L’Arkounisme : un discours et des interrogations !
Evoquer le souvenir de Mohammed Arkoun interpelle à plus d’un titre. C’est à partir de sa représentation intellectuelle, de ses projets ouverts à plus d’un horizon et de la nature de sa démarche critique, qu’il s’est creusé un espace assez particulier dans notre système culturel actuel. Quoi de mieux pour nous de nous y inviter ?! Oui, il s’agit bien d’une écriture savante qui a cherché à s’affirmer volontairement dans l’adversité, en réaction à des traditions d’écriture figées dans leur orthodoxie, dont la première vocation est de couper la route à l’exercice de la pensée libre. C’est là un peu son mérite ! On assimilera ses projets, d’une part à la visée de leur déconstructionnisme (encore faut-il avoir cette vision, cultivée en réponse à l’effet nietzschéen, et à la percée de la pensée heideggérienne), et d’autre part à la remise en valeur de l’esprit critique qui les a mis au-devant de la scène (pour longtemps certainement), et auquel Arkoun lui-même n’échappera pas. Réagissant à son attrait psycho-intellectuel, on est en droit d’installer cette pensée (que j’appellerai phénomène) dans le même contexte critique qu’elle s’est choisi, mais dans une autre logique que la sienne : la liberté de lire ! Pour enchaîner avec ce principe, la familiarité avec le projet d’Arkoun incline à dire que bien des polémiques ont eu à l’accompagner, tout en ayant pour origine un positionnement tendancieux, dont la vision récalcitrante, intellectuellement décontextualisée, est la pierre angulaire.
LES GRANDES LIGNES D’UNE PENSÉE REBELLE
Dans deux systèmes de pensée diamétralement opposés, l’un, oriental, tombé en désuétude et en perte de fertilité, l’autre, occidental, pour qui un discours n’est productif que s’il met ses repères en veilleuse et traîne ses origines sur une chaise roulante, il n’est pas très surprenant de voir l’idéologie Arkounienne gagner du terrain, comme elle l’a fait, sans alternatives signifiantes au discours déjà produit dans pareil contexte. Prise dans son ensemble, l’oeuvre de Mohammed Arkoun se révèle tout aussi prolifique que problématique. Prolifique, car s’exprimant sur plus d’un aspect de l’héritage culturel arabo-musulman. La relecture de ce patrimoine, moyennant une méthodologie peu conformiste (pluridisciplinaire, pour reprendre sa terminologie), en est le mot d’ordre. Problématique, parce que bousculant les constantes – pas toujours en réponse à une nécessité épistémologique (au risque de se répéter) – prises comme telles des siècles durant. Il va sans dire que ce projet n’est pas né du néant. Arkoun est justement parti d’un constat personnel qui croit qu’enfermée dans son passéisme, l’entité arabo-musulmane a aliéné son rôle de producteur de sens à qui est plus apte à s’y atteler, l’Occident en l’occurrence, à son décompte à elle bien sûr. Oubliant que l’appartenance ethnique et culturelle ne pèse plus sur les échanges épistémologiques, Mohammed Arkoun et bon nombre de penseurs – se réclamant pourtant de la pensée libre – ont choisi d’approcher leur patrimoine non à partir d’une vision libérée de leur conceptualisme à eux, mais partant d’une récupération d’un héritage qui leur sert plus de couverture que de toile de fond d’une pensée destinée à changer le monde. La post-modernité les a bien servis, dans la mesure où la possibilité de s’affirmer dans l’interprétation, sinon dans la surinterprétation – pour reprendre Umberto Eco – devient le terrain propice à toute «théorie» de détournement de sens. C’est le cas de le dire, sur un territoire autre que l’interprétation libre, il n’est pas évident de pouvoir convaincre de la pertinence des projets importés et des idéaux horizontalement réfléchis et linéairement étalés. Ce que Mohammed Arkoun a essayé de faire rentre bien dans cette logique. S’engager dans une voie de recul vis-à-vis des principaux fondements de la pensée musulmane, au nom d’une indispensable autonomie de conception et de verbe, pour s’enfoncer – par définition – dans une solitude caractérisée par une terminologie compromettante et une méthodologie sans repère, restera la singularité du phénomène Arkounien. «L’Arkounisme», au demeurant, pose le problème de la réception dans notre culture. Si pour M. Arkoun (repris par ses traducteurs tels que Hâchem Sâleh, par ses commentateurs tels que Moutâ’ Safdî, par ses critiques tels que Alî Harb et bien d’autres), le problème du texte coranique a de tout temps été un problème d’herméneutique – ce qui a donné lieu à des courants contradictoires et à des pratiques en décalage avec l’essence même de l’islam, et a donné naissance au culte démesuré de reformulation – qu’est-ce qui pourrait garantir une entrée dans la modernité à partir de la conception Arkounienne du texte sacré ? Sa meilleure réceptivité, par exemple, dans les desseins du modernisme? Son potentiel méthodologique soucieux de déclasser tous ceux mis en oeuvre jusqu’à son époque ? Son harmonie avec ce qu’il appelle situations herméneutiques et les dispositions épistémologiques de son époque ? La pertinence de son discours d’où sa force de persuasion ? On peut penser que le projet Arkounien s’est dépensé dans des propositions difficiles à aligner aux réponses attendues dans ce sens !
