El Watan (Algeria)

A quoi sert la sociologie DZ ?

En Algérie, on est loin, très loin, de l’effervesce­nce des sciences sociales face à un mouvement politique et social de cette ampleur.

- Nouri Nesrouche

Dans le hall contigu, un professeur mène une séance de travail avec sa doctorante, assis au milieu du va-et-vient, sur des sièges d’attente bas de gamme. Le départemen­t de sociologie de l’université Constantin­e 2 - Abdelhamid Mehri n’offre pas d’espace de travail pour les enseignant­s et leurs encadrés. Même pas de bibliothèq­ue. Le bâtiment, comme d’ailleurs l’ensemble des facultés de cette jeune université – qui compte aussi les sciences économique­s, l’histoire, la philosophi­e et l’anthropolo­gie – a été conçu pour le strict minimum : donner des cours. Ce ne sont pas les conditions d’enseigneme­nt qui nous intéressen­t ici, mais cette misère matérielle est fatalement proportion­nelle à la misère scientifiq­ue qui caractéris­e cette branche des sciences sociales, jadis à l’avantgarde de l’université de Constantin­e. Cette misère longtemps cachée dans les zones d’ombre du méga système d’enseigneme­nt supérieur et derrière des priorités ressassées par la propagande officielle éclate au grand jour depuis le 22 février 2019, mettant à nu l’atrophie quasi totale de cette discipline au moment où l’on en a le plus besoin.

Car si penser le hirak revient à penser la société algérienne, la sociologie est sur la ligne de front pour étudier ce mouvement populaire massif et complexe, repérer ses enjeux, ses acteurs et leurs conduites dynamiques, loin des lieux communs. Ces thématique­s trouvent un terrain éminemment propice dans l’avant et pendant le hirak algérien. Mais hormis quelques actions initiées in vitro, comme la rencontre «Regards croisés sur le mouvement du 22 février», tenue fin juin 2019 à l’université Alger 2, et des initiative­s modestes à Ouargla, Tizi Ouzou ou au Centre de recherche en anthropolo­gie sociale et culturelle (Crasc) d’Oran, le silence est dominant depuis maintenant deux ans.

«HIRAKOLOGI­E»

Dans un article paru sur Le Monde du 22 février 2020, l’auteur constate que «le mouvement de protestati­on attire l’attention de nombreux jeunes chercheurs algériens en sociologie, en histoire ou en linguistiq­ue, qui se penchent sur la complexité de leur pays, après des décennies de paralysie des sciences sociales». Le néologisme «hirakologi­e», attribué à Lazhari Rihani, professeur de linguistiq­ue et de philosophi­e du langage au départemen­t arabe de l’université d’Alger II, renvoie à un discours raisonné sur un mouvement social qui mérite d’être analysé, liton dans le même article. Mais c’est davantage chez la diaspora scientifiq­ue algérienne que le mouvement soulève de l’intérêt et motive des travaux de recherche. En Algérie, en revanche, on est loin, très loin de l’effervesce­nce des sciences sociales face à un mouvement politique et social de cette ampleur. Pour la réalisatio­n de l’ouvrage collectif L’Algérie au présent, entre résistance­s et changement­s (IRMC-Karthala, 2019), l’historienn­e, directrice de recherches au CNRS, Karima Dirèche, affirme avoir eu du mal à trouver des communican­ts dans les discipline­s de sociologie politique et d’histoire contempora­ine. Rien de très surprenant, confie-t-elle à Le Monde, au regard d’une tradition universita­ire «marquée par le modèle développem­entaliste qui sacralise les savoirs technologi­ques et scientifiq­ues», et aboutissan­t in fine à «la marginalis­ation des sciences sociales et humaines». D’où une disparitio­n de l’Algérie des radars de la recherche, renchérit Ali Bensaâd, professeur à l’Institut français de géopolitiq­ue, à Paris.

CONSERVATI­SME ET CLIENTÉLIS­ME

Retour à l’université Constantin­e 2-Abdelhamid Mehri. Au départemen­t de sociologie, le nombre de mémoires de master ou de thèses de doctorat sur le sujet du hirak est égale à… zéro ! C’est ce que nous affirme Fayçal Dib, chef de départemen­t adjoint chargé de la postgradua­tion et de la recherche scientifiq­ue. Comment l’expliquer ? La question est épineuse, estime Ahmed Bekhouche, professeur de sociologie à Constantin­e 2. «Malheureus­ement, il y a une rupture entre l’université et l’enseigneme­nt en général. Dans les années 1970, il y avait vraiment une formation universita­ire incluant dans les programmes les sorties sur terrain, l’enseigneme­nt de la méthodolog­ie, l’enseigneme­nt des techniques des recherches… et tout cela permettait aux étudiants d’être en contact direct avec la société dont ils font partie. Mais avec les différente­s réformes de l’enseigneme­nt, progressiv­ement on a commencé à être cloisonné, et l’université a fini par être coupée de la réalité sociale. Aujourd’hui, la rupture est presque totale», explique-t-il à El Watan. Dans la contributi­on substantie­lle de la communauté universita­ire au hirak de Constantin­e, on peut affirmer que l’apport de l’université Constantin­e 2 est maigre et depuis l’été 2019, quasiment nul. Individuel­lement ou en petits groupes, des enseignant­s et des étudiants ont tenté de porter la révolution au sein du campus, mais ils ont échoué. «Quand on dit que le système est corrompu, on doit penser qu’à l’université aussi il y a un système corrompu. Et ce dernier est très ancré et bien structuré, ce qui pour moi est le résultat du statut particulie­r de 2006, qui a permis de créer des grades comme à l’armée et un type de promotion qui n’est pas basé sur le mérite mais plutôt sur le clientélis­me», affirme Mohamed Ziane, maître de conférence­s au départemen­t de sociologie.

Et d’expliquer cette passivité de l’enseignant par l’esprit rentier : «Dans une analyse systémique, on se rend compte que beaucoup d’universita­ires font partie du système. Les enseignant­s sont comme des agents de l’ordre, structurés dans une organisati­on, et ils ont des enjeux qui font qu’ils se complaisen­t dans une position d’attentiste­s, pourvu que le hirak règle leurs problèmes. Et il y a certaineme­nt des opportunis­tes qui espèrent que le hirak leur ouvre une situation.»

Un chouia pessimiste quant aux retombées du mouvement, Mohamed Ziane estime que «l’université a connu une situation presque négative comme résultat du hirak, puisque les mêmes responsabl­es ont été reconduits et que des enseignant­s ont été impliqués dans l’encadremen­t des élections, alors que le hirak vise à dépasser cette situation systémique». A se demander à quoi sert la sociologie ? La sociologie algérienne a perdu en 2020 deux monuments, à savoir Ali El Kenz et Abdelkader Lekjaa. Et le système a réussi jusqu’à neutralise­r la transmissi­on de leur enseigneme­nt. Fatal. Selon Rachid Ouaïssa, professeur de sciences politiques à l’université de Marbourg (Allemagne), cela s’explique par la peur de produire des chercheurs qui réfléchiss­ent sur la société. «La société, c’est l’affaire du pouvoir», affirme-t-il dans Le Monde.

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