«Alger, archipel des libertés»
De l’actualité très riche du déconfinement, une exposition présentée au Frac d’Orléans retient particulièrement l’attention : «Alger, archipel des libertés». Jouant à la fois sur le nom d’Alger en arabe «El Djazaïr» («Les îles») et sur sa place dans l’histoire des indépendances, l’exposition prend comme point de départ le Festival panafricain de 1969 qui rassembla tous les mouvements révolutionnaires. C’est ainsi que s’impose l’image de l’archipel au sens où Edouard Glissant l’a défini, moins territoire en propre que système de relations. C’est ce système de relations qu’Adbelkader Damani, directeur du Fonds régional d’art contemporain du Centre-Val de Loire, entend retracer en déclinant le thème des revendications de liberté et d’égalité à travers les oeuvres d’artistes africains, algériens mais aussi marocains ou représentants de l’Afrique subsaharienne.
LA TRAME ALGÉRIENNE
Elle constitue le fil directeur de l’exposition. Le parcours débute par la pièce de l’artiste Zineb Sedira, Standing here Wondering WichWay to Go montrée un an auparavant au Jeu de Paume : il s’agit de la reconstitution d’un salon à l’époque du Festival panafricain évoqué à la fois par des archives et par un mur documentaire ; une vidéo montre le film de William Klein sur ce thème. Il se termine par la présentation de photographies du hirak dues à Leïla Saâdna et à une jeune artiste Lydia Saïdi. L’historicisation de la période considérée s’appuie aussi sur les articles à propos du hirak publiés par El Watan : les articles par les thèmes qu’ils abordent -libertés, féminisme, vie du mouvement, aspirations du peuple algérien - constituent des archives qu’on aurait aimé trouver au moins en partie dans le catalogue. Mais en ce qui concerne l’exposition, l’image d’Alger, lieu emblématique des revendications d’émancipation, est ainsi clairement établie par les deux commissaires, A. Damani et Nadira Laggoune, commissaire associée ; elle se trouve renforcée par le choix des oeuvres des artistes algériens en fonction de leur intérêt pour l’histoire et la mémoire, qu’il s’agisse de la guerre d’indépendance, des années Boumediène ou de l’époque actuelle. L’installation de Sofiane Zouggar Caravan-Saraj (2016-2021) s’inspire du roman autobiographique La grande maison (1947)de Mohamed Dib ; elle fait référence à travers la figure du révolutionnaire Hamid Saraj à l’injustice faite aux paysans spoliés de leurs terres ; elle frappe à la fois par la précision de l’enquête autour du personnage et surtout par la justesse des dessins et celle du film d’animation qui figure l’instabilité. Faisant le choix du dépouillement, celui d’une pièce plongée dans l’obscurité de laquelle seule l’écriture se détache, l’artiste Fatima Chafaâ évoque à travers des témoignages écrits sur les cimaises le sort d’un village martyr durant cette même guerre et le viol de sept femmes, dont seules les dates de vie et de mort demeurent au sol. Aucune image ne représente le drame, ce qui donne à Fragilités une intensité particulière. Face à cette histoire tragique, l’exposition distribue sur les murs opposés et une longue table un ensemble d’archives féministes, collectées par un petit groupe de jeunes femmes désirant ne pas perdre le fil de cette histoire débutant avec l’indépendance du pays : leur projet Archives des luttes des femmes en Algérie nourrit un aspect essentiel de la conscience historique du pays. Quant à l’artiste Sadek Rahim, il convoque une autre forme de mémoire, une victoire qui a marqué sa conscience d’enfant : celle de la victoire de l’Algérie au Paris-Dakar de 1980 grâce à un camion produit nationalement. L’installation intitulée Oasis 228 (du nom du camion) -la maquette du camion, trois belles photographies de l’usine de production, une vidéo ainsi qu’une table pour contextualiser la victoire- rend hommage aux conducteurs du camion, tout en distillant l’idée d’une Algérie heureuse d’entrer dans le monde de la technologie et d’y avoir sa place. La pièce sonore de Louisa Babari, qui s’appuie sur la lecture de textes de penseurs post-coloniaux, constitue en quelque sorte un commentaire de l’histoire du peuple algérien. Le travail de Massinissa Selmani occupe toute une salle : dessins minutieux et intrigants évoquant à travers la figure de Louise Michel envoyée en Nouvelle-Calédonie après l’écrasement de la Commune de Paris en 1871, les résistants algériens de la révolte de 1871 et le soulèvement des Kanak en 1878 ; outre cette pièce, déjà montrée au Palais de Tokyo qui figure un archipel de mémoires avec ses relations et ses lacunes, un autre dessin figure sur le mode humoristique le poids de l’histoire officielle. Il fait la transition avec les oeuvres de la fin du parcours et notamment l’admirable film de Drifa Mezenner J’ai habité l’absence deux fois tourné en 2011 qui n’a rien perdu de son actualité en 2021 : le mal-être de la jeunesse, de celle qui s’exile comme de celle qui reste, les déchirures de l’absence sont restitués avec sobriété et exactitude dans des images qui captivent l’attention du spectateur. Au final, le visiteur se sent emporté dans la progression d’une histoire sans savoir où elle va.
