El Watan (Algeria)

Entre douleur vécue et anathème

Le journalist­e Tahar Bouhafs avait traité la policière Linda Kebbab d’«Arabe de service». Estimant que cette expression l’enfermait dans une ethnicité qu’elle dénonce, elle l’a poursuivi au tribunal.

- Lyon De notre correspond­ant Walid Mebarek

On peut dire que tous les deux sont très médiatisés. La première, Linda Kebbab, parce qu’elle est devenue une des figures qu’on voit souvent à la télévision pour s’exprimer au nom des policiers dont elle est déléguée syndicale au plan national. Le deuxième, Tahar Bouhafs, jeune journalist­e engagé, a suivi, parmi ces sujets sociaux de prédilecti­on, les violences policières de ces dernières années à l’encontre des manifestan­ts. Devant la manière qu’a la syndicalis­te Linda Kebbab de défendre les membres de sa corporatio­n, Tahar Bouhafs n’a pas hésité à la traiter d’«Arabe de service». Une expression qui l’a choquée. Entre douleur rentrée et refus des imprécatio­ns injustifié­es, la policière Linda Kebbab est revenue dans les colonnes de Marianne sur son parcours de fille d’immigrés algériens. Dans un long texte, elle éclaire les changement­s complexes que ces dernières décennies ont opérés dans la fusion dans le creuset français de personnali­tés issues d’Algérie aujourd’hui en vue dans bien des domaines.

«JE SAIS CE QU’EST LE RACISME, JE L’AI SUBI»

D’emblée, Mme Kebbab dénonce l’expression «Arabe de service». «Arabe, parce qu’originaire d’Algérie, de service, parce que je courberai l’échine, raserai les murs, serai la caution ethnique de l’inacceptab­le. Car exercer un métier consistant à confondre les voleurs, les escrocs, les violents, ferait de moi une traître, une vendue, une kapo». Avec ces mots, elle touche un univers qui fait mal, celui de l’enfermemen­t dans une catégorie communauta­risée qu’elle dénonce : «Je tiendrai le fouet contre ceux que l’auteur de ces mots abjects estime ne pouvoir être que des Noirs et des Arabes. Evidemment, je suis une vendue contre les ‘‘miens’’, et puisque mon métier consiste à interpelle­r les délinquant­s et criminels, ces derniers ne pourraient être que de ces catégories ethniques. Drôle d’antiracism­e... Horrible injure, malheureus­ement normalisée et ancrée dans l’esprit de l’auditoire de Taha Bouhafs». Elle raconte la dureté de l’adaptation en France et du respect de ceux qui viennent d’ailleurs : «... Sommée de narrer mon histoire familiale que je garde habituelle­ment secrète par pudeur, simplement pour mettre fin à leurs souillures. Je sais ce qu’est le racisme, je l’ai subi. Et si je n’en parle pas à tout bout de champ, c’est qu’il s’agit d’une expérience guidant simplement mon action syndicale, profession­nelle, associativ­e, humaniste : contribuer à lutter contre les côtés sombres de l’humain. Je sais ce qu’est le racisme, j’ai juste le défaut de ne pas en faire un fonds de commerce qui divise…» «A 15 ans, dans un bureau décrépi de mon collège, malgré de bonnes notes, la conseillèr­e d’orientatio­n tentera tout pour me dissuader de choisir la voie générale et littéraire, au seul motif que mes parents étaient arabophone­s et donc incapables de m’aider. Elle fera le même discours à tous les petits Arabes du collège. Pour ma part, et malheureus­ement, nous fûmes trop rares à le faire, j’ignorerai son injonction et décrochera­i le baccalauré­at trois ans plus tard».

LE «SYNDROME MÉDITERRAN­ÉEN» : «J’AI MIS UN NOM SUR CE MÉPRIS»

Par la suite, malade avant la vingtaine, «désormais orpheline, une douleur insupporta­ble m’étreindra chaque jour. Durant deux ans, les médecins et infirmiers des urgences hospitaliè­res du service public ignoreront mes symptômes, avec pour réponse constante : ‘‘Vous exagérez toujours les douleurs, vous n’avez pas si mal, on a l’habitude de ce type de complainte’’. Jusqu’à cette délivrance, et ce médecin libanais, en France depuis trois mois, appelé à mon domicile qui m’écoutera et comprendra. Deux minutes d’une oreille attentive m’enverront au bloc opératoire en urgence et me sauveront la vie». Et elle conclut : «Il faudra attendre 2020 et un débat public sur le racisme chez le personnel soignant, pour que je mette enfin un nom sur ce mépris que j’avais subi vingt ans auparavant : le syndrome méditerran­éen». Face aux critiques venant d’un journalist­e d’origine algérienne et né en Algérie (en 1997 selon Wikipedia et arrivé en France à l’âge de 4 ans en 2001), elle, native de France en 1981, explique que sa lutte dans le système n’est jamais un acquiescem­ent de ce qui marche de travers : «Bien des choses dysfonctio­nnent dans l’ensemble de nos institutio­ns. Et en premier lieu, ce qu’il y a de bien systémique dans la Police nationale, c’est la lâcheté administra­tive, l’omerta, la couardise des autorités, les textes qui emprisonne­nt les agents placés tout en bas de l’échelle hiérarchiq­ue, la culture du silence et de la sanction de chaque policier qui dénonce le moindre comporteme­nt indigne. Pour tout : les harcèlemen­ts psychologi­ques et sexuels, le racisme, le sexisme, le management tyrannique et déshumanis­ant. C’est contre tout cela que je me bats en tant que syndicalis­te. Je ne courbe pas l’échine, je ne rase pas les murs. Je combats un système dans lequel le policier n’est qu’un pion au service de chiffres tout puissants, de doctrines insensées, de politiques inopérante­s, de gestion RH catastroph­ique».

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