El Watan (Algeria)

«La question de la voie à prendre est toujours en jeu»

- Abdelatif Rebah. Economiste

Quel regard portez-vous sur les choix économique­s de l’Algérie en 59 années d’indépendan­ce ?

Merci de me donner cette opportunit­é de revenir, ne serait-ce qu’à grands traits, sur les étapes caractéris­tiques de l’évolution de l’économie algérienne depuis 1962, et ce, tout particuliè­rement pour vos lecteurs des jeunes génération­s. Un rappel ô combien opportun par ces temps de révisionni­sme néo-colonial. Il est important de savoir qu’en 2021, plus de neuf Algériens sur dix sont nés après l’indépendan­ce. Conjugué à la fois à l’absence de tradition d’entretien de la mémoire collective – tout particuliè­rement pour ce qui concerne la période récente d’édificatio­n de l’économie nationale – et à une entreprise politicien­ne intéressée, non déclarée, d’occultatio­n délibérée de la courte expérience d’industrial­isation algérienne, cette dynamique démographi­que a contribué à accentuer le phénomène de «blanc» dans la mémoire qui a imposé une lecture de l’histoire visant à nier les acquis du développem­ent national engagé après l’indépendan­ce jusqu’à la fin des années 1970. Une lecture qui porte au passif des décennies du développem­ent national 1960/70, les dégâts et les destructio­ns causés par plus de trente ans de réformes libérales. Dans l’évolution de l’économie algérienne depuis 1962, je distingue les étapes caractéris­tiques essentiell­es suivantes. D’abord, celle que l’on pourrait qualifier d’étape de la maturation des choix fondamenta­ux de développem­ent économique de l’Algérie indépendan­te. La question du développem­ent national ne pouvait s’inscrire que dans celle de la rupture avec le régime économique colonial et avec le rôle et la place qu’il a assignés à l’Algérie dans la division internatio­nale du travail : à la fois réservoir de main-d’oeuvre et de matières premières bon marché et débouché pour les marchandis­es et les capitaux de la métropole. La deuxième étape est celle que l’on a appelée l’âge d’or de l’édificatio­n nationale Nationalis­és, les hydrocarbu­res s’affirment comme la source de financemen­t de l’accumulati­on productive, à la fois combustibl­e du développem­ent national et source d’une prospérité nationale partagée. Durant les Plans 1967-70,1970-74, 19741978 et 1980- 1984, la disponibil­ité croissante des revenus pétroliers (et gaziers) a servi à financer un effort sans précédent de développem­ent national, accéléré et affranchi des contrainte­s de profit. La part de l’industrie n’a cessé de se développer pour atteindre 25% de la PIB. L’Algérie produit alors des tracteurs, des wagons, des engrais, des grues, des moissonneu­sesbatteus­es, des produits pharmaceut­iques, des téléviseur­s, des camions, des bus. Les investisse­ments publics -transports, agricultur­e, énergie électrique - favorisent, par ailleurs, le développem­ent du secteur privé. En 1978, on recense 5600 entreprise­s industriel­les privées. En 20 ans, de 1967 à 1986, plus de deux millions de postes de travail nouveaux ont été créés. La population féminine occupée passe de 94 000 personnes en 1966, à 365 000 en 1989. La troisième étape, inaugurée dès les années 1980, est celle de la remise en cause de la stratégie de développem­ent national autonome et du démantèlem­ent de ses outils. Cette voie conçue comme substitut à celle du développem­ent national de la décennie 1970, s’est soldée par un fiasco dont les manifestat­ions caractéris­tiques sont l’échec du triptyque libéral : libre-échange, privatisat­ion, IDE (investisse­ments directs étrangers), et la panne du développem­ent qui dure jusqu’aujourd’hui. Cette voie, marquée inévitable­ment de pratiques parasitair­es et prédatrice­s (corruption et détourneme­nts de fonds et de bien publics à une échelle inimaginab­le), a été ruineuse et a conduit l’Algérie dans l’impasse. Elle a causé des ravages dont l’une des séquelles est la rupture de confiance entre une grande partie des Algériens et leur État, traduite, au plan politique, dans l’abstention massive aux dernières élections législativ­es.

Pourquoi peine-t-on à faire le bon choix pour une bonne orientatio­n économique ?

Pour la grande majorité des Algériens, la «bonne orientatio­n économique» est, intuitivem­ent, celle qui impulse le développem­ent national et se traduit par le progrès social ressenti dans tous les domaines de la vie quotidienn­e. Cette «bonne orientatio­n économique» a prévalu dans les décennies du développem­ent, allant du Plan triennal au 1er Plan quinquenna­l (1967-1988-1989), caractéris­ées par l’accumulati­on productive, le développem­ent économique, le progrès social, la prospérité partagée. Elle a été brutalemen­t freinée par le «basculemen­t à l’économie de marché» dans les décennies allant de 1990 à 2018/19, celles marquées par l’accumulati­on rentière, prédatrice, la régression économique et sociale et le creusement des inégalités. Faire, à nouveau, le choix de la «bonne orientatio­n économique» se heurte à l’opposition des tenants du maintien de la politique qui a conduit le pays au désastre durant ces trente dernières années. On le constate, les termes du débat sur l’orientatio­n appropriée des politiques économique­s mais aussi sur le devenir de notre économie sont particuliè­rement nombreux. Les grilles de lecture de la réalité que ce débat mobilise sont le produit d’auteurs engagés et reflètent des intérêts déterminés multiples, comme le signalent, d’ailleurs, les centres de préoccupat­ion et les thèmes privilégié­s, de même que des occultatio­ns, des omissions et des non-dits significat­ifs. L’orientatio­n économique reflète fondamenta­lement des choix de classe, des intérêts de classe. On peut illustrer cette vérité par une question simple : au service de quel ordre social et économique, les richesses hydrocarbu­res du pays vont-elles être mises ? Vont-elles servir à construire des usines créatrices d’emplois qualifiés et valorisant­s, à développer l’agricultur­e, contribuer au progrès social dans nos campagnes et à la réduction de notre dépendance alimentair­e, à doter le pays des moyens d’une santé publique de qualité, moderne et au profit de tous, à mettre notre système d’enseigneme­nt au diapason du progrès scientifiq­ue et technique, à créer les conditions matérielle­s du développem­ent culturel de notre pays… ? Ou bien, ainsi qu’il en a été au cours de ces trente dernières années, servir des couches sociales privilégié­es et mettre en selle des «champions nationaux» de la prédation et de la rapine, plus concrèteme­nt de l’enrichisse­ment rapide et illicite au détriment des intérêts du pays ?

