«La législation ne mentionne en aucun cas la nationalisation du théâtre algérien»
Mohamed Ghernaout est diplômé de l’Ecole nationale des beaux-arts d’Alger, enseignant au Centre national de formation des personnels spécialisés des établissements pour handicapés (CNFPH), ancien secrétaire de rédaction à En Nasr et El Hadef, et auteur de plusieurs ouvrages dont Constantine, mémoire d’un théâtre 1974-2014- édité par le Théâtre régional de Constantine en 2014, La solidarité par les textes, un recueil de textes législatifs non édité depuis 2009 ( faute de moyens). Il est également réalisateur de plusieurs documentaires à caractère culturel, éducatif et social. Connu aussi pour être un chercheur en art du spectacle, il prépare son dernier ouvrage sur la mémoire de l’Opéra de Constantine pendant la période coloniale (1883-1962). Ceci sans oublier sa disponibilité pour le travail associatif durant près d’un demi-siècle. Dans cet entretien accordé à El Watan, il revient sur des faits méconnus dans l’histoire du théâtre algérien
Vous avez soulevé la question de la nationalisation des théâtres nationaux évoquée dans certains écrits de la presse, alors qu’elle n’a jamais eu lieu. Comment expliquez-vous cette confusion qui persiste toujours dans les esprits ?
Effectivement, cette confusion persiste toujours dans la plupart des esprits. A un certain moment, j’étais moi-même convaincu qu’au mois de janvier 1963, l’Opéra de Constantine a été nationalisé avec les trois autres théâtres (Alger, Oran et Sidi Bel Abbès). Malheureusement, en effectuant des recherches sur le théâtre de Constantine, je m’aperçois que le décret n° 63-12 du 8 janvier 1963 portant organisation du théâtre algérien ne mentionne en aucun cas la nationalisation. D’ailleurs, Mohammed Kali le mentionne clairement dans la page 104 de son livre 100 ans de théâtre algérien, paru en 2013 où il note : «Le mot nationalisation ne figure même pas dans le décret législatif censé la consacrer. Il ne pouvait juridiquement s’y référer puisque ces biens immeubles appartenaient déjà à l’Etat à travers ses démembrements que sont les communes d’Alger, Constantine, Oran et Sidi Bel Abbes». D’autre part, en 1962, la passation des consignes de l’Opéra de Constantine a été confiée à messieurs Bentalha et Khlifi, dit Kazkouze Tahar comme premiers responsables algériens postindépendance. A cette époque, le théâtre arabe à Constantine essaie de s’organiser afin de préparer les festivités du 5 Juillet 1962. Pour cela, un projet pour la création d’une troupe théâtrale a été élaboré auparavant par Acheuk Youcef Abderrahmane, Bencheikh Lefgoune Hacene, Chouaib Cherif et Tchakeur Mohamed, cette idée qui avait pour nom Groupement artistique constantinois (GAC). Le projet a reçu l’approbation des responsables de la wilaya II, ensuite ceux des responsables de la Mintaqa 5, messieurs Mostefa Boutmaïra et Fadel. Tout juste après, c’est-à-dire le 5 juin 1962, les comédiens et musiciens de la ville de Constantine se sont réunis en assemblée sous la présidence de Chaker Mohamed et Bendali Amor, afin de concrétiser le projet qui porte le nom cette fois-ci du Comité artistique départemental (CAD) en arabe (El Ittihad El Feni El Kassentini). D’après les archives de Acheuk Youcef Abderrahmane, une association regroupant tous les artistes, dont Bencharif Chérif, Cherrouat, Djilani Cherif, Bestandji El Hani, Azzi, Tahar Boubekeur, Bouffar, Bendraa, Miroua, Nacer, Kebitna, Bengouireh, Djezzar Abdelmadjid, Benabdallah, Aouli, Acheuk Youcef Abderrahmane, Bencheikh El Fgoune El Hacene, Boughaba El Hacene, Benachour Mohamed Salah, Doudache Abdelaziz, Cheikh Benmalek, Belamouchi Brahim, Bendali Amor, Chaker Mohamed, les frères Kharouatou, Touache Mohamed Salah, Daoudi Malik, Benelmir Maamar, Benkhouiet Rachid, Badadi Cherouat, Ouechen Mohamed, Chouaib Cherif. D’ailleurs, entre les mois de juillet et août 1962, il n’y avait que des représentations de théâtre arabe à Constantine, comme la troupe Riad El Asri de Constantine sous la direction de Charif Ahmed qui a donné un programme en deux parties, la première une pièce théâtrale intitulée Les aventures de Cheikh Aty’a et la seconde partie entièrement consacrée à la musique moderne. Il y avait aussi la troupe de Touache Mohamed Salah avec sa pièce théâtrale en 4 actes Prise de conscience en arabe parlé de Touache. La tournée El Mostakbal par Mohamed Ouechen dit Kaci Ksentini, ainsi que la troupe d’Alger (groupement artistique). Ensuite, les délégués municipaux de la ville de Constantine proposent la création d’un poste supplémentaire de professeur d’École des beaux-arts pour assurer la direction artistique de l’Opéra, poste confié à Benmalek Omar. Et pour le choix de la direction de l’Opéra de Constantine (saison 1962-1963), le président de la délégation spéciale donne la direction artistique à Benmalek Omar pour la conduite et la tenue des spectacles. La délégation adopte pour cette saison l’exploitation par la commune en régie directe de l’Opéra municipal pour la saison 1962-1963, le règlement intérieur de cette régie et un crédit de 130 000 Nouveaux francs (NF) pour la saison 1962-1963. En fin de compte, il n’y avait plus de Français qui dirige la scène de l’Opéra de Constantine depuis le dernier spectacle du 20 mai 1962. D’ailleurs, la nationalisation est une opération de transfert à la collectivité nationale des biens et des moyens privés, or que l’Opéra de Constantine était le bien de la municipalité du collectif de la nation algérienne.
