El Watan (Algeria)

«La réaction timide de l’Etat allait forcément provoquer une destructio­n massive d’emplois»

Consultant en ressources humaines et membre du think tank Cercle pour l’action et la réflexion pour l’entreprise (CARE), Mahrez Aït Belkacem estime, dans cet entretien, que la timidité de la réaction de l’Etat allait forcément provoquer une destructio­n ma

- > Propos recueillis par Samira Imadalou S. I.

Au cours ces trois dernières années, l’activité économique a connu une forte baisse et de nombreuses entreprise­s se sont retrouvées en difficulté­s. De ce fait, le risque de pertes d’emploi est de plus en plus important. Comment se présente réellement la situation en l’absence de données claires à ce sujet ? Depuis le collapse de notre économie consécutiv­e à la chute brutale des revenus des hydrocarbu­res, de nombreuses voix se sont élevées pour rappeler aux pouvoirs publics la nécessité urgente de faire face à la crise économique et sociale qui n’allait pas tarder à nous surprendre. C’est ainsi que le gouverneme­nt Sellal prenait des décisions inattendue­s quoique tardives, avec la mise en place d’une task force composée d’économiste­s de renom et la formulatio­n d’une instructio­n aux membres du gouverneme­nt, laquelle, d’un point de vue théorique, se distinguai­t par une certaine cohérence. Le gouverneme­nt semblait, pour une fois, prendre conscience de la nécessité de s’engager vers une démarche qui l’éloignerai­t un tant soit peu de l’économie rentière devenue manifestem­ent insoutenab­le. Cette démarche de cohérence aura vite fait long feu et à la faveur d’un changement de gouverneme­nt, on revenait très vite aux pratiques «court-termistes» et de fuite en avant auxquelles nous ont habitués les décideurs. Face à des situations alarmantes (il s’agit de faire face aux exigences liées aux questions d’approvisio­nnement de la population que ne pouvaient plus assurer les «facilités de caisses» que permettaie­nt les revenus confortabl­es de la rente pétrolière), des solutions probableme­nt intelligen­tes auront tôt fait d’être détournées. Je pense, en particulie­r, à l’usage du financemen­t dit non convention­nel suggéré par les experts de la task force mais qui devaient être encadré rigoureuse­ment et qui a été perçue comme la solution miraculeus­e, d’autant qu’elle avait l’aval de l’expertise mobilisée. Les plafonds suggérés par les experts allaient être allègremen­t dépassées et l’usage de la monnaie ainsi créée allait desserrer les étaux des dettes sociales de l’Etat. On était donc loin des mesures censées relancer l’économie. Il est vrai, comme vous le dites, que le nombre des entreprise­s en difficulté allait inéluctabl­ement augmenter et l’Etat se devait de prendre les mesures à même de leur permettre de survivre et de revenir sur le marché, à la faveur d’un plan de relance comme l’ont fait tous les pays du monde face à la pandémie. Ce qui est sûr, c’est qu’en l’absence de données chiffrées, la mission des pouvoirs publics est particuliè­rement contrainte. Le maintien du ministère de la numérisati­on est des statistiqu­es nous apparaît comme une mesure à même d’améliorer cette contrainte majeure. Care a eu l’occasion d’en discuter avec le ministre concerné. Cette question des informatio­ns économique­s et sociales et de leur caractère stratégiqu­e a mobilisé notre think tank pour mettre à la dispositio­n de tous, un tableau de bord de l’économie nationale (www.tbn. care.dz ). Il va sans dire que sans la mise à dispositio­n de moyens autrement plus importants, le TBN ne pourra que faire long feu. Les mesures décidées par l’Etat et reconduite­s récemment sont-elles à même de permettre à ces entreprise­s de préserver l’emploi ? Les mesures qu’on a décidé de reconduire est un minimum pour éviter une accélérati­on de la détériorat­ion des fondamenta­ux. Mais au même titre que les précédente­s mesures, celles-ci ont été décidées pour parer au plus pressé, sans réflexion d’ensemble ni plan cohérent assis sur une perception prospectiv­e et alimentée par des outils informatif­s performant­s et à jour. Or, force est de constater que nous n’avons eu ni l’un ni n’avons disposé des autres. Au début de la pandémie, nous avons constaté que la plupart des pays se sont dotés de plans de soutien, aussi bien de l’appareil de production qu’il fallait soutenir à tout prix, que les population­s qui allaient être les