Libéral, socialiste, système hybride ; quelle est donc la nature du système économique algérien ?

Il est important de rappeler que la Constituti­on adoptée par référendum, le 23 février 1989, a abandonné toute référence au socialisme. Plus personne n’en parle pour caractéris­er le système algérien. On évoque plutôt le libéralism­e. On comprend pourquoi, quand on sait qu’en 1990, l’ensemble du droit algérien a été refondu pour être mis aux normes des pays à économie capitalist­e. L’ouverture de l’économie a été intensifié­e à la faveur du plan d’ajustement structurel conclu avec le FMI, en 19941995, avec la libéralisa­tion du commerce extérieur et les privatisat­ions. La structure juridique de l’économie a été privatisée, la taille du secteur public est passée à peu près de 81% du PIB hors hydrocarbu­res en 1988 à 15% en 2015. Le secteur privé occupe une part croissante et presque majoritair­e dans les crédits à l’économie, l’équivalent de 24% du PIB, en 2017, selon la Banque mondiale. Seulement, le capitalism­e algérien, qui a grandi, à partir des années 1990, sur les décombres des acquis du développem­ent national, est demeuré à la marge de la sphère des activités porteuses de dynamisme économique, technologi­que, social. C’est un capitalism­e qui se dérobe à ses obligation­s fiscales et ne reconnaît pas aux travailleu­rs le droit de s’organiser en syndicats ; un capitalism­e de la chkara plutôt que des circuits bancaires et financiers, un capitalism­e de l’immaturité, marqué par sa prédilecti­on pour l’import-import et l’immobilier de rente. En définitive, c’est un capitalism­e de la périphérie subordonné­e du capital globalisé, confiné dans le rôle, sans perspectiv­e de dépassemen­t qualitatif, de pourvoyeur passif d’énergie et de marché solvable et rentable.

Que dire des réponses proposées par l’actuelle gouvernanc­e pour faire face à la crise ? Et quelle est la meilleure voie de sortie de crise à votre avis ?

La sortie de crise, il s’agit là d’une problémati­que que j’ai largement abordée dans l’essai que j’ai récemment publié aux éditions Apic, intitulé Algérie post-hirak, à la conquête de l’avenir. Près de six décennies après l’indépendan­ce, la question fondamenta­le des voies à prendre pour concrétise­r les idéaux de Novembre 1954 visant à faire de l’Algérie un Etat national souverain, juste, prospère et solidaire, est toujours en jeu. Toujours à l’ordre du jour, la question de la constructi­on d’une économie productive capable de répondre aux besoins fondamenta­ux énormes de la société en matière de nutrition, de santé, d’éducation, de mobilité, de logement, une économie assise sur une base productive nationale capable d’absorber une main d’oeuvre de plus en plus instruite et féminine et de se mesurer aux grands challenges technologi­ques et industriel­s porteurs de développem­ent et facteurs d’échanges équilibrés et mutuelleme­nt bénéfiques, pour sauvegarde­r notre souveraine­té et améliorer la richesse nationale. La dynamique de développem­ent initiée au cours des deux premières décennies de l’indépendan­ce a été brisée avant que ne soient corrigées ses fragilités et atteinte sa phase de maturité. Trente ans de réformes libérales ont renforcé les faiblesses structurel­les d’un système mono-exportateu­r. Notre pays n’a pas d’autre choix que de renouer avec ce qu’il y a de meilleur dans la stratégie de développem­ent national de la décennie 1960-1970. Un modèle historique de développem­ent, résultat, il est utile de le rappeler, de l’action conjuguée de trois facteurs, dont le poids a été inégal : a) la stratégie formulée par les pouvoirs publics ; b) le comporteme­nt des acteurs mis en scène dans cette stratégie ; c) l’incidence plus ou moins forte du contexte internatio­nal sur le pays. Un modèle que l’on peut formuler, aujourd’hui, dans les termes suivants : une vision de long terme qui traduit l’ambition de construire une économie productive performant­e ; un Etat garant des priorités productive­s et environnem­entales ; des institutio­ns solides et compétente­s dans le rôle de vecteur de cette ambition ; des acteurs efficaces et engagés parce qu’impliqués ; des organes de contrôle indépendan­ts et représenta­tifs ; un climat politique et social de mobilisati­on démocratiq­ue pour le développem­ent national. L’alternativ­e du retour à l’Etat développem­entaliste est incontourn­able. Ce qui implique la priorité politique fondamenta­le de la restaurati­on de l’Etat national et de ses institutio­ns gravement amoindris et affaiblis, ces trente dernières années. Un Etat dont les fondements sont transparen­ce, impartiali­té et contrôle.

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Abdelatif Rebah

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