«On ne peut limiter la décision économique aux différentes lois de finances»
Le pouvoir politique s’est focalisé des semaines et des mois durant sur les législatives. Le pays, qui vit une situation économique des plus fragiles, attend de voir des solutions à la crise, notamment financière. Quel est votre regard sur cette éviction de la question économique du débat ?
Effectivement, l’agenda politique semble être la priorité du pouvoir exécutif, alors que le champ économique du pays est désarticulé, voire quasiment déstructuré. L’économie nationale est le maillon le plus faible et vulnérable de l’Etat et de la société, du fait surtout de sa dépendance structurelle et chronique de l’exploitation des hydrocarbures, la faiblesse de son offre de production domestique et le poids important des importations des biens et des services. Elle peine à réussir sa diversification et s’affranchir de la logique rentière à cause de plusieurs facteurs politiques et économiques dont on peut citer essentiellement la faiblesse de l’organisation institutionnelle, la mauvaise gouvernance et l’opacité dans les décisions économiques, la bureaucratie, la corruption, l’insécurité juridique et le sous-développement du secteur bancaire et financier. Il faut noter que le double choc pétrolier et sanitaire de la Covid-19 a non seulement fragilisé davantage les équilibres macroéconomiques en les replongeant dans une allure déficitaire continue, mais exposé le pays à une impasse budgétaire et monétaire sans précédent et le risque d’enregistrer une crise de change à court terme. Rajoutant à cela la montée du taux de chômage surtout des jeunes diplômés (plus de 14%), l’inflation, la perte du pouvoir d’achat et la montée de la pauvreté et de la précarité sociale. Le recul de la croissance à environ -07% du PIB en 2020 a aggravé la situation économique et sociale du pays. Les 530 milliards DA (environ 4 Milliards de dollars) de dotations budgétaires prévues au titre de l’exercice 2021 afin d’atténuer les effets de la crise sanitaire sont insuffisantes, surtout que les mesures de soutien destinées pour sauver les PME et les TPE sont vraiment dérisoires. L’Etat devrait faire de l’entreprise une priorité pour maintenir son activité et stabiliser les emplois. On enregistre dans le secteur du BTPH environ 7500 entreprises en faillite et la perte de 150 000 emplois.
Pensez-vous qu’une Assemblée nationale issue d’une élection aussi décriée et critiquée pourrait apporter des réponses aux problèmes économiques du pays ?
L’économie algérienne nécessite fondamentalement des réformes politiques profondes susceptibles de contribuer à un processus soutenu de l’édification d’un Etat de droit jouissant d’institutions fortes et efficace. En effet, le cadre politique institutionnel et la bonne gouvernance sont des préalables indispensables pour construire une économie diversifiée, compétitive et durable. Plusieurs expériences des pays ayant réussi leur sortie du sous-développement et ayant bâti une économie développée et compétitive ont montré le rôle actif et positif de l’Etat, l’efficacité des institutions et la bonne gouvernance. L’Etat développemental a su conjuguer la planification stratégique et le ciblage opérationnel des objectifs, la logique du marché et l’allocation optimale des ressources, et la régulation. Autrement dit, sans pourtant se laisser coincer par une logique binaire de tout Etat ou de tout marché. L’économie algérienne a justement besoin d’un cadre démocratique de planification stratégique. On ne peut limiter la décision économique aux différentes lois de finances initiales et complémentaires, le Premier ministre a déclaré avoir promulgué 459 textes législatifs et réglementaires au premier semestre 2021, c’est énorme, à mon avis, surtout que la coordination et la rigidité de l’administration empêchent la traduction et l’application effectives des textes de loi. D’ailleurs, même certains articles de lois de ces dernières sont annulés avant même la publication de leurs textes d’application. Pour l’Assemblée nationale, je pense qu’elle devra jouer plus un rôle de c ontrôle de l’action de l’Exécutif, et il appartient au prochain gouvernement d’élaborer un cadre de planification stratégique et d’envisager des réformes structurelles et sectorielles à moyen et long termes, sans pour autant oublier les mesures d’urgence de stabilisation des comptes publics (la sphère budgétaire, la sphère monétaire et les réserves internationales de change).
Cette nouvelle Assemblée n’aura d’ailleurs pas à voter la loi de finances complémentaire 2021. Qu’avez-vous pensé des mesures contenues dans la LFC ?