Un décret n°63-12 du 8 janvier 1963 portant organisation du théâtre algérien est paru au Journal officiel, mais il demeure lui aussi méconnu. Vous ne croyez pas que la presse n’a pas joué un rôle dans sa diffusion au moins pour dissiper cette confusion ?
Oui, c’est vrai, la presse parle de temps en temps de cette organisation du théâtre algérien et de la création de la troupe nationale dénommée Théâtre national algérien (TNA), mais en aucun cas n’a dissipé cette confusion. Une confusion qui dure jusqu’à maintenant, que ce soit sur les colonnes de la presse écrite ou même dans des ouvrages destinés au 4e art. Je pense qu’il ne faut pas faire d’amalgame entre le décret n°63-12 du 8 janvier 1963 et le concept en cause, d’ailleurs, c’est le rôle de la presse d’investigation pour mettre fin ce méli-mélo.
Selon vous, quel est le rôle des chercheurs en histoire du théâtre algérien pour révéler aux gens intéressés et au large public les véritables faits qui ont marqué l’histoire de cette institution ?
S’engager dans le milieu culturel, c’est pour ramener des éclaircissements sur l’histoire de notre activité théâtrale, chose qui n’est pas facile. Dans cette visée, le chercheur doit en savoir beaucoup. Il faut connaître les constats faits par tous nos prédécesseurs, il faut avoir des qualités ; en premier lieu la passion, ensuite l’objectivité, la rigueur, l’intelligence et surtout l’inventivité. Le chercheur doit savoir maîtriser un certain nombre d’outils de recherche. Il consacre la majeure partie de son temps de travail au progrès de ce domaine. Son rôle est de mettre en valeur certaines réalités méconnues, l’acquisition de connaissances abstraites ou spéculatives des événements oubliés, il vérifie des hypothèses, il collabore au progrès de la connaissance qui doit être utile à la société. Il préserve notre mémoire culturelle.
Est-il temps d’accomplir à travers la presse un véritable travail de mémoire en hommage à ces pionniers du théâtre en Algérie ?
Absolument, en restituant simplement les morceaux du puzzle. En réalité, le travail de mémoire en hommage à ces pionniers du théâtre en Algérie reste méconnu du fait, quand on a tout le temps privilégié ou mis sous les feux de la rampe une, deux ou trois personnes seulement, au détriment d’autres pionniers quand ont peut en trouver à Blida, Tlemcen, Constantine, Annaba ou Biskra. Il y a aussi le manque d’archives de la période coloniale qui fait obstacle à toute initiative pour mettre en valeur cette mémoire richissime qui doit être préservée à jamais pour notre société.
Un mot pour conclure ?
A mon avis, pour préserver et sauvegarder notre patrimoine culturel, l’Etat doit s’engager pour aider les chercheurs surtout les gens motivés. Personnellement, je suis sur un travail de recherche (la mémoire d’un théâtre) depuis 2015. Je me déplace sur Alger, Marseille et Paris, sur mes frais personnels. J’ai sollicité l’université algérienne pour un partenariat afin de finaliser mon travail. La réponse a été négative du fait que je ne travaille pas à l’université. Par contre, j’ai eu des réponses favorables des universités de France à l’instar de l’Université Sorbonne nouvelle - Paris 3, de l’université Paris 8 et d’Aix Marseille université. Et le même problème se pose pour trouver un éditeur.