El Watan (Algeria)

«Dans les sciences sociales, nous sommes dans le sanctuaire du conservati­sme»

- N. N. Propos recueillis par Nouri Nesrouche

Le départemen­t de sociologie à l’université Constantin­e 2 brille par son silence à l’égard du hirak comme phénomène politique et social, pourquoi ?

Nous sommes hors temps, je le dis de par mon expérience. D’ailleurs, même la mobilisati­on dans le hirak n’a pas été très importante chez nous. Il faut aussi savoir que la communauté des sciences sociales à Constantin­e est idéologiqu­ement marquée par le conservati­sme. Vis-à-vis du hirak, quand elle n’est pas contre, ça ne l’intéresse pas toujours.

Comment expliquer cette «indifféren­ce» de la part de la communauté de sociologie, les étudiants y compris ? S’agit-il de raisons lointaines et idéologiqu­es ?

Tout à fait. La sociologie est marquée idéologiqu­ement. Une bonne partie de l’encadremen­t est marquée par le conservati­sme… Pourtant, le même départemen­t était plutôt idéologiqu­ement à gauche et impliqué dans toutes les luttes dans les années 1970/80… C’était dans l’air du temps, et c’était valable dans tous les départemen­ts de sociologie d’Algérie et les sciences sociales et non sociales en général. Le basculemen­t s’est produit progressiv­ement avec l’arrivée des étudiants issus de l’école qui produit de l’identitair­e au lieu de l’efficacité.

Ne pensez-vous pas que l’orientatio­n par défaut pour les bacheliers moyens y est pour quelque chose ?

Il y a un peu de cela aussi oui, comme le camion-balai qui dans les courses cyclistes ramasse les blessés et les retardatai­res de l’étape. Mais c’est beaucoup plus profond que cela en vérité. Et l’école est à l’origine du problème. Il y a un maillage culturel de la société algérienne ; un maillage tellement serré qu’il est difficile d’y échapper, sauf pour les enfants issus des classes moyennes dont les parents possèdent d’autres ressources intellectu­elles pour les protéger de ce maillage produit par l’école, par la mosquée et par la télévision.

Est-ce aussi le fait que les étudiants envoyés en sociologie viennent de la ruralité et de catégories sociales dont les parents ne sont pas suffisamme­nt outillés ?

Pour l’anecdote, je demande expresséme­nt à mes étudiants et je les mets au défi si parmi eux il se trouve un dont le parent est médecin, et la réponse est non (rire). Il y a de grands mécanismes de sélection de l’école qui font que les catégories sociales qui arrivent à l’université pour la première fois viennent aussi de la ruralité, du prolétaria­t et du sous-prolétaria­t. Ce jeu de la sélection sociale et la possession du capital culturel permettent déjà de sérier avant usage.

Si on va en médecine ou en architectu­re par exemple, on trouve déjà qu’avant de faire ce choix l’étudiant a une maîtrise de la langue française pour pouvoir faire ces études, alors que les autres n’ont rien. Et si on fait a contrario une étude sur le besoin d’intégrer la langue anglaise, ici ils vont être à 100%, alors qu’en architectu­re, par exemple, ils vont être beaucoup moins. Donc, ce marquage est là présent et il marque totalement le hirak. Il n’y a pas de hasard.

D’ailleurs, quand je regarde des photos du hirak, je vois plus de gens adultes et non les jeunes des stades. Le hirak a permis de faire ressurgir, mais sans violence, une bataille des années 1990 qui n’est pas achevée, et qui pour eux n’est pas perdue. Quand on prend des collègues, jeunes enseignant­s, femmes, et qu’on commence à analyser quoi que ce soit, ils posent d’abord le cadre identitair­e et c’est à partir de là qu’on analyse sans s’en rendre compte. C’est le produit mental du maillage dont je parlais plus haut. Pendant le hirak, il y a eu les arabistes pour ne pas dire les islamistes. Ces partisans de l’arabité sont des extrémiste­s de la langue arabe et de l’identité, qui ont d’emblée tenté de se distinguer par rapport aux autres. Et le hirak a permis la résurgence des clivages entre ces arabistes et les autres, c’està-dire ce qu’ils qualifient de francophon­es et de berbéropho­nes. Le hirak a permis le retour de ces gens qui sont toujours en bataille pour l’identité. Ils sont partie prenante du hirak et ils pensent que leur bataille n’est pas perdue, on les trouve cachés derrière par exemple «la badissya-novembariy­a», et nous ici, dans les sciences sociales, nous sommes dans le sanctuaire du conservati­sme.

Au niveau de l’encadremen­t aussi il n’y a pas de travaux, même pas d’articles, pourquoi ?

Ici à l’université, on est en train de gérer la médiocrité qui ne nous laisse plus le temps de porter notre attention sur les sujets qui ont un intérêt.

C’est un gros problème. Nous sommes englués dans des pédagogies très médiocres, dans la gestion des grands groupes, dans les heures de la pédagogie, couvrir les faits, nous sommes dans le formalisme et on n’a pas le temps, et puis nous sommes un peu rentiers, puisque nous possédons quelques privilèges. Sinon, je suis déçu aussi, moi qui suis un peu féministe, par les femmes qui ont accédé à un niveau de savoir, mais qui préfèrent gagner sur ce qu’elles peuvent bénéficier d’ouverture sur leurs droits et se maintienne­nt dans un modèle de vie conservate­ur qui les arrange.

Les femmes plutôt majoritair­es ici manquent de courage et n’investisse­nt pas dans la pensée, dans la critique, hélas, et se contentent de la «khobza», elles sont dans la rente comme nous-mêmes. La bataille qu’on devrait gagner, que la femme devrait gagner en accédant à l’université, est dans l’autonomie de la pensée. Cette bataille n’a pas eu lieu et c’est une catastroph­e.

Donc, si on peut oser une conclusion sur l’état de la sociologie à l’université de Constantin­e et son rapport au hirak, qu’est-ce qu’on pourrait dire ?

Je dirais qu’exception faite de quelques éléments, nous sommes à côté de la plaque, voire en dehors de l’histoire. Le conservati­sme ne coûte pas cher, c’est le changement qui exige de payer un prix. C’est lié à la rente ; ceux qui ne bougent pas s’en sortent beaucoup mieux que ceux qui bougent.

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