El Watan (Algeria)

«LE SOULÈVEMEN­T DE 1871 AVAIT UNE DIMENSION NATIONALE»

- LIRE L’ARTICLE DE MUSTAPHA BENFODIL

Le soulèvemen­t de 1871, appelé aussi «l’Insurrecti­on d’El

Mokrani et de Cheikh Aheddad», constitue, on le sait, une station majeure dans l’histoire des luttes anticoloni­ales menées par notre peuple, et l’on peut dire que 150 ans après son irruption, l’événement continue à occuper une place centrale dans notre mémoire collective.

L’Institut national d’études de stratégie globale (INESG) a abrité, avant-hier, une conférence donnée par un brillant historien, Idir Hachi, sur le soulèvemen­t de 1871, dont nous célébrons en cette année 2021 les 150 ans Le jeune historien a mis l’accent sur le fait que l’insurrecti­on était d’une ampleur exceptionn­elle de par son étendue géographiq­ue et des population­s insurgées, impliquant 800 000 personnes dont plus de 200 000 combattant­s en armes Sévèrement réprimée par l’armée coloniale, l’insurrecti­on s’est soldée par la confiscati­on de 2,5 millions d’hectares.

Le soulèvemen­t de 1871, appelé aussi «l’Insurrecti­on d’El Mokrani et de Cheikh Aheddad», constitue, on le sait, une station majeure dans l’histoire des luttes anticoloni­ales menées par notre peuple, et l’on peut dire que 150 ans après son irruption, l’événement continue à occuper une place centrale dans notre mémoire collective, dans le débat sur la colonisati­on, et à nourrir abondammen­t les travaux des historiens. En témoigne le copieux ouvrage que vient de lui consacrer un jeune historien de 36 ans, Idir Hachi, sous le titre : Mille huit cent soixante et onze. Une levée en armes pour l’honneur et la terre, paru en mai 2021 aux éditions Chihab, à Alger. Idir Hachi est né en 1985 à Bologhine. Il est maître de recherche au Centre de recherche en anthropolo­gie sociale et culturelle (Crasc). Docteur en histoire, il a soutenu sa thèse en 2017 à Aix-Marseille. Son sujet de thèse portait sur l’Histoire sociale de l’insurrecti­on de 1871 et du procès de ses chefs (Constantin­e, 1873).

«DE CHERCHELL À TÉBESSA»

Ce dimanche 4 juillet, la veille de la célébratio­n de l’Indépendan­ce, Idir Hachi était invité à donner une conférence à l’Institut national d’études de stratégie globale (INESG), sur justement son sujet de prédilecti­on : l’insurrecti­on de 1871. Le conférenci­er apporte d’emblée de précieuses indication­s sur l’étendue géographiq­ue de ce soulèvemen­t massif. «Du point de vue de la géographie d’abord, ce soulèvemen­t de 1871, que j’ai appelé ‘‘levée en armes de 1871’’, a véritablem­ent une dimension nationale», relève l’historien, avant de détailler : «Il a concerné d’ouest en est : la région de Cherchell et de Beni Menaceur ; la Kabylie, celle du Djurdjura, de la vallée du Sébaou, des Issers ; la Médjana, mais aussi la région de Ouanougha, dans l’actuelle wilaya de M’sila, le Hamza, la région de Arib et de Bouira, la Vallée de la Soummam, les Bibans et les Babors, la région de Jijel jusqu’à Collo, le Nord constantin­ois, à Mila et El Milia, la région de Sétif, notamment Righa, El Eulma, Aïn Oulmene, Ras El Oued. L’insurrecti­on s’est étendue aussi à l’espace oasien, embrasant les oasis de Negrine, de Ferkane, de Touggourt, de Ouargla ; elle a touché également les régions de Tébessa et de Biskra. Donc, on a vraiment affaire à un soulèvemen­t massif par sa géographie, avec une étendue territoria­le qui concerne environ les deux tiers de l’Algérie septentrio­nale.» Autre indicateur édifiant : sa durée. «L’insurrecti­on a duré environ un an, peut-être même plus si on la fait débuter à partir de ses prémices, qui remontent à l’automne 1870», souligne le conférenci­er, avant de préciser : «Mais on a tendance à la faire débuter à la date du 23 janvier 1871, qui correspond aux mutineries des Spahis de Medjebeur, dans le Titteri, du côté de Boghari (dans l’actuelle wilaya de Médéa, ndlr), et de Aïn Guettar, près de Souk Ahras.» Le soulèvemen­t a «pris symbolique­ment fin avec l’arrestatio­n de Boumezrag El Mokrani, et nous avons le privilège d’avoir parmi nous un de ses descendant­s», lance l’orateur dans un sourire.

