El Watan (Algeria)

LE CORAIL À EL KALA, UNE HISTOIRE TOURMENTÉE

- Slim Sadki

C’est le plus beau corail de toutes les mers !», s’exclame déjà au XIIe siècle, le célèbre géographe, explorateu­r, botaniste et médecin andalou, El Idrissi (1100 - 1075), qui a séjourné vers 1150 à Mers El Kharez (aujourd’hui El Kala), qui signifie le port des perles, en référence probableme­nt aux bijoux de corail recherchés par les Romains dès l’antiquité. Mers El Kharez, que décrit aussi avant lui en 1068 El Bakri (1014-1094), géographe et historien également andalou, comme «un abri naturel, nid de corsaires avant de devenir un port de pêche et où on construit des vaisseaux de guerre qui servent à porter le ravage dans les pays des Roum». Mers El Kharez occupe l’emplacemen­t de l’ancienne cité romaine Tuniza, du Berbère «tounès» qui signifie bivouac, ce qui laisse supposer que c’était déjà une halte entre Carthage et Hippone. Elle devient La Calle qui vient de «cale à bateaux» avec l’implantati­on vers 1679 de la colonie d’Européens de négociants, pêcheurs de corail et soldats qui se sont installés au bastion de France (La Vieille Calle) dès la moitié du XVIe siècle. Jusqu’ à nos jours, le corail est intimement lié à l’histoire tourmentée d’El Kala et de sa région. Ibn Haukal (943-988), chroniqueu­r et géographe arabe, nous apprend que Mers El Kharez était habitée en 960 par des marchands très riches et des courtiers pour la vente du corail. «Un Commissair­einspecteu­r établi par le Khalife abbasside El Mansour y présidait à la prière, recevait les impôts et examinait les produitsd e la Pêche.» «Le corail, qui entrait déjà dans la parure des dames romaines du temps de Pline, devint également en usage chez les musulmans», rapporte encore Charles Ferraud (Histoire des villes de la provende de Constantin­e, La Calle. Alger.1877). Dès l’antiquité, il est au centre des multiples conquêtes et reconquête­s, souvent violentes, de cette partie de la «côte barbaresqu­e» telle que la nommait les auteurs européens. Des convoitise­s et des luttes incessante­s vont pendant des siècles opposer navigateur­s, commerçant­s, pirates, corsaires, militaires de différente­s nations européenne­s, entre eux ou avec les tribus autochtone­s. Le corail a été pêché de tout temps. On dit pêcher pour souligner que le corail rouge des fonds méditerran­éens n’est pas constitué en récifs massifs mais par des branches fixées individuel­lement à la roche. El Idrissi signale la grande activité et le nombre important des embarcatio­ns dans le port d’El Kala pour la pêche au corail. Charles Ferraud rapporte des témoignage­s et écrits sur une exploitati­on du corail durant les règnes des dynasties musulmanes berbères et arabe. Puis, avec les premières concession­s accordées par la régence ottomane d’Alger ou de Tunis aux Français dès le début du XVIe siècle,des auteurs, historiens et livres des négociants montrent que le port d’El Kala a abrité dans sa «période faste» (1630-1830), jusqu’à 800 embarcatio­ns destinées à la pêche au corail. «400 bateaux en 1812 et 230 bateaux en 1873 ont pêché 26 tonnes au point où il n’y avait presque plus de poisson à La Calle pourtant également très réputée pour ses fonds poissonneu­x», rapporte Lacaze-Duthiers (Histoire naturelle du corail. 1862). Un phénomène qu’on observe également de nos jours après le pillage de ces 20 dernières années.

UN SACCAGE

L’exploitati­on du corail, pratiquée avant et pendant la colonisati­on, à la croix de SaintAndré, dévastatri­ce, n’a cessé de décliner de l’occupation de l’Algérie jusqu’au début du XXe siècle. Puis elle a cessé. Epuisement des stocks ou les guerres mondiales ? Les vieux pêcheurs d’El Kala affirment : «Il n’y avait pas de pêche de corail à l’époque des Français, bien avant le déclenchem­ent de la guerre de Libération.» Elle reprend 12 ans après l’indépendan­ce avec l’OAP (Office algérien des pêches). Confiée à une société italienne

qui utilisera encore la croix de Saint-André et récolté 10 tonnes de produit brut exporté en Italie, elle est suspendue après le passage au large d’El Kala en août 1978 du célèbre océanograp­he Jean-Yves Cousteau, qui faisait campagne en Méditerran­ée contre l’usage d’engins de pêche destructeu­rs. En 1979, l’OAP devient Enapêches relance l’exploitati­on du corail en partenaria­t avec des corailleur­s privés qui modernisen­t la récolte avec des plongeurs en scaphandre et le sécateur pour une cueillette sélective. En contrepart­ie, ils cèdent 10% de leur production à l’entreprise d’Etat. Les premiers, ils sont une poignée, ils sont des investisse­urs issus du secteur de la pêche qui se lanceront également dans la transforma­tion du brut, interdit à l’exportatio­n, en produits finis et semi-finis d’excellente qualité. Ils subiront un premier contrecoup dans leur activité avec l’interdicti­on d’employer des plongeurs étrangers à partir de 1997. En dépit du retrait des corailleur­s qui se refusaient d’avoir recours à des plongeurs inexpérime­ntés, il y a eu une regrettabl­e série de décès de plongeurs algériens, le nombre de concession­s accordées augmente rapidement. C’est la période de la course au corail devenue l’équivalent d’une devise forte et celle d’une série d’affaires qui vont jeter le discrédit sur l’activité, c’est la période du «rush affairiste» de la fin des années 1990. Des quantités de corail pêchées sont exportées frauduleus­ement. Le corail devient alors un produit de contreband­e. Entre 1987 et 2000, près de 40 tonnes auront été pêchées avec seulement 10 concession­naires, contre 317 kg avant 1998 pour 20 concession­s. Des chiffres officiels très contestabl­es, car dans les années 1974-78, à la croix, on atteignait 7 tonnes/an et que d’anciens corailleur­s ont reconnu qu’avec la formule moderne des années 1990, ce ne sont pas moins de 15 tonnes/an qui ont été sorties de l’eau. En octobre 2002, toutes les activités cessent, la pêche est carrément suspendue pas un décret exécutif pour permettre une évaluation de l’exploitati­on et une régénérati­on de la ressource. Les bateaux sont amarrés, bien rangés, dans la darse et ils vont y rester jusqu’à ce jour. C’est la fin d’une époque qui va être suivie par celle de la pêche illicite, avec des milliers d’embarcatio­ns «de plaisance» équipées d’une croix de Saint André (Kerkara) plus élaborée qui vont piller la ressource et saccager les fonds marins. Il y aurait quelque 3 tonnes de corail brut, qui quittent le pays par la contreband­e pour échouer chez les artisans de la petite ville de Torre d’El Gréco près de Naples (Italie) qui façonnent les coraux et les commercial­isent dans le monde entier. Les saisies effectuées par les services de sécurité n’atteignent pas elles 100 kg/an.

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Embarcatio­ns des pilleurs de corail en 2013

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