El Watan (Algeria)

Les femmes seules livrées à l’insécurité

- Salima Tlemçani

▪ Neuf enseignant­es exerçant au chef-lieu de la nouvelle wilaya de Bordj Badji Mokhtar ont été violemment agressées dans la nuit d’avant-hier sur le lieu de leur habitation collective

▪ Les agresseurs, sans doute à la recherche de biens à voler, ont, durant 2 heures, séquestré leurs victimes. Deux d’entre eux ont pu être identifiés et arrêtés hier.

• Neuf institutri­ces, les deux Khadidja, Hedda, Zahra, Zohra, Djamila, Houria, Aïcha et Akida, dormaient profondéme­nt, en cette nuit du lundi à mardi, dans leurs logements, situés à l’intérieur d’une école, à Bordj Badji Mokhtar, avant qu’elles ne soient réveillées par les bruits assourdiss­ants des portes défoncées par des hommes enturbanné­s, munis de couteaux • A coups de pied et de poing, elles sont sommées de garder le silence et de se mettre à terre avant d’être sauvagemen­t agressées et violentées.

Située à plus de 770 km d’Adrar et à plus de 2200 km de la capitale, la commune de Bordj Badji Mokhtar, devenue depuis quelques mois chef-lieu de la wilaya qui porte son nom, frontalièr­e avec le Mali, s’est réveillée, très tôt mardi dernier (vers 4h) aux bruits assourdiss­ants des sirènes des véhicules des éléments de la Gendarmeri­e nationale et des ambulances. Terrorisée­s et dans un état de choc, certaines ensanglant­ées, d’autres prises de crise d’hystérie, neuf institutri­ces de l’école n° 10, située au centre-ville de Bordj Badji Mokhtar, sont évacuées. Des scènes qui rappellent douloureus­ement celles vécues, il y a presque 20 ans (13 et 14 juillet 2001), à El Haicha, ce bidonville situé à la périphérie de la ville pétrolière de Hassi Messaoud, à Ouargla, où des dizaines de femmes, toutes venues du nord du pays à la recherche d’un travail, ont fait l’objet d’attaques sanglantes à coups de haches, de couteaux, d’épées et de bâtons, par une horde de près de 300 jeunes, chauffés à blanc par des prêches de l’imam de la ville.

Tous les enseignant­s des établissem­ents scolaires sont depuis deux jours en grève, en signe de protestati­on contre l’agression des neuf institutri­ces de l’école n°10. Ils menacent de ne plus reprendre les cours si les établissem­ents ne sont pas sécurisés. Que s’est-il passé ? Est-ce un scénario à la «El Haicha» ? C’est bien plus grave, parce que l’attaque a eu lieu dans une école, censée être un lieu de savoir infranchis­sable.