LE TISSAGE AFRICAIN
L’originalité de l’exposition est d’entrelacer à la trame algérienne un autre fil, le fil africain; même s’il est plus ténu, les oeuvres sont fortes et originales. Ce sont d’abord les dessins de Michelle Magema, qui jette des ponts entre l’histoire du Congo et celle de l’Algérie non seulement à travers une figure comme celle de Lumumba mais par ses dessins de paysages, d’autant plus évocateurs que la simplicité du trait à l’encre de chine, le registre iconographique qui se rapproche parfois de planches naturalistes ou d’une esthétique du début du XXe, produisent un effet envoûtant. Sur la cimaise opposée, les photographies de FrançoisXavier Gbré interrogent la transformation du paysage en Côte d’Ivoire. Ceux qui connaissent le travail de la Marocaine Fatima Mazmouz reconnaîtront une manière de mettre en scène l’histoire à travers les portraits de personnages qui hantent nos mémoires : dans cette exposition, elle présente Fil Anthropia, l’autre corps de la résistance :ce sont douze portraits de femmes résistantes dont les portraits dessinés au fil rouge sont imprimés dans des plaques de verre : le fil rouge, de la couleur du sang, est ici métaphore de la vie de ces femmes qui se perpétue dans les mémoires collectives ou individuelles. Le totem transparent favorise les rapprochements entre ces figures de la résistance aux oppressions tout en suggérant l’idée d’une unité par-delà la diversité. Le tissage de liens entre Alger et l’Afrique se fait aussi avec des artistes comme Caroline Gueye, qui propose avec Reflets des portraits de meneurs africains ou encore Marwa Arsanios qui, avec Have You Ever Killeda Bear or Becoming Jamila (2014) présente un film centré sur le personnage de Djamila Bouhired dont elle interroge la construction médiatique. L’exposition s’enrichit aussi d’oeuvres historiques : les sculptures de Sunday Jack Akpan, Les Chefs (1989), et le film d’animation de William Kentridge Shadow Procession (1999), maintes fois montré mais ne perdant rien de sa force de dénonciation des oppressions et notamment de l’Apartheid à travers la procession de personnages qu’un Ubu a le pouvoir d’affoler. Au total, l’exposition, si elle montre certaines oeuvres déjà connues, met en pleine lumière des travaux qui le sont moins et qui constituent de belles surprises visuelles ; ces travaux sont le plus souvent ceux de femmes, conformément à un fil de la politique du FRAC Centre-Val de Loire qui promeut une démocratie féministe ou ceux d’artistes qui ont peu d’occasions d’exposer en Europe et dont l’oeuvre pose de vraies questions. La formation en philosophie d’Abdelkader Damani lui a permis de dépasser les limites des continents et de figurer la grande aspiration à la liberté qui a parcouru le monde ces dernières années. Cadrée historiquement, l’exposition montre la sensibilité profonde des artistes contemporains aux enjeux du passé comme à ceux de l’histoire la plus actuelle.