D’emblée, on remarque justement que la LFC 2021 n’a pas attendu la prochaine installation de l’APN, elle est promulguée par l’ordonnance 21-07 du 8 juin 2021. La LFC 2021 a prévu des ajustements budgétaires avec la hausse des dépenses. Elle prévoit 5660 milliards DA pour le fonctionnement, soit une hausse de 350 milliards DA par rapport au budget initial et 2970 milliards DA pour l’équipement soit une hausse de 179 milliards de DA, le total des dépenses atteindra les 8640 milliards DA avec seulement 5331 milliards de dinars de recettes globales (fiscalité ordinaire et pétrolière). Le déficit budgétaire prévisionnel s’approche des 4000 milliards DA, (soit l’équivalent d’environ 30 milliards de dollars). Le déficit budgétaire global rapporté au PIB hors hydrocarbures est d’environ -26%. C’est quasiment insoutenable pour une économie très peu diversifiée, dont la croissance économique demeure dépendante des prix du pétrole, la commande publique et les importations. Concernant les prévisions macroéconomiques de la LFC, elles demeurent quasiment inchangées par rapport à celles prévues initialement par la LFI, avec le maintien du glissement ou dévaluation du dinar algérien (1 dollar pour 142 DA, 4,1% de croissance, et 4% comme taux d’inflation. Comme mesure fiscales, on relève essentiellement l’augmentation de 10% de l’IBS des sociétés de fabrication de tabac, des mesures d’avantages fiscaux pour la finance islamique et l’investissement dans les Hauts-Palataux et le Sud. On peut noter également l’augmentation également des subventions destinées aux produits de consommation de première nécessité, l’autorisation d’importation des véhicules de tourisme de moins de 3 ans et la suppression de l’effet rétroactif de la règle de partenariat 51/49 pour les sociétés commerciales exerçant l’activité d’importation des biens destinées à la revente en état.
Vous êtes élu au niveau de l’APW de Tizi Ouzou. Pouvez-vous nous dire quelles sont les attentes les plus urgentes au niveau local ? Est-ce qu’il y a des blocages que subissent les projets du fait de la crise économique ?
Il faut une réforme profonde des codes des collectivités locales (loi n°1110 relative à la commune et loi n°12-07 relative à la wilaya) afin de donner plus de prérogatives aux élus locaux et libérer leurs initiatives de gestion et de développement local. La décentralisation de la fiscalité est indispensable même pour diversifier les ressources financières des collectivités et responsabiliser les élus dans le recouvrement des recettes. La dilution et la confusion de la responsabilité entre l’administration locale et les élus a freiné le développement et aggravé les déficits des collectivités. Cependant, il faudrait également déconcentrer davantage et transférer le pouvoir de décision aux représentants de l’Etat au niveau des wilayas ( wali, directeurs de l’exécutif). La concentration des pouvoir de décision au niveau ministériel constitue une véritable bureaucratie qui bloque considérablement l’investissement et l’amélioration de la qualité des services publics.
Quelles projections pour les mois à venir concernant la situation économique ?
Je pense que les défis et les enjeux sont multiples et plus que jamais importants, ils ne peuvent se limiter au seul champ économique, bien que ce dernier est au centre de toutes les politiques stratégiques d’un Etat. L’Algérie est face à une mondialisation néolibérale guidée par des puissants réseaux formels et informels qui renouent avec des méthodes impérialistes agressives et enveloppées par des discours prêchant les droits de l’homme et le «devoir d’ingérence humanitaire». Les pays faibles sont visés par des déstabilisations méthodologiques, voire l’émiettement progressif de leurs territoires, pour mieux les dépecer et spolier leurs richesses. Plusieurs pays de la région MENA sont déstabilisés et mutilés, rajoutant la provocation successive des coups d’Etat et des situations de Non-Etat au Sahel. Des pays sont menacés dans leur souveraineté et l’Algérie doit y faire face. Il faut inévitablement construire un front intérieur et un consensus national démocratique susceptible de faire adhérer toutes les forces vives du pays. L’ANP doit être également renforcée dans ses nobles missions de défense nationale et la maitrise des nouvelles technologies de défense. En tout cas, le monde post-Covid-19 nous impose des défis énormes sur le plan économique, politique et social. La sécurité sanitaire, la sécurité alimentaire, la sécurité informatique et la protection des données, la sécurité énergétique durable, etc., doivent être placées comme des objectifs stratégiques de l’Etat. Ces défis sont aussi conditionnés par l’affranchissement de l’économie du pays de la rente pétrolière et le passage vers une économie de production compétitive.