«L’article 66 du code de la famille est une violence contre les mères divorcées»
Contrairement à l’ex-conjoint qui peut se remarier sans condition, les femmes divorcées sont privées de la garde de l’enfant au cas où elles décident de refaire leur vie. Une discrimination consacrée par l’article 66 du code de la famille. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Nadia Aït Zaï, directrice du Centre d’information et de documentation sur les droits des enfants et des femmes (Ciddef), revient sur le plaidoyer lancé pour l’abolition de cet article contraire à la Constitution et à la Convention de lutte contre les discriminations à l’égard des femmes, ratifiée par l’Algérie. Pourquoi, selon vous, le législateur a-t-il institué l’interdiction aux femmes qui se remarient la garde des enfants et pas aux hommes, sachant que la maltraitance de ces derniers est constatée dans la majorité des cas, pour ne pas dire tous les cas, chez les marâtres ?
En instituant en 1984, dans le code de la famille, la perte de la garde des enfants aux femmes qui se remarient, le législateur algérien a voulu, semble-t-il, clore un débat jurisprudentiel engagé sur la question avant et après l’indépendance, sans tenir compte de l’intérêt de l’enfant et celui de la mère à exercer son droit de garde en cas de divorce. Sur cette question, la justice musulmane d’avant 1962 a dégagé, dans ses arrêts, deux principes. Le premier stipule : la hadina perd la garde de l’enfant par son mariage subséquent, car se devant à sa nouvelle famille, elle n’aura pas pour l’enfant les soins maternels qu’il réclame. Dans le deuxième principe, il est précisé que cette déchéance n’est encourue que lorsqu’elle est demandée dans l’année du second mariage. Le directeur de la médersa d’Alger a d’ailleurs, dans une consultation du 5 mars 1861, écrit, je cite :
«Si le père a connaissance du mariage de la hadina et qu’il ne réclame pas son enfant dans le délai d’un an, à partir du jour où il a appris ce mariage, l’enfant reste définitivement sous la garde de cette femme, et le père est considéré comme ayant renoncé au droit qu’il avait de le retirer.»
Peu à peu, l’intérêt de l’enfant a fait fléchir le principe de l’interdiction et les juges ont déclaré :
«Le principe suivant lequel le mariage de la hadina doit, en règle générale, entraîner pour celle-ci la perte de son droit de garde, n’a rien d’absolu et devant fléchir devant les exigences de l’intérêt de l’enfant qui doit prévaloir sur toute autre considération. Il ne peut suffire à justifier la déchéance du droit de la hadana : 7 mai 1956, 27 mai 1957, 16 novembre 1960.»
La perte de la garde n’a rien d’absolu, tel est le principe retenu par les juges, d’autant que cette interdiction n’a aucun fondement religieux, sinon uniquement des positions contradictoires d’auteurs musulmans qui se basent sur le manque de tendresse que pourrait éprouver l’enfant de la part de son beau-père, sur un environnement peu propice à son développement et à ses aptitudes, sur le manque de compassion et la défense des droits de l’enfant. D’autres docteurs, comme Al Hassan El Basri et Ibn Hazm, se sont basés sur le verset 23 du Coran, en considérant que la dévolutaire de la hadana n’est pas déchue de son droit si elle se remarie, et ce, quelle que soit la personne qu’elle épouse. Aujourd’hui, si le code de la famille, à travers l’article 66, reste aussi catégorique dans son interdiction de dévolution de la garde à la mère qui se remarie, la jurisprudence actuelle en 2020 reprend l’argumentation de la jurisprudence musulmane, qui affirme que pour l’intérêt de l’enfant, la perte de la garde n’a rien d’absolu. C’est en fait apprécier l’interdiction en mettant l’intérêt de l’enfant au-delà de la loi. En outre, il est bien entendu que l’argument supposé affectif que ne donnerait pas la mère à son enfant en cas de remariage ne sera certainement pas donné par la marâtre à qui on imposera cet enfant qui n’est pas le sien.
Vous venez de lancer un plaidoyer pour l’abolition de cette interdiction, qui prive les femmes qui se remarient d’avoir la garde de l’enfant. Qu’en est-il au juste et sur quelles données repose ce plaidoyer ?
