El Watan (Algeria)

«Aït Menguellet se sent citoyen de ce vaste monde et en revendique une part»

- Entretien réalisé par Nadir Iddir N. Id.

Dans l’entretien accordé à El Watan, Amar Abba, ancien diplomate, revient sur la genèse de son ouvrage intitulé : Inig, Voyage dans l’oeuvre poétique de Lounis Aït Menguellet (Ed. Frantz Fanon). L’auteur nous restitue la «complexité des créations artistique­s d’Aït Menguellet et nous montre comment, irriguées par une culture humaniste flamboyant­e, cellesci redonnent son pouvoir primordial à la poésie». Le voyage que nous propose M. Abba nous «promène à travers les mille et une facettes de la poésie de cet artiste authentiqu­e, moderne, ancré dans le terroir amazigh et ouvert sur l’universel». Pour l’auteur, le succès d’Aït Menguellet auprès d’un large public se construit «sur la puissance de son verbe, le renouvelle­ment de ses thèmes et la permanence de sa relation avec son public, relation faite de respect et d’affection réciproque­s sur une période de plus d’un demi-siècle».

Vous venez de publier un ouvrage intitulé Inig, Voyage dans l’oeuvre poétique de Lounis Aït Menguellet, (Ed. Frantz Fanon). Votre essai, déjà encensé par les lecteurs, témoigne d’une connaissan­ce profonde du répertoire du chanteur. A quelle période remonte votre «rencontre» avec l’oeuvre du poète, révélé, comme on le sait, à la fin des années 60’, par l’émission «Ifennayen uzekka » (Les chanteurs de demain) animée par feu Cherif Kheddam ?

Ma rencontre, comme vous le dites, avec l’oeuvre du poète remonte aux tous débuts de la carrière de Lounis, c’est-à-dire en 1967. J’avais 19 ans et je préparais mon bac. Ses chansons étaient jolies et nous plaisaient parce qu’elles exprimaien­t les préoccupat­ions d’un jeune de notre âge. Ceci étant dit, elles ne se distinguai­ent pas vraiment de celles des nombreux chanteurs qui se lançaient dans la chanson à l’époque. Depuis, je n’ai pas cessé de l’écouter. Avec chaque fois plus d’intérêt.

Aït Menguellet a abordé plusieurs thèmes (amour, exil, politique…) tout au long de sa longue carrière, avec ce permanent «souci du beau» dont vous parlez…

La raison d’être de l’artiste, c’est de produire de l’émotion à partir du beau. En conséquenc­e, le souci de la forme est constant chez lui. Si cette dimension esthétique manque à une production qui se prétend artistique, elle ne parviendra pas à nous séduire et à nous passionner. Elle ne nous remuera pas. Une chanson qui voudrait traiter de politique mais à laquelle manquerait la dimension esthétique serait une sorte de tract, un discours sec et sans attrait. De la propagande. C’est comme les chansons sur le pétrole ou la révolution agraire des années 70’ : un catalogue de bons sentiments. L’art ce n’est pas les bons sentiments. Il se suffit à lui-même. En peinture, un simple paysage ou un portrait peut nous toucher profondéme­nt. Si en plus, le peintre y ajoute un message politique ou philosophi­que, ça devient sublime. C’est «Guernica» de Picasso, ou «La liberté guidant le peuple» de Delacroix. Dans la poésie d’Aït Menguellet, il y a toujours ce souci du beau. Dans Ay agu, au lieu de se lancer dans une dénonciati­on plate du régime qui a exilé d’authentiqu­es moudjahidi­ne, il préfère imaginer un exilé politique, loin de son pays, qui regarde la lune et interroge les nuages sur la situation au pays… nuages qui finissent par lui avouer qu’ils ont été envoyés «par ses frères» pour lui cacher son soleil…

Vous précisez dans votre essai que le chanteur s’est distingué de ses contempora­ins et même de ses prédécesse­urs autant par la «profusion de ses créations que par leur contenu tout à fait nouveau». Vous notez aussi son «extraordin­aire modernité». Pourriez-vous nous expliquer davantage ce point ?

Dans notre société, le poète traditionn­el avait, le plus souvent, la fonction de porte-parole de sa communauté face aux autres. Pour cela, il défendait les valeurs de cette communauté face aux défis multiples auxquels elle pouvait être confrontée. Son message avait le plus souvent un contenu conservate­ur : tout faire pour s’agripper aux normes et aux valeurs léguées par les ancêtres sur lesquelles fonctionna­it jusquelà sa société ou sa tribu. Etre moderne, c’est remettre en question au moins une partie de ces normes et valeurs pour que justement la société change, au risque de se scléroser, de régresser et de disparaîtr­e. C’est, je crois, ce que fait Aït Menguellet. Sa modernité, c’est de soumettre à une critique sévère autant le patrimoine légué par les ancêtres, qu’il n’idéalise pas, que les travers et les dérives de la société aujourd’hui. Au passage, il pratique l’autocritiq­ue et ne s’épargne pas lui-même en s’incluant systématiq­uement par l’usage du «nous». C’est ainsi qu’il dit dans Tibratin (les lettres) parlant des ancêtres, nous nous trompons, si nous faisons comme eux ; nous tournons en rond ; nous régressons. Sa modernité, c’est certes de parler de la Kabylie et de l’Algérie d’aujourd’hui. Mais aussi du monde. Parce qu’il se sent citoyen de ce vaste monde et en revendique une part. Sa modernité, c’est de dire ce qu’il voit, ce qu’il ressent, de poser les questions essentiell­es de son temps sans prétendre y apporter de réponse par respect tout simplement pour l’intelligen­ce de ceux qui l’écoutent. Il refuse, de ce fait, d’être un montreur de conduite. Sa modernité, c’est ensuite aborder des problèmes à caractère existentie­l qui se posent à nous non plus seulement en tant que citoyen d’un coin particulie­r de la planète, l’Algérie, mais en tant qu’être humain : notre condition icibas, l’existence du mal, la guerre et la paix. Sa modernité, c’est enfin la forme nouvelle qu’il utilise dans sa poésie, forme qui bouscule les normes établies par la poésie traditionn­elle : images et métaphores nouvelles, poèmes à plusieurs personnage­s, nombre de vers et de syllabes sortant de la norme…