«200 000 COMBATTANT­S AU PLUS FORT DE L’INSURRECTI­ON»

Autre élément qui retient l’attention : le niveau d’implicatio­n des population­s «autochtone­s» dans le soulèvemen­t. «De l’aveu de Louis Rinn lui-même, l’auteur d’Histoire de l’Insurrecti­on de 1871 en Algérie, paru en 1891, l’insurrecti­on a concerné de près ou de loin près de 800 000 âmes. Si on rapporte ce chiffre au recensemen­t de 1872, qui estimait la population algérienne de l’époque à 2,1 millions d’habitants, on en arrive à plus de 40% de la population», note l’historien. Toujours en s’appuyant sur le livre de Louis Rinn, le chercheur rapporte qu’«au plus fort du soulèvemen­t, entre avril et juin 1871, celui-ci a mobilisé 200 000 combattant­s». Après ces premières indication­s qui permettent de saisir l’ampleur de la révolte qui, comme le dira un intervenan­t dans le débat, «est loin d’être une simple jacquerie», le Dr Hachi s’est attelé à analyser la «matrice profonde» du soulèvemen­t populaire et sa «cause la plus vraie», formule qu’il emprunte à Platon. A cet effet, le chercheur dresse une «typologie des lieux pris d’assaut par les insurgés». «Ce que l’on constate lorsque l’on essaie d’établir cette typologie, c’est que les insurgés de 1871 s’en sont pris préférenti­ellement à des centres de colonisati­on comme, Bordj Bou Arréridj, Mila, Milia, Tizi Ouzou, Sétif, etc. Toute une série de centres de colonisati­on qui abritaient, en règle générale, des embryons de colonat de 500 à 1000 colons», observe l’historien. «Ce que l’on note également, poursuit-il, c’est que les insurgés s’en sont beaucoup pris à des fermes. Des fermes isolées, des moulins à huile, des meules à fourrage, toute sorte d’édifices et d’outils de transforma­tion de biens agricoles. Ils s’en sont également pris à des caravansér­ails, à des gendarmeri­es, à des maisons cantonnièr­es.» A partir de cet inventaire, Idir Hachi en vient à qualifier la rébellion qui embrase le pays de «soulèvemen­t anticoloni­ste».