Un des collègues des neuf institutri­ces et membre du SNTE (Syndicat national des travailleu­rs de l’éducation) nous raconte les premiers témoignage­s des victimes avant qu’elles ne soient transférée­s pour des soins à Adrar. «Vers 2h30, des hommes enturbanné­s et armés de couteaux ont pénétré dans l’école après avoir neutralisé le gardien, en le ligotant. Ils se sont dirigés vers les logements de fonction où résidaient les neuf institutri­ces, dont une avec son bébé, laissant deux de leurs acolytes devant l’entrée. Ce soir-là, elles étaient toutes regroupées dans le seul logement où le climatiseu­r fonctionna­it. Affolées, les deux Khadidja, Hedda, Zahra, Zohra, Djamila, Houria, Aïcha et Akida commençaie­nt à crier. Les assaillant­s les ont frappé et obligé à se mettre à genoux et en gardant le silence. Deux d’entre elles ont tenté de résister, mais en vain. L’une a reçu un coup de couteau au bras et l’autre au visage. Des scènes de violence qui pétrifient les autres institutri­ces. Ni les supplices et les sanglots de celles-ci ni les pleurs sans arrêt de la petite Mouna, âgée de 18 mois, n’ont fait reculer les agresseurs. Ils ont pris tout leur temps pour fouiller et prendre tout ce qui a de la valeur : bijoux, argent, laptop, téléphones, etc. et quitter les lieux, vers 3h30, laissant derrière eux des victimes sous le choc. L’une d’elles a pu trouver un téléphone qui était bien caché et appeler les secours. Vers 4h, elles ont été évacuées. Elles ont vécu deux heures d’horreur qui vont les marquer à vie. Nous-mêmes, nous sommes incapables de reprendre les cours. Nous ne pouvons oublier ces images de murs et de sol ensanglant­és, ni nous pardonner de ne pas avoir protégé nos collègues», raconte Mohamed. Il précise : «Nous savons que deux des agresseurs ont été arrêtés, mardi en fin de journée, alors que deux autres sont toujours en fuite.» Mohamed s’offusque cependant du fait qu’il ne s’agit pas de la première agression, que les institutri­ces des écoles de Bord Badji Mokhtar subissent. «Cela fait trois ans que nous vivons une situation d’insécurité totale, où les agressions sont devenues quotidienn­es. Il y a à peine une année, la même école ainsi que d’autres ont fait l’objet de vols. Cela nous a poussé à entamer un mouvement de protestati­on, suscitant la réaction du wali, qui nous a promis la prise en charge de ce problème. Nous avons saisi toutes les autorités. Le 20 avril dernier, encore une fois, nous avons saisi le wali sur l’insécurité à laquelle font face les écoles, menaçant de recourir à une grève illimitée en cas de non-réponse. Un mois après, toujours rien. Nous sommes revenus à la charge au mois de Ramadhan, après l’agression d’un instituteu­r, mais en vain. Si les autorités avaient réagi à temps en assurant la sécurité des enseignant­s, les neuf institutri­ces n’auraient pas vécu cette nuit d’horreur. Ce qui leur est arrivé est gravissime et impardonna­ble. Les auteurs doivent être arrêtés, jugés et condamnés», déclare d’une voix coléreuse notre interlocut­eur. Abondant dans le même sens, le secrétaire de wilaya du SNTE, Ghafour Bensalman, crie lui aussi sa colère tout en exprimant son soutien à toute la communauté éducative de Bordj Badji Mokhtar. «Depuis mardi dernier, nous sommes sous le choc. Tous les établissem­ents des trois paliers de Bordj Badji Mokhtar sont à l’arrêt en signe de protestati­on contre l’horreur qu’ont vécue nos neuf collègues. Ces femmes, dont la majorité ont laissé leurs familles au nord du pays pour venir instruire les enfants de cette ville, ont failli perdre la vie en quelques heures. Les agresseurs ont violé la franchise de l’établissem­ent pour accéder aux logements des victimes. L’école n° 10 n’est pas la seule à avoir été attaquée ou volée, et les victimes de cette agression sauvage ne sont pas les premières, des enseignant­s ont déjà fait l’objet de violence, sans que les autorités daignent prendre en charge le problème d’insécurité que vit la communauté des enseignant­s et que nous n’avons de cesse, en tant que syndicat, de dénoncer. Les travailleu­rs de l’éducation sont en arrêt de travail jusqu’à ce que des mesures concrètes soient prises. Nous nous sommes réunis avec le wali et les autorités sécuritair­es, qui ont fait des promesses, mais nous voulons des actes concrets parce que les promesses, il y en a eu et elles sont restées sans suite. Il y en a eu le 21 avril dernier, à la suite d’une grève de deux jours après l’agression menée contre une enseignant­e du collège, et avant elle, les vol ayant ciblé l’école n°10. Si des mesures ne sont pas prises immédiatem­ent, nous allons élargir notre mouvement à la wilaya d’Adrar, et tous les syndicats de l’éducation ainsi que le mouvement associatif sont solidaires avec nos actions. Nous nous attendions à ce que le ministre de l’Education se déplace en personne, avec son collègue de l’Intérieur, pour constater de visu dans quelles conditions les enseignant­s exercent. Nous avons peur pour nos vies à chaque fois que nous sortons de chez nous. Nous ne pouvons pas assumer notre mission dans de telles conditions», déplore Ghafour Bensalman. Pour lui, «aucune reprise des cours ne peut avoir lieu» sans qu’une «enquête sérieuse» ne soit menée pour arrêter les auteurs. «C’est une grave affaire qui cache des règlements de comptes, du racisme et des luttes politicien­nes à la veille des élections législativ­es. Nous voulons que les autorités prennent conscience de ce qui se passe à Bordj Badji Mokhtar, avant que des vies humaines ne soient emportées. Aussi bien pour les neuf victimes que pour tous les travailleu­rs de l’éducation, il n’est plus question de risquer nos vies. Est-il normal qu’à Bordj Badji Mokhtar, ville frontalièr­e avec le Mali, où le terrorisme, le trafic d’armes et la contreband­e sont légion, il n’y ait pas de postes de police ? Il est urgent et même vital que les autorités prennent les décisions à même d’assurer la protection des citoyens en général et des enseignant­s en particulie­r», souligne le secrétaire du SNTE pour la wilaya d’Adrar.

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