Le plaidoyer a été fait pour lever l’interdiction contenue dans l’article 66 du code de la famille et qui pénalise plus de 8000 mères identifiées qui réclament le droit de garde en cas de remariage. Elles sont pénalisées, alors que l’ex-époux ne l’est pas. De peur d’être déchues de leur droit de garde, elles sont dans l’impossibilité de refaire leur vie. Certaines, qui se sont remariées, ont été poursuivies pour la déchéance de la garde. Beaucoup ont dû avoir recours à un divorce pour récupérer la garde. Le constat est réel. Cette interdiction est souvent brandie comme une menace par l’ex-époux pour empêcher la maman de refaire sa vie, alors que lui la refait aisément. Cette déchéance de la garde en cas de remariage n’a aucune base légale, ni religieuse. Elle repose sur un hadith du Prophète, considéré par beaucoup de théologiens comme étant faible, alors que le verset 23 du Coran préconise l’attribution de la garde à la mère. Il semble que cela tourne autour de l’affection. Il est dit que si la mère se remarie, elle n’aura pas le temps de s’occuper de son enfant dans cette nouvelle famille qu’elle va fonder. Nous avons donc analysé les sources religieuses, les positions doctrinales (fouquaha), la jurisprudence musulmane d’avant 1962, la jurisprudence actuelle qui, à travers ses arrêts, privilégie le fait que la perte de la garde n’est pas absolue dans le cas où la mère se remarie et propose, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, la suppression de l’alinéa 1 de l’article 66 du code de la famille. Nous avons travaillé sur les données du ministère de la Justice pour les années 2016 à 2020 concernant la déchéance de la garde au motif du mariage de la mère avec un homme non lié à l’enfant. Celles-ci sont révélatrices. De 2016 au 1er semestre de 2020, il y a eu un total de 6178 arrêts et jugements rendus, répartis comme suit : 1448 en 2016, 1559 en 2017, 1339 en 2019 et 468 durant les six premiers mois de l’année 2020. Au total, le nombre de cas de déchéance de la garde est de 931 en 2016, de 994 en 2017, de 843 en 2018, de 786 en 2019 et 277 en 2020, alors que celui où il y a eu maintien de cette garde au profit de la mère est de 557 en 2016, de 565 en 2017, de 483 en 2018, de 551 en 2019 et de 192 durant les 6 premiers mois de 2020.
Pensez-vous que dans ce climat de violence contre les femmes et des images réductrices à leur égard que nous constatons encore de nos jours, de tels plaidoyers puissent trouver des oreilles attentives pour opérer un quelconque changement ?
L’article 66 alinéa 1 est déjà une violence contre la femme en général, et la mère divorcée en particulier. Il faut lutter contre toutes les formes de violence, particulièrement celle-ci que nous considérons comme une violence sournoise qui ne fait que se rajouter à celles qui existent déjà. Notre rôle en tant que société civile, en tant que chercheurs, en tant que défenseurs des droits, est d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur les inégalités portées par un texte de loi, notamment dans ce cas, le code de la famille, et de donner aux institutions les arguments nécessaires pour qu’elles construisent leurs propositions de modification de la disposition discriminatoire. Pourrons-nous trouver des oreilles attentives au changement ? Oui, je l’espère, car les pouvoirs publics, notamment les institutions concernées par cette question, ont la responsabilité et l’obligation d’être à l’écoute de la société, de ses membres, hommes et femmes, qui souffrent, particulièrement les femmes qui cumulent et vivent des violences exacerbées, à savoir les coups et blessures, les homicides et féminicides et l’impact sur leur vie quotidienne de citoyennes des lois discriminatoires. On nous parle d’une Algérie nouvelle, allons-y, la volonté politique doit s’afficher pour toutes ces questions que l’on considère comme normales et anodines, car ancrées dans les comportements et la loi, alors qu’elles créent des conflits et violences qui nuisent à la mère et à l’enfant. Nous serons toujours là pour dire ce qui ne va pas dans notre société, dans nos lois, pour insuffler les politiques publiques et les changements. L’écoute et la prise de décision sont une responsabilité du politique, la nôtre est d’être à l’écoute des femmes qui souffrent et d’être leur porte-voix pour qu’elles se fassent entendre.
L’article 66 alinéa 1 est déjà une violence contre la femme, en général et la mère divorcée en particulier. Il faut lutter contre toutes les formes de violence, particulièrement celle-ci, que nous considérons comme une violence sournoise qui ne fait que s’ajouter à celles qui existent déjà. Notre rôle en tant que société civile, en tant que chercheurs, en tant que défenseurs des droits, est d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur les inégalités portées par un texte de loi, notamment dans ce cas, le code de la famille, et de donner aux institutions les arguments nécessaires pour qu’elles construisent leurs propositions de modification de la disposition discriminatoire.