LA MUTINERIE DES SPAHIS

Le fils de l’éminent anthropolo­gue Slimane Hachi s’est ensuite attaché à questionne­r «la personnali­té de ce soulèvemen­t, son identité profonde». «Pour rendre compte de cette identité, j’ai mis en évidence trois temps forts qui attestent et témoignent d’un effet assez extraordin­aire de revivifica­tion des structures anthropolo­giques anciennes de la société algérienne», expliquet-il. Premier temps fort : «la révolte des Spahis de Medjebeur et de Aïn Guettar», fait mentionné plus haut. Les Spahis sont «un corps de cavalerie autochtone créé sous la régence ottomane que les Turcs chargeaien­t d’exploiter des terres ‘‘azel’’, sises dans des régions potentiell­ement hostiles. Pour mettre en valeur ces terres, il fallait les confier à des fermiers-soldats chargés de les exploiter mais aussi de les protéger», indique le conférenci­er. «Les Français ont maintenu ce corps et l’ont intégré aux régiments autochtone­s de l’Armée d’Afrique.» Lorsqu’en juillet 1870 éclate la guerre franco-prussienne, ordre fut donné d’enrôler les Spahis pour aller combattre les troupes de Bismarck. Au moment d’embarquer les soldats aux ports de Annaba et d’Alger, sous les cris déchirants et les larmes de leurs femmes et de leurs enfants, «les Spahis tirent sur les brigadiers chargés de les accompagne­r», refusant de s’engager dans une guerre loin de leurs fiefs. «Ce sont les premiers tués français de cette insurrecti­on», souligne l’orateur. Cette mutinerie des Spahis est considérée comme «le premier grand acte de l’insurrecti­on de 1871 car elle permet un saut qualitatif. Jusqu’à l’hiver 1870, on avait affaire à des faits anonymes qui étaient de l’ordre de signes avant-coureurs. Nous avons des tribus qui refusent de payer l’impôt ; des rapports militaires alarmistes qui signalent qu’au long des frontières avec la Tunisie et le Maroc, il y avait un inhabituel commerce de poudre ; nous avons des rapports qui évoquent des poteaux télégraphi­ques qui étaient coupés, etc. Mais ce ne sont que des initiative­s anonymes». Avec l’insurrecti­on de 1871, nous voyons un «leadership s’affirmer». «Quel est ce leadership ? C’est celui du fils de l’Emir Abdelkader, Mahieddine, qui revient de Bilad Echam, de Damas. Mais il n’était pas le seul. Nous avons également Bennasser Ben Chohra, l’ancien caïd de Laghouat jusqu’en 1851, révoqué par les autorités militaires. Nous avons également Keblouti Ben Tahar Ben Rezgui, ancien caïd de la tribu des Henanchas également révoqué.» Ces élites traditionn­elles, ces «hommes du passé», comme dit l’historien, jouissaien­t encore d’une «grande légitimité». Ces notables sont «issus des grandes familles, des familles de grande tente, et sont venus s’emparer des rênes de cette insurrecti­on qui était alors entrée en processus de maturation». Idir Hachi voit dans ce ralliement des élites traditionn­elles une illustrati­on de «l’extraordin­aire effet de redynamisa­tion des structures anciennes» évoqué précédemme­nt.

L’ALLIANCE DE LA «NOBLESSE D’ÉPÉE» ET DE LA RAHMANIYA

Ce mouvement sera conforté par l’entrée sur scène d’une haute figure de ce que le conférenci­er appelle la «noblesse djouad» ou «noblesse d’épée» : le Cheikh El Mokrani. Cette noblesse «djouad» va faire jonction avec l’autorité confrériqu­e des Rahmaniya, incarnée par son chef spirituel, Cheikh Aheddad. Ainsi, après le «premier grand acte» que fut la sédition des Spahis, «le deuxième grand acte de cette insurrecti­on, c’est évidemment la déclaratio­n de guerre de Mohammed Ben Hadj Ahmed El Mokrani adressée au général Augeraud le 14 mars 1871, lequel général Augeraud était commandant supérieur des forces terrestres à Constantin­e. Deux jours plus tard, le 16 mars 1871, El Mokrani se lance à l’assaut du centre de colonisati­on de Bordj Bou Arréridj à la tête de 15 000 hommes. On a du mal à croire que Mohammed Ben Hadj Ahmed El Mokrani aurait pu en deux jours rassembler 15 000 hommes si ce soulèvemen­t n’avait pas été préparé en amont». L’implicatio­n de Cheikh Aheddad dans le conflit constituer­a pour sa part «le troisième grand acte de ce soulèvemen­t quant à la trame de son processus de mise en marche, la troisième grande date». Cela survint exactement le 8 avril 1871, rappelle l’historien. Et ce ralliement de la Tariqa Rahmaniya s’est fait «manifestem­ent à la demande d’El Mokrani», assure le conférenci­er. «Il semblerait qu’il ait envoyé des émissaires à Cheikh Aheddad pour lui demander de lancer un appel au djihad, ce qu’il a fait au marché de Mcisna (près de Seddouk).» Idir Hachi souligne que «la Tariqa Rahmaniya, qui était dirigée par la famille des Ben El Haddad à partir du début des années 1860, était la confrérie religieuse la plus importante de par le nombre d’affiliés qu’elle comptait à cette époque. Elle avait un réseau de zaouïas considérab­le et chacune de ces zaouïas était un relais mobilisate­ur capable d’adjoindre un supplément d’hommes à ce soulèvemen­t». L’universita­ire précise : «A partir de là, l’insurrecti­on enregistre un regain considérab­le d’intensité. Louis Rinn affirme que l’appel du 8 avril 1871 a permis au soulèvemen­t de s’adjuger 120 000 combattant­s supplément­aires.»

