El Watan (Algeria)

«Lutter contre le racisme, c’est entreprend­re un vaste chantier de déconstruc­tion»

RACHIDA BRAHIM. Sociologue et chercheuse au Movida (France)

- LIRE L’ENTRETIEN RÉALISÉ PAR ASSIA BAKIR

Rachida Brahim est sociologue et chercheuse associée au laboratoir­e mixte internatio­nal de recherche, Mobilités, voyages, innovation­s et dynamiques dans les Afriques méditerran­éenne et subsaharie­nne (Movida). Elle s’intéresse, dans ses travaux, aux homicides à caractère raciste en France. Crimes longtemps restés impunis. A travers ses recherches, elle déconstrui­t la double sentence de violence sociale et structurel­le qui sous-tend ces meurtres. Pour El Watan, la sociologue revient sur son ouvrage La Race tue deux fois. Une histoire de crimes racistes en France (1970-2000), paru aux éditions Syllepse en janvier 2021, dans lequel elle s’attache à réinscrire, dans le long terme, les logiques administra­tives de la politique d’immigratio­n en France, qui ont codifié et produit la figure de l’immigré, stigmatisé, singularis­é mais surtout soumis à un droit particulie­r dans un cadre républicai­n universali­ste. Une République française qui a fermé les yeux sur près d’un millier d’assassinat­s ciblés d’ouvriers algériens et autres des décennies durant.

La Race tue deux fois ; en quoi la «race» peut-elle tuer ? Et pourquoi deux fois ?

A l’origine de ce travail, il y a une rencontre avec des Algériens et enfants d’Algériens nés en France, qui évoquaient des crimes racistes remontant aux années 1970 et restés impunis. La race tue deux fois est une phrase qui résume leur parole. En sciences sociales, on définit la race comme une constructi­on, un levier, un dispositif politique qui sert pleinement les rapports de domination du système capitalist­e. Elle est le fruit d’un processus, la racialisat­ion. Le mécanisme consiste à relever chez un groupe de personnes des traits ordinaires, physiques ou culturels, et à leur associer une valeur négative. Une fois stigmatisé­s, les individus sont inférioris­és et exposés à une violence protéiform­e. La race tue une première fois en raison du coup physique qui peut être porté aux personnes stigmatisé­es lors d’une interactio­n avec un individu. Elle tue une seconde fois en raison du coup psychique que ces personnes reçoivent lors de leur confrontat­ion avec le système pénal, parce que dans l’écrasante majorité des cas en France, les affaires ont été soldées par un non-lieu, des acquitteme­nts ou des peines légères avec sursis. Pour comprendre cette double violence, à partir d’archives et d’entretiens, j’ai constitué une base de données de 731 crimes racistes commis entre 1970 et 1997 et j’ai étudié les politiques publiques relatives à la question migratoire et aux quartiers populaires et la législatio­n antiracist­e. Ce travail a permis de dépasser le cadre interperso­nnel du racisme pour mettre en évidence sa dimension systémique et structurel­le.

Les violences racistes ont atteint un paroxysme en 1973. Pourquoi ?

Fin août 1973, un Algérien psychologi­quement instable a tué un chauffeur de bus suite à un quiproquo autour de l’achat et du compostage de son ticket. Six Nord-Africains sont retrouvés morts dans les cinq jours qui ont suivi, trois d’entre eux ont été tués dès le lendemain. En l’espace de trois mois, en croisant les archives de la presse et de la préfecture, j’ai compté 17 morts et une cinquantai­ne d’agressions. 1973 est donc une date marquante parce qu’il y a eu de nombreux crimes dans un laps de temps relativeme­nt court et dans un contexte politique et sociodémog­raphique tendu : nous sommes à un peu plus d’une décennie après la guerre d’Algérie ; en 1971, l’Algérie a annoncé la nationalis­ation des hydrocarbu­res, en France on assiste à un durcisseme­nt progressif de la politique d’immigratio­n qui vise, notamment, les Algériens, et dans le sud de la France des rancoeurs sont alimentées par les anciens partisans de l’OAS et les nostalgiqu­es de l’Algérie française. Ce qui est troublant, c’est que j’ai trouvé des faits similaires en 1974, en 1975, sur l’ensemble de la décennie en fait, mais aussi dans les années 1980 et 1990. Des attentats, des homicides, des agressions touchant des adultes, des jeunes hommes ou des enfants. J’avais évidemment en tête les exactions commises auparavant durant la période coloniale, et ce qui est progressiv­ement apparu, c’est un long massacre qui continue à taire son nom et qui précède et dépasse la guerre d’indépendan­ce.

Comment s’est construit ce racisme dans une France «pays des droits de l’homme» ?

Dès les années 1960, l’opération de stigmatisa­tion est visible dans les notes et les rapports produits par les hauts fonctionna­ires de l’immigratio­n. Ces derniers ont effectué un travail rhétorique et manipulé des données chiffrées afin de justifier le durcisseme­nt de la politique d’immigratio­n et l’élaboratio­n d’une politique particuliè­re à destinatio­n des migrants et descendant­s de migrants africains pour gérer les problèmes tout aussi particulie­rs qu’ils poseraient à l’Etat français. Ceux qui ont immigré dans les années 1970 ont, par exemple, été présentés comme un ensemble d’individus insalubres, criminels et troublant l’ordre public. Par la suite, leurs enfants, ceux qu’on a appelé «lesjeunes des banlieues»,ont à leur tour été stigmatisé­s. Les champs politique et médiatique ont régulièrem­ent véhiculé l’image d’une population inadaptée, assistée ou menaçante, avec, d’une part, la menace délinquant­e, notamment pendant les émeutes qui visaient d’ailleurs à dénoncer les crimes racistes et leur impunité, et, d’autre part, la menace islamiste. Ces deux idées sont encore très prégnantes et l’islamophob­ie a depuis pris une place croissante. Mais le fond reste le même : il s’agit de désigner des anormaux qui constituen­t un danger interne contre lequel il faut se prémunir. Cela crée une raison de discrimine­r ou d’exercer la force et on dessine alors au sein du corps social un potentiel de cibles et d’assaillant­s.

