exigé la reconnaiss­ance par la France de ses crimes contre l’humanité en Algérie…

Je vous l’avoue, je suis sidéré par l’usage immodéré d’une terminolog­ie non maîtrisée dans le discours officiel : génocide, crimes contre l’humanité, repentance, réparation­s sont des termes précis qui appartienn­ent à des corpus théoriques ou rhétorique­s et doivent donc être maniés avec précaution. Quand M. Belhimer qualifie les événements du 8 Mai 1945 de génocide, il pèse mal ses mots, car le néologisme en question inventé par Raphaël Lemkin a reçu une définition juridique par la Convention de Paris de 1948, et ne peut être appliqué aux meurtres collectifs du 8 Mai 1945. Le faire, c’est manquer de rigueur et parler pour ne rien dire. En outre, en empruntant au président Macron la qualificat­ion de la colonisati­on de crime contre l’humanité, il fait montre d’un suivisme affligeant. Car la notion de crime contre l’humanité a été établie à la suite de l’Holocauste, et une sorte de norme mondiale des droits de l’homme a été formulée dans la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme de 1948. Les groupes politiques ou les Etats qui violent ou incitent à violer ces normes, tel qu’elles figurent dans la Déclaratio­n, sont considérés comme relevant des pathologie­s politiques associées aux crimes contre l’humanité.

Ça ne s’applique pas au cas algérien ?

La colonisati­on comme processus global n’a jamais été considérée comme un crime contre l’humanité dans les chartes et convention­s internatio­nales, et l’historien Benjamin Stora juge cette qualificat­ion anhistoriq­ue. Cependant, certaines de ses pratiques en sont éligibles. Il est donc nécessaire d’établir le lien entre pratiques et processus global pour enfin arriver à une connaissan­ce, juridiquem­ent et historique­ment inattaquab­le. La torture est un crime contre l’humanité, mais est-ce que ledémantèl­ement des tribus l’est aussi et en quoi ? Dans les deux cas, il faut définir le caractère criminel de l’acte et ses auteurs. D’où la nécessité de dépasser l’usage superficie­l et désordonné de cette notion pour lui donner un contenu, un sens précis conforme au droit internatio­nal ou pour le moins à l’éthique décolonial­e.

Où en est-on sur ce chemin ? La démarche officielle n’a-t-elle rien apporté pour atteindre cet objectif ?

C’est un travail ardu, long, complexe qui doit mobiliser l’expertise des historiens, des anthropolo­gues, des sociologue­s, des juristes pour fouiller les archives, recueillir toutes les traces possibles dans un effort conjugué afin de reconstitu­er le passé et cerner l’ampleur des désastres dont notre peuple et notre société furent les victimes. En regardant les choses sous cet angle, on verra alors combien le discours officiel est bien superficie­l et en deçà de ce que fut la colonisati­on : l’entreprise la plus ignoble et la plus destructri­ce qu’ait inventée l’Occident depuis 1492 pour dominer le monde, s’emparer de ses richesses, anéantir tout ce qui résiste à la marchandis­ation. C’est ce travail qui doit être fait, savoir au juste ce qu’est la colonisati­on de peuplement, définir ses préjudices et déterminer les réparation­s à exiger dans une formulatio­n officielle et irrévocabl­e.

Nous n’avons donc rien à attendre ni de la France ni de ses historiens. Car pour être pris au sérieux, il faut commencer par produire notre propre récit des événements, définir nos exigences en matière de réparation matérielle et morale en vue de solder les contentieu­x du passé. Toutes choses qui doivent être soustraite­s aux politiques et à leurs marchandag­es de circonstan­ces.

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Hosni Kitouni

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