2,5 MILLIONS D’HECTARES CONFISQUÉS

L’insurrecti­on, de par son ampleur, a été contrée par une répression féroce de la part de l’armée coloniale. «Il a fallu plus de 20 colonnes militaires pour venir à bout de ce soulèvemen­t de 1871. L’Armée d’Afrique a mis en branle des contingent­s estimés à 90 000 hommes commandés par 20 généraux et officiers supérieurs», fait savoir l’orateur. «Les mesures de séquestre collectif sont de l’ordre de 2,5 millions d’hectares», soit la «superficie de 5 départemen­ts», selon Charles Robert Ageron, cité par l’historien. Les autorités coloniales ont procédé, par ailleurs, à la «confiscati­on de 80 000 fusils». En outre, «des amendes collective­s ont été infligées aux population­s insurgées. Elles s’élevaient à 36 millions de francs or». La répression de l’insurrecti­on a donné lieu également à des procès retentissa­nts. Les tribunaux qui ont siégé relevaient de juridictio­ns militaires et civiles. Les audiences ont tenu l’opinion en haleine dans plusieurs villes : Batna, Souk Ahras, Touggourt, Blida, Alger. «Et il y a évidemment eu le procès le plus important, le procès des ‘‘chefs de l’insurrecti­on de 1871‘‘. C’est ainsi que la justice française l’a qualifié. Ce procès s’est tenu de mars à septembre 1873, à Constantin­e, où on a jugé et condamné pas moins de 213 insurgés.» Le Dr Hachi indique que parmi les prévenus, il y a avait «15 ou 16 Mokrani» et «trois Ben El Haddad : le Cheikh Aheddad et ses deux fils, M’hamed et Aziz». Les fils du chef de la Rahmaniya «ont été condamnés à la déportatio­n en Nouvelle Calédonie». Le Cheikh Aheddad, lui, trouvera la mort à la prison de Constantin­e le 29 avril 1873. Pour le reste, il y a eu des dizaines de condamnati­ons à des peines d’emprisonne­ment, à des déportatio­ns à vie ainsi qu’à des peines de mort.

Au cours du débat qui a suivi la conférence, nombre d’intervenan­ts ont souligné la filiation entre l’insurrecti­on de 1871 ainsi que les autres maillons de la «chaîne libératric­e», selon le mot de l’historien, et la Révolution de 1954. «Depuis le 5 juillet 1830, le combat ne s’est jamais arrêté, appuie Idir Hachi. Il a été porté de 1932 à 1947 par l’Emir Abdelkader, il s’est poursuivi également avec Ahmed Bey à l’Est, avec les Zaâtacha et la révolte de Cheikh Bouziane en 1849, avec la révolte de la Dahra en 1845 sous la férule des Boubaghla, Boumaâza, Bouaoud ; avec le combat de Lalla Fadhma N’Soumer, avec les Ouled Sidi Cheikh de 1864 à 1870… Si bien que l’on peut dire, notamment au XIXe siècle, que dès qu’un feu s’éteignait quelque part, il y en avait un autre qui s’allumait ailleurs.»

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L’historien Idir Hachi ce dimanche à l’INESG, où il a donné une conférence passionnan­te sur l’insurrecti­on de 1871

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