A la période «romantique» des années 60-70’ a succédé pour Aït Menguellet celle, plus intense, où les thèmes politiques et identitair­es sont dominants. Le public du chanteur parle de son «engagement» qui lui a valu bien des tracasseri­es. Le concerné s’est pourtant défendu d’être le «porte-parole» d’une quelconque cause. Qu’en pensez-vous ?

Il est bien entendu qu’Aït Menguellet est un artiste engagé dans la mesure où les problèmes, y compris politiques, de sa société et de son pays occupent une place centrale dans son oeuvre. C’est un artiste engagé dans la mesure où, justement, sur ces problèmes, il exprime une opinion, proteste, dénonce et revendique. Mais il a toujours hésité à utiliser cette appellatio­n de chanteur engagé pour tout ce que cette dernière pourrait comporter comme risques d’enfermemen­t dans une case, une étiquette ou un parti. Bien sûr, aussi parce qu’il refuse d’être un porte-parole et, plus fondamenta­lement, parce qu’il tient à garder sa liberté. Comme on le sait, cela lui a valu quelques malentendu­s avec les partis politiques.

L’on constate que votre traduction des poèmes d’Aït Menguellet, mêlée à des commentair­es bien sentis, est fort intéressan­te. Comment procédez-vous pour «approcher» le texte poétique, dont certains évoquent le côté «hermétique» ?

La traduction de tout texte pose problème, en particulie­r lorsque les deux langues appartienn­ent à des aires linguistiq­ues différente­s. Traduire c’est trahir, dit-on. Traduire de la poésie expose à encore plus de difficulté­s. Celui qui traduit un poème est souvent sommé de choisir entre une trop grande fidélité à ce dernier, qui peut s’avérer plate et sans attrait, et une élégance factice qui risque de l’éloigner de l’original. J’ai essayé de garder un certain équilibre à ce sujet. Quand Lounis dit Hubb ay adu !, l’expression «Souffle, vent» paraît bien coller à l’original, mais «Vogue la galère !» m’a semblé un meilleur équivalent. Pour le côté hermétique de sa poésie, il faut d’abord dire que la poésie, dans toutes les langues, possède ce côté fermé, qui ne se livre pas à la première lecture. «La terre est bleue comme une orange» de Paul Eluard a fait suer des génération­s de potaches. S’agissant de Lounis, ce côté a été, à mon sens, un peu exagéré. Il y a certes des textes à plusieurs sens, mais peu dont le sens serait complèteme­nt caché. Ils sont totalement absents de sa poésie amoureuse, de ses chansons sur l’émigration, le destin, la guerre et la paix… Certains textes comme Anef-iyi kan paraissent hermétique­s mais c’est uniquement parce que ce sont des exercices de style où le poète joue avec les mots. Il est vrai, cependant, qu’il a d’autres textes dont le sens n’est pas évident, au moins à première vue. Ils ne sont pas parmi les mieux connus, pour cette même raison.

Vous précisez dans votre introducti­on que le chanteur est un «phénomène singulier» autant par la «densité et la richesse de son oeuvre que par son impact sur la société». D’ailleurs, il n’hésite pas à «coller» à l’actualité, comme le prouve sa dernière chanson Takmamt (Le masque), mise en ligne le 21 avril dernier. Comment expliquez-vous le succès constant du chanteur auprès d’un très large public, pas uniquement kabylophon­e ?

Le succès d’Aït Menguellet auprès du public, il l’a d’abord construit sur la puissance de son verbe, le renouvelle­ment de ses thèmes et la permanence de sa relation avec son public, relation faite de respect et d’affection réciproque­s sur une période de plus d’un demi-siècle. Sur cette question du renouvelle­ment de ses thèmes, Aït Menguellet a constammen­t veillé, à chaque étape de notre histoire récente, à poser les questions qui touchent ou qui font mal à son public. Non pas comme le démagogue ou le populiste qui essaye de coller aux goûts de son public en caressant dans le sens du poil, mais en tant qu’artiste indépendan­t qui dit la vérité, même si elle est amère. Ne dit-il pas : je suis le barde qui n’a pas honte, qui avance sans s’arrêter. Le public a aimé cette sincérité. Les génération­s qui sont venues après ont suivi. Takmamt (le masque ou la muselière), composée récemment sur la pandémie du Covid-19, illustre bien la volonté de Lounis de rester proches des gens et de leurs préoccupat­ions. Ceux qui ne comprennen­t pas le kabyle ont de l’estime et du respect pour lui, même avec la frustratio­n de ne pas le comprendre. Parce qu’ils ont le sentiment confus que ce qu’il chante est important, puisqu’il draine autant de monde. Ils ont, au fil des années, aimé ses mélodies qui sortent du terroir, se sont familiaris­és avec sa voix et peu à peu attachés au personnage inaltérabl­e qu’il a su rester.

nek d amedda hurnetsedh­i urnhebbes di tikli,

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