«Le PIB réel de certains pays est sous-estimé du fait de la non-prise en compte de l’économie informelle»
GÉOGRAPHE À LA SORBONNE ET AU CENTRE EUROPÉEN DES AFFAIRES INTERNATIONALES (CEAI)
Dans cet entretien, le Dr Laurent Chalard, qui est également expert international des évolutions sociodémographiques et économiques des territoires, laissera entendre que la quête acharnée de sociétés sans drogues, reposant essentiellement sur la répression et la criminalisation, était une hallucinante illusion. En l’absence de données fiables et comparables, il semble être de plus en plus difficile d’établir, en toute objectivité, l’efficacité des solutions apportées ou des approches jusque-là adoptées aux fins de limiter les coûts socioéconomiques du trafic et de la consommation de drogues. Votre point de vue...
Si nous ne disposons pas de données statistiques fiables et comparables dans le temps, il convient de rappeler que la consommation de drogues est un phénomène récent en Algérie par rapport à beaucoup d’autres Etats de la planète. En effet, dans les pays développés, dès le milieu du XIXe siècle, les produits stupéfiants étaient déjà répandus dans les milieux intellectuels comme en témoignait en France le célèbre «club des hashischins» auquel appartenait le poète français Charles Baudelaire. Les drogues se sont ensuite diffusées à l’ensemble des couches de la population, en particulier les plus fragiles, dans la seconde moitié du XXe siècle. De même, l’absorption de psychotropes fait partie des coutumes locales ancestrales dans certains pays en voie de développement : le khat au Yémen, l’opium en Chine ou la feuille de coca dans les Andes. Or, l’Algérie avait été, jusqu’ici, relativement épargnée, ne faisant pas partie des pays développés et n’ayant pas une histoire culturelle d’utilisation importante de produits stupéfiants. Cependant du fait de l’impact de la mondialisation et des modèles de comportement rapportés par les émigrants partis vers l’Europe, la consommation de drogues a explosé en Algérie au cours de la dernière décennie. Les chiffres du début des années 2010 fournis par l’Office national de lutte contre la drogue et la toxicomanie parlaient de centaines de milliers de consommateurs (300 000, selon son directeur général), alors qu’au début des années 2020, selon le même organisme, on parle désormais de cinq millions d’usagers, des données à manier avec prudence, mais qui ne laissent pas l’ombre d’un doute sur la tendance. Il s’ensuit que manifestement les autorités publiques algériennes sont débordées par l’ampleur du phénomène et que les solutions apportées, jusqu’ici, s’avèrent inefficaces, son coût social et économique étant probablement largement sous-estimé, d’autant qu’il masque souvent d’autres problématiques comme le chômage, la précarité de l’habitat ou une mauvaise santé. Selon l’ONUDC, le cannabis, la cocaïne, l’héroïne, les psychotropes et autres drogues génèrent une activité économique estimée à plus de 243 milliards d’euros/an, soit près de 8000 euros par seconde. D’où la tendance, dans nombre de pays d’Europe et d’ailleurs, à l’intégration de ce trafic dans la mesure de la croissance et sa prise en compte dans le calcul du PIB.
Pourriez-vous nous expliquer comment les activités liées aux stupéfiants peuvent-elles agir sur la croissance économique et le PIB d’un pays ?
Le PIB d’un pays, exprimé en milliards de dollars par an, est calculé sur l’ensemble des valeurs marchandes des biens et services produits sur son territoire. Au premier abord, l’établissement de ce chiffre paraît simple, mais dans les faits, la situation est beaucoup plus complexe, puisque seules les activités légales, comme la production d’hydrocarbures ou d’automobiles, sont prises en compte, excluant donc les activités illégales, comme le trafic d’armes, la prostitution ou le trafic de drogues. Or, dans un nombre de plus en plus important d’Etats de la planète, ce qu’il est convenu d’appeler l’économie informelle représente des volumes financiers considérables, qui viennent s’ajouter aux revenus perçus légalement par la population. Elle permet à de nombreux ménages pauvres de survivre. En conséquence, le PIB réel de certains pays est sous-estimé du fait de la non- prise en compte de l’économie informelle dans les statistiques officielles. Cela a conduit l’Italie, où la mafia a joué et continue de jouer un rôle non négligeable dans l’économie, à réviser à la hausse son PIB au début des années 1990, en estimant la valeur des revenus qu’elle génère. Cependant, cette croissance du PIB est artificielle et ne peut être considérée comme souhaitable.