«Aucun travail d’investigation, de localisation ou d’inventaire n’a été entamé»
L’opinion publique algérienne évoque de plus en plus la question de l’argent détourné par les oligarques et revendique ardemment sa récupération. Qu’en est-il au juste ?
Il me semble qu’il est plus approprié de parler de l’argent des malversations plutôt que de l’argent volé, car les biens et les actifs illicites englobent l’argent volé, c’est- à-dire détourné par un moyen classique, à savoir prendre l’argent d’une entreprise et le transférer vers un compte particulier et aussi l’argent de la corruption qui ne transite pas par le compte de l’entreprise ou l’entité victime. Cet argent est versé directement au corrupteur vers le compte du corrompu sans transiter, parfois, par le compte du corrupteur, et ce, en contrepartie de faveurs et services rendus ; l’argent de l’évasion fiscale ; les crédits bancaires non remboursés, les fonciers acquis à un prix dérisoire, le transfert illicite des devises qui prennent plusieurs formes, les surfacturations, etc. Ceci pour dire que le terme «vol» risque, juridiquement, d’être réducteur par rapport à une réalité extrêmement complexe et diversifiée.
Peut-on avoir une estimation des sommes détournées à l’étranger ?
Il ne faut pas se faire d’illusions, on ne dressera jamais l’inventaire de tout l’argent du peuple qui a été illicitement détourné ou l’argent gagné par des individus au détriment du Trésor public. Quelques responsables se sont hasardés à donner des évaluations qui pourraient être proches de la réalité, mais qui n’ont jamais été démontrées ou prouvées. Déjà en 1990, l’exPremier ministre, Mohamed El Mili, avait affirmé publiquement qu’en 20 ans, des «opérateurs économiques algériens» avaient touché quelque 26 milliards de dollars de pots-de-vin sur les marchés publics signés avec l’étranger (Le
Monde du 3 avril 1990). Une idée sur le chiffre, l’équivalent de ce qu’était la dette extérieure du pays à un moment donné. Interrogé plus tard sur ses sources, il expliquera qu’il s’agissait d’une extrapolation à partir du montant global des marchés publics conclus et du taux des commissions perçus selon les usages 10%. Cette déclaration date de plus de trente ans, 1990, et ne concerne que les commissions perçues. Depuis, une embellie financière a engendré une explosion des marchés publics internes et internationaux, une politique d’importation qui a mis les ressources en devises à la disposition d’importations fantasques, une déliquescence morale qui a permis à une pègre de tutoyer les centres de décisions politico-financiers. Cela donne une idée effroyable de ce que doit être l’argent des malversations. Les formes et les techniques de malversations sont multiples. La criminalité financière utilise des techniques de plus en plus sophistiquées. Cela se conjugue avec les faiblesses des techniques de contrôle en amont et des procédés d’’investigation en aval ainsi que imperfections (involontaires ou voulues) de nos audits comptables et financiers. Le pouvoir algérien n’a pas pu, ou plutôt n’a pas voulu, appliquer une règle de transparence élémentaire qui consistait à payer par le canal bancaire les transactions supérieures à 500 000 DA. A tout cela, s’est ajoutée une tragique déliquescence morale.
Comment évalueriez-vous le rôle de la justice dans le processus de récupération de l’argent public détourné ?
Dans ces affaires de criminalité financière liées à l’argent public, la justice privilégie, et se limite souvent, à l’approche pénale répressive. On ouvre une enquête, on déclenche l’action publique, on jette les suspects et/ou les coupables en prison et on oublie le dossier. Je me rappelle d’une affaire relayée par les journaux où un bateau plein de sucre importé depuis l’Amérique latine s’est évaporé dans les eaux de l’Atlantique (il me semble que ce n’était pas loin du triangle des Bermudes) et n’arrivera jamais au port algérien de destination. Il s’agit d’un crédit documentaire mal suivi et/ ou mal géré, l’argent est parti versé dans les comptes du fournisseur avant que la marchandise n’arrive à destination, ce qui constitue une violation de la réglementation bancaire par les banques impliquées et/ou par les règles du commerce international par les autres intervenants dans le processus de paiement, à savoir le transporteur maritime. Les décideurs auraient pu et auraient dû commencer par engager un contentieux commercial contre le fournisseur, les banques impliquées dans l’opération et/ou le transporteur et/ ou enfin l’assureur, car l’opération est censée être assurée pour obtenir la condamnation du ou des responsables, de l’irrégularité et du mauvais fonctionnement de la technique de paiement (Credoc) au remboursement des pertes subies par l’Algérie. Les décideurs avaient préféré engager une affaire pénale pour sanctionner les cadres algériens de l’entreprise et ont oublié les intérêts civils, c’est-à-dire les sommes colossales perdues. Ce n’est que longtemps après que l’Algérie avait réussi à récupérer une partie des fonds perdus grâce à un contentieux commercial engagé contre les banques étrangères instigatrices et complices dans l’opération. Les agents étrangers, qui ont conçu et exécuté cette opération, n’ont pas été inquiétés. Dans ce cas qui n’est qu’un exemple non isolé, on avait privilégié un procès pénal dans lequel on avait sacrifié des cadres probablement honnêtes. Il me semble, et je ne suis pas affirmatif, que le procès commercial n’a été engagé qu’à la faveur d’un remaniement du personnel politique.
Serait-il possible de récupérer l’argent en cause au profit du Trésor public ?
Il faut d’abord rappeler que la récupération de l’argent volé a été un point fort de la campagne du président Tebboune. Mais, aussi bien lui que son équipe semblent avoir, complètement, oublié ou, plutôt, occulté cette promesse électorale.