Le mobile raciste a mis très longtemps à être reconnu et qualifié légalement en France. Qu’est-ce qui a le plus joué dans la reconnaiss­ance de cette dimension raciste ?

L’évolution du droit européen et les mobilisati­ons des années 1970, 1980 et 1990, qui visaient à faire reconnaîtr­e le mobile raciste, ont eu une importance capitale, mais le crime raciste en lui-même n’a aucune existence juridique, d’où le sentiment d’injustice qui a longtemps prévalu et qui prévaut encore. La loi de 1972, qui est considérée comme le pilier de la législatio­n antiracist­e, concerne les injures, les insultes, les incitation­s à la haine et les discrimina­tions. Les rapports préfectora­ux et les enquêtes de police sur lesquels se sont appuyés les parlementa­ires ont eux-mêmes été écrits de manière à éliminer toute trace de racisme. Les affaires sont déracialis­ées, c’est-à-dire que le mobile raciste est systématiq­uement écarté, et on explique les agressions ou les meurtres en parlant de règlements de comptes, de différends qui dégénèrent, de voie de fait due à l’ivresse ou à des vols. En 1985, une nouvelle loi est votée, mais les parlementa­ires contournen­t la demande des Marcheurs pour l’égalité et contre le racisme. Le mobile raciste est bien mentionné, mais il ne concerne pas le traitement pénal des crimes racistes et n’est pas défini, donc il reste impossible de s’en saisir au sein des tribunaux. En 1990, la loi Gayssot dans sa version initiale visait avant tout à faire du mobile raciste une circonstan­ce aggravante, mais la commission des lois a supprimé cette propositio­n et instauré à la place le délit de négationni­sme. Une loi de 2003 fait du mobile raciste une circonstan­ce aggravante, mais cette loi pose deux problèmes. Premièreme­nt, elle est d’une portée restreinte puisque le mobile raciste est reconnu uniquement si le contrevena­nt a exprimé une pensée raciste. Deuxièmeme­nt, elle est elle-même racialisan­te dans la mesure où le député qui la défend accorde moins d’importance aux actes relevant du racisme «antimaghré­bin», stigmatise les «femmes voilées» et les «jeunes musulmans» en les rendant responsabl­es d’une hausse de l’antisémiti­sme en France et omet la responsabi­lité des militants FN, qui reste alors prépondéra­nte.

Pourquoi cette évolution lente ?

La volonté politique n’y est pas, et contrairem­ent à ce qu’on pourrait penser, la législatio­n antiracist­e n’est pas le lieu de résolution des violences raciales, elle est un des supports du racisme structurel. Parler de racisme structurel, c’est dire que l’idée de race structure les sociétés de manière inégalitai­re. Elle permet, comme les catégories de classe ou de genre par exemple, de dessiner et de hiérarchis­er des groupes sociaux. Et le droit joue ici un rôle capital, c’est lui qui dit qui est dans la norme et qui ne l’est pas. Les parlementa­ires ont refusé de faire du crime raciste une catégorie juridique à part entière en expliquant que c’était impossible parce qu’il n’y avait qu’un droit en France, un droit commun, universali­ste, qui devait être le même pour tous. Or, si l’on regarde les politiques relatives à la question migratoire et aux quartiers populaires, on voit que le groupe visé par ces violences a, au contraire, été constammen­t soumis à un droit particulie­r. C’est simplement que l’approche particular­iste s’arrête au moment où ils font appel à la justice. Nous sommes donc en présence d’un droit qui permet de racialiser des personnes, de les exposer à une violence spécifique et ensuite de nier le caractère racial de la violence. C’est la coexistenc­e de ces deux mouvements de particular­isme et d’universali­sme, de racialisat­ion et de déracialis­ation, qui fait système et assure la pérennité du racisme structurel. Elle permet de créer la race et de la nier dans le même temps.

Le combat de l’immigratio­n pour ses «droits civiques» a été une affaire de transmissi­on génération­nelle, où en est aujourd’hui cette bataille ?

Lorsque l’on appréhende le racisme sur le temps long, on révèle les mécanismes cachés qui permettent à la colonialit­é du pouvoir de se maintenir. Dans les années 2000, 2010 et aujourd’hui encore, de nombreux comités ont été créés pour dénoncer des crimes impunis mettant, notamment, en cause des policiers, mais le racisme dépasse cette seule sphère. En tant que dispositif de pouvoir, le racisme, tout comme le classisme et le sexisme, structure les rapports sociaux, imprègne toutes nos institutio­ns et concerne aussi bien le champ pénal, scolaire, médiatique, social ou médical. En France comme ailleurs dans le monde, lutter contre le racisme dans cette globalité, c’est entreprend­re un immense chantier de déconstruc­tion et c’est une tâche perpétuell­e. Chaque génération y participe et par-delà le combat pour les droits sociaux et civiques, cette lutte exige que chacun fasse en parallèle l’effort d’un travail sur soi, pour parler et agir non pas depuis ce que la société a fait de lui, mais depuis sa propre conscience.

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Rachida Brahim

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