LE «QUESTIONNEMENT» : PARI D’UNE MODERNITÉ QUI SE CHERCHE
L’un des plus grands mérites de Mohammed Arkoun, c’est d’avoir su revenir aux sources de toute grande pensée : le questionnement. D’avoir aussi renoué avec la culture du débat, qui n’a pas toujours été à l’honneur dans l’histoire de nos traditions culturelles, mais qui a donné des preuves – dans des circonstances civilisationnelles bien définies – que l’Oriental peut se retrouver dans l’échange et sait s’y affirmer. C’est en choisissant la philosophie comme arrière-garde à son projet qu’il a pu l’asseoir dans une optique que seule la volonté de se faire valoir au regard des cultures concurrentes peut justifier. Y a-t-il meilleur moyen de relever les défis de la modernité, dans le contexte actuel de la mondialisation, qui ne voit en l’islam qu’un ennemi potentiel du progrès ? Arkoun aura raison de répondre par l’affirmative. Pourtant rien n’est sûr de pouvoir réfléchir lesdits questionnements, encore moins d’en trouver une écoute et d’y apporter des réponses. Il est vrai que nous vivons dans un contexte mondial qui exige de nous une adhésion forcée à des attractions trompeuses qui ne profitent pas toujours. Il est tout aussi vrai que nous devons combiner nos moyens stratégiques avec les besoins économiques de l’Autre, qui reste le seul architecte et le vrai consommateur de cette civilisation. Pourquoi alors nous ériger en concurrents potentiels, si les moyens ne suivent pas ? Par ailleurs, l’Orient musulman souffre-t-il vraiment de carences – en termes d’idées – à même de réduire ses difficultés au seul besoin d’aller puiser ses moyens dans les réservoirs de l’Autre ? Pourquoi excéder le problème économique, comme si la potentialité matérielle ne pèse pas dans les mouvements d’évolution, et s’en tenir au seul problème d’idées avec la philosophie comme toile de fond ?! Le post-modernisme, avec toutes les mutations qu’il a pu entraîner, ne laisse le choix à aucun système de pensée de se faire une entité en dehors de ses desseins de déconstruction – dans le sens où l’entend Jacques Derrida –, pourquoi le ferait-il avec un système dont il conteste jusqu’aux origines religieuses, les soubassements théologiques et les visées universelles ? C’est là où ce genre de projets a du mal à convaincre. Cela condamne «l’Arkounisme» et ses dérivés à la défensive, à vivre dans un prophétisme clos qui peine à rester crédible au sein même de sa communauté, à reprendre – dans la différence – les thèses pourtant mises par ses soins sous le feu de la critique.
LE NÉO-RATIONALISME : QUELLE ENVERGURE ?
Se présentant comme rationaliste, à la défaveur d’un spiritualisme qui lui échappe, Mohammed Arkoun a consacré une grande partie de son oeuvre à légitimer les tendances (mouvements, personnages et époques) problématiques que notre histoire culturelle a connues. Du Mu’tazilisme, à l’Averroïsme, à la Renaissance de la fin du XIXe siècle, la pensée musulmane a fait les frais d’un renouveau théorisé loin du cadre qui pouvait le (re) connecter avec les valeurs intrinsèques de la civilisation arabo-musulmane. Mohammed Arkoun, pour qui la dictature terminologique est une valeur, s’impose la vision rationaliste, parce qu’elle semble être en phase avec son projet. Condamné à vivre en harmonie avec le système culturel qui l’a apprivoisé, Arkoun a trouvé ses repères dans une pensée qui favorise l’agressivité des idées. Sous le couvert du dialogue inter-culturel et des interactions des espaces épistémologiques, le Mu’tazilisme était justement parti de là pour se substituer à des approches de la connaissance, de la religion et du monde qui lui étaient différentes et logiquement distantes. Dans son égocentrisme pathologique, une telle formation discursive ne pouvait accepter de compromis avec d’autres formations. C’est la raison de croire que le Mu’tazilisme n’a jamais été porteur de projet, raison de son extinction rapide, sitôt ses dignitaires disparus. On ne dira jamais assez que ceux dont l’entreprise rationaliste a échoué trouvent l’explication à leur revers non dans le rationalisme comme principe, mais dans l’obsession d’opposer le rationnel à son contraire, dans des paramètres qui ne favorisent pas ces dualités et ne jouent pas sur ces binarités. Le cas de figure ne fait pas exception ! Le cumul des expériences de cet aspect de notre être civilisationnel devrait permettre une autre application du phénomène rationaliste et de son rôle dans notre vie individuelle et collective. C’est plutôt le contraire qui s’impose comme un choix méthodologique. Néanmoins, c’est l’aspiration à une vision verticale des choses qui se trouve compromise !
(*) diplômé des universités françaises (Inalco et Sorbonne III) et algérienne (Sétif 2), anciennement chef du département de traduction et ex-vice-doyen chargé de la post-graduation à la même université. Auteur bilingue de plusieurs ouvrages.