Oui, mais l’argument avancé est que les procédures de récupération prennent du temps et les décisions rendues par la justice ne sont pas encore définitives…
En effet ! Cependant, rien n’en laisse percevoir une volonté de s’engager sérieusement dans un processus de récupération des fonds volés. Le Président est en place depuis bientôt deux ans et les procédures ne sont même pas initiées. Aucun travail d’investigation, de localisation ou d’inventaire n’a été entamé. Ce n’est que le 3 mai 2021 que le ministre de la justice a rendu publique la saisie des sommes d’argents en dinars et en devises, des biens immobiliers et des véhicules dans le cadre de la lutte contre la corruption. Les chiffres communiqués sont assez intéressants. Il faut ajouter que ces données ne sont qu’une face apparente de ce que les enquêtes ont pu découvrir jusqu’à maintenant des dossiers ouverts mais qui sont toujours en cours d’instruction. Il y a aussi des dossiers non encore ouverts, car les accusés sont en fuite ou d’autres dossiers qui ne sont pas ouverts pour d’autres raisons politico-politiciennes. Pourquoi ne pas ouvrir le dossier du ou des patrimoines du Président déchu. C’est un secret de polichinelle qu’un jugement de la Cour des comptes évoque des détournements colossaux commis depuis les comptes des ambassades algériennes à travers le monde transférés sur un compte de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika. Ce dossier ou procès, s’il venait à être ouvert, devrait se dérouler dans la sérénité, dans la dignité, dans le respect des personnes et du pays, en tenant compte du statut, de l’âge et de la santé de l’ex-Président. Le but n’est ni dans une vengeance en tirant sur une ambulance, ni offrir un ancien président en spectacle. Il s’agit simplement d’une procédure pour que justice soit faite et que l’argent du peuple revienne au peuple. Enfin, le communiqué du ministre de la Justice précise que les saisies et confiscations communiquées se limitent aux actifs existant sur le territoire national.
Qu’en est-il des avoirs ayant trouvé refuge à l’étranger ?
C’est un autre chapitre qui, à ma connaissance, n’a pas été ouvert ou traité et qui est à la fois révélateur et autrement intéressant. Les biens immobiliers détenus par des Algériens en France et /ou en Europe, qui sont manifestement le produit de détournements et d’opérations occultes doivent faire l’objet d’un inventaire qui est facile à établir. Le cadastre, c’est-à-dire la liste des biens fonciers sont des documents publics. Rachid Nekkaz a pu, par exemple, localiser les biens de Saïdani sans difficulté. Les ambassades algériennes et les représentations consulaires peuvent obtenir, sans difficulté, un listing de toutes les propriétés des Algériens en France et ailleurs. Il est donc légitime de se demander pourquoi le ministère de la Justice a limité son inventaire (notamment immobilier) au territoire national. Les jugements et arrêts ordonnant la confiscation ciblent toujours la totalité du patrimoine. Le fait de circonscrire les saisies ou confiscations des biens situés sur le territoire national est une exécution incomplète des décisions de justice.
Toujours au sujet des avoirs illicitement transférés à l’étranger, y a-t-il eu des précédents où l’Algérie a réussi à en récupérer au moins une partie ?
Oui, on peut citer les Fonds de la Fédération de France du FLN qui sont en fait le fruit des cotisations versées par les travailleurs algériens à la représentation du FLN en France. L’Algérie a eu le plus grand mal à récupérer ces fonds que les dépositaires avaient versé dans un compte inscrit en leur nom personnel dans une banque suisse. Il a fallu que l’Etat algérien passe par un contentieux de 11 ans (de 1967 à 1979 me semble-t-il) avec cette banque pour qu’il puisse en récupérer une partie.
Est-ce le seul et unique exemple ?
Les biens de l’Etat algérien en France, un scandale enfoui depuis 1962 : une autre gabegie camouflée par une omerta étatique troublante : il s’agit de biens immobiliers appartenant à l’Etat algérien situés en France, dont on ignore le destin, la destinée et ce qu’ils sont devenus. Des châteaux, des domaines, des immeubles situés en France, essentiellement à Paris. D’après le décompte fait par Jeune Afrique qui cite l’ambassadeur d’Algérie à Paris, Antar Daoud, il y aurait pas moins de 44 biens sur 46 qui vont être repris par l’Etat algérien. D’abord deux appartements situés dans un quartier chic de Paris (probablement le 16e arrondissement) de plus de 160 m2. Ce patrimoine jamais inventorié était géré, semble-t-il, par l’Amicale des Algériens en Europe.
Les biens auxquels vous faites référence, pouvez-vous nous en expliquer l’origine ?
Une succession sans inventaire : c’est une question de droit international de la décolonisation et du droit de la succession d’Etats. On va synthétiser le principe qui nous intéresse en l’occurrence ! Les biens appartenant aux institutions du pays colonisé – l’Algérie ou à l’étranger – reviendront à l’Etat algérien nouvellement indépendant. C’est le cas par exemple du patrimoine immobilier situé en France de la société électricité et gaz d’Algérie, de la société de chemins de fer algériens ou aussi de la société de mines de l’Ouenza et que sais-je encore. Ces sociétés établies en Algérie, durant la colonisation, ont acquis des biens immobiliers situés en France (immeubles, bureaux, châteaux, centre de colonies de vacances). Ces biens reviennent de droit à l’Etat algérien. On n’a jamais réussi à en dresser l’inventaire et on ne sait pas qui est en train de les exploiter jusqu’à maintenant.