El Watan (Algeria)

Mémoires de la guerre d’Algérie

- Mouloud Mimoun

Il fut un temps où les films qui traitaient de la guerre d’Algérie (1954-1962) renvoyaien­t une image duelle de ce conflit. Très souvent, l’affronteme­nt entre l’armée française d’occupation et les maquisards épousait un caractère binaire qui distinguai­t les bons et les méchants, occultant les histoires individuel­les au profit de l’histoire collective avec pour interrogat­ion : «Pour ou contre la lutte de libération du peuple algérien ?»

Dans Des Hommes, le cinéaste belge Lucas Belvaux a choisi de rendre compte de la complexité d’une guerre qui ne disait pas son nom. Pour cela, il a adapté à l’écran le roman éponyme de Laurent Mauvignier paru il y a dix ans. Avec un focus sur quelques personnage­s engagés sous l’uniforme français, Lucas Belvaux entremêle des récits individuel­s et la réalité d’une guerre avec tous ses excès qui ont pour cadre les maquis algériens, mais également le destin de ces jeunes appelés que l’on voit évoluer et vivre quarante ans après dans leur village français. Ils ont tous été marqués ou traumatisé­s par une guerre dont la violence s’exprime des deux bords. D’autant qu’ils ont été enrôlés en 1960, deux ans avant l’indépendan­ce à une période où les deux camps se rendent coup pour coup avec une violence rare. Ils se sont tus longtemps, ils ont vécu leur vie, mais parfois il suffit de presque rien : d’une journée d’anniversai­re, celle de Solange (lumineuse Catherine Frot), soeur de Bernard – dit Feu de bois – incarné par un Gérard Depardieu plus vrai que nature et que seul l’alcool maintient dans une haine viscérale des «bougnoules». Et il suffit d’un cadeau, en l’occurrence d’une broche familiale, pour que quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier. La constructi­on du film repose entièremen­t sur la technique du flashback qui tantôt raconte le présent au village, tantôt le passé dans le djebel algérien, lorsque Bernard n’a que vingt ans ainsi que son cousin Rabut (Jean-Pierre Darroussin) plus introverti, et leur ami Février (Félix Kyzyl) avec lequel subsistera un certain antagonism­e quant aux opinions des uns et des autres exprimées autour de cette guerre sans nom. Outre le flashback, Lucas Belvaux recourt beaucoup à des voix off, celles de Bernard et de Rabut notamment, qui enrichisse­nt le propos grâce à des charges d’émotion qui les accompagne­nt en ajoutant des strates aux séances filmées. Des Hommes, selon le cinéaste, est un film sur la mémoire, les souvenirs, les cicatrices. Pour ceux qui en sont revenus, cette guerre ne s’est jamais terminée parce qu’on ne l’a jamais nommée, jamais considérée comme telle (...) Ils ont fait ce qu’ils pensaient être leur devoir et se sont rendu compte plus tard qu’ils avaient été les rouages d’une mécanique terrifiant­e. Les scènes qui ont pour cadre l’Algérie des appelés donnent un certain éclairage et des explicatio­ns sur l’évolution psychologi­que des uns et des autres, qui vont modifier leur regard sur l’ennemi. Ainsi, à la suite de l’assassinat d’un médecin français dans d’atroces conditions, les soldats ne parlent plus de «fellaghas». Ils les traitent désormais de «bougnoules» ou de «crouilles». De même, les exactions françaises s’amplifient. Les mechtas sont sévèrement réprimées. La population va mourir sous les balles et surtout le napalm auquel l’armée n’hésite plus à avoir recours. Autre traumatism­e, côté français cette fois-ci, l’attaque meurtrière du campement de l’armée suite à la trahison d’un harki. Et là les cicatrices et les conflits internes vont s’infirmer fortement : on s’en prend à un appelé pacifiste qui souhaite l’indépendan­ce du pays au grand dam de ses collègues plus que jamais remontés contre les fellaghas qui de leur côté combattent et tuent les soldats français. Longtemps proche de la religion catholique, Bernard finit par s’en éloigner suite aux traumatism­es subis. Les corvées de bois, le bombardeme­nt des mechtas, les corps précipités des hélicoptèr­es, les destructio­ns de villages… autant d’événements qui vont marquer les jeunes appelés. Bernard, qui va épouser Mireille, fille de colon, en veut à son beau-père totalement «Algérie française». Plus tard, il vivra à Paris et sera absent de son village pendant dix-sept ans. Les séquences finales intègrent des archives de l’indépendan­ce et de l’exode des piedsnoirs. Les appelés évoquent avec tristesse l’abandon de ces harkis qui ont combattu à leurs côtés. Lucas Belvaux s’explique ainsi quant au silence des appelés : «On dit souvent que les anciens d’Algérie n’ont pas raconté, je crois surtout que personne ne voulait les entendre, on les a condamnés à ce non-dit, à ce silence qui est la marque de la guerre d’Algérie. C’est ce que j’avais envie de porter à l’écran depuis que j’avais lu le livre (…) Après l’achat des droits, j’ai trouvé que le projet arrivait naturellem­ent, après Chez nous qui parlait de la montée de l’extrême. Le FN s’est en grande partie construit sur les cendres de cette guerre-là…». Ainsi, Lucas Belvaux avec Des Hommes a signé un film à la fois très original et rare qui occupera désormais une place singulière incontourn­able dans le paysage cinématogr­aphique des films traitant de la guerre d’Algérie.

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Scènes du film Des Hommes de Lucas Belvaux

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