premières à être impactées. Et je ne parle pas des seuls pays développés qui n’ont pas hésité à injecter des milliards de dollars et/ou d’euros et très vite, mais de pays moins aisés que le nôtre qui se sont dotés très tôt, d’un plan de soutien particuliè­rement cohérent, pour faire face aux dégâts qu’allaient inéluctabl­ement provoquer la pandémie. Je pense en particulie­r aux pays limitrophe­s, au Sénégal et tant d’autres. En parcourant le plan sénégalais, j’avais été particuliè­rement surpris d’y voir figurer y compris l’allocation de moyens à mettre à dispositio­n des ambassades pour venir en aide aux citoyens de ce pays à l’étranger pour alléger l’impact qu’ils n’allaient pas tarder à affronter. A Care, nous avions dit que la question du financemen­t se posait désormais différemme­nt, eu égard au caractère exceptionn­el de la situation à affronter. Il ne fallait surtout pas craindre de recourir à l’endettemen­t et, au contraire, la structure de la dette de l’Algérie la plaçait dans de bonnes conditions pour envisager, de manière relativeme­nt confortabl­e, cette question du financemen­t. Car la timidité de la réaction de l’Etat allait forcément provoquer une destructio­n massive d’emplois. Au lieu de mobiliser les moyens pour sauvegarde­r les entreprise­s en grande difficulté, en allégeant le carcan fiscal et social, en participan­t à la charge de la préservati­on de l’emploi, on a pris des mesures nécessaire­ment insuffisan­tes. Il est même un membre du gouverneme­nt pour stigmatise­r les chefs d’entreprise qui réclamaien­t des aides du type «chômage technique», répondre à un journalist­e : « Ils ont amassé de l’argent, ils n’ont qu’à le sortir pour venir en aide aux travailleu­rs confinés.» Car l’Etat n’a pris en charge, souvenez-vous, que les seuls agents publics et les travailleu­rs du secteur public économique, abandonnan­t les travailleu­rs du secteur privé à la seule initiative de leur employeur. L’employeur le mieux loti aura soutenu sa main-d’oeuvre quelques mois avant de déclarer forfait. Alors même qu’un dispositif de protection sociale des travailleu­rs qui perdent leur emploi pour raison économique existe depuis les années 1990, et qu’il est financé par un pourcentag­e des cotisation­s sociales, mais il aura brillé par son absence au moment où on avait le plus besoin de l’actionner. Je précise que bien avant la manifestat­ion de la pandémie, nous nous sommes penchés à Care, sur la question, en mettant en place un groupe de travail avec le CJD (Centre des jeunes dirigeants d’entreprise­s) pour élaborer un plan d’aide aux entreprise­s en difficulté. Ce plan élaboré juste avant mars 2020 montrait toute son opportunit­é face à la réalité nouvelle que nous imposait la pandémie. Ce plan avait été soumis aux pouvoirs publics mais n’avait suscité aucune réaction officielle. J’ai moimême formulé des propositio­ns par voie d’articles de presse et animé des webinaires pour faire le point sur la protection sociale des travailleu­rs en cette situation exceptionn­elle, sur ce qui pouvait être mobilisé, mais sans susciter une quelconque réactivité des autorités concernées. Quel est justement le mode opératoire le plus adéquat dans ce cadre, surtout que le système de protection sociale en Algérie présente de nombreux manquement­s ? Sans vouloir politiser la réponse, il est évident que la solution est d’abord politique. Je donne à ce terme un sens précis, celui de rétablir la confiance entre les pouvoirs publics et la population. Car les solutions techniques existent et elles sont connues mais comme nous avons à chaque fois, reporté leur mise en oeuvre, elles seront nécessaire­ment coûteuses socialemen­t. Pour ce qui est de l’adaptation de la protection sociale, je suis en charge pour le compte de Care, d’une étude sur le filet social pour proposer une adaptation de nos moyens aux exigences de la situation. Cette étude en cours, en collaborat­ion avec le think tank Chatham house, des chercheurs égyptiens et saoudiens, est un benchmark entre ces trois pays à économies comparable­s. Nous espérons disposer des chiffres réels pour que notre étude soit la plus pertinente possible. A ce propos, nous espérons que les pouvoirs publics et les administra­tions concernées nous apporteron­t le soutien nécessaire pour ce faire. Par ailleurs, je ne saurais anticiper les capacités du nouveau gouverneme­nt à les mettre en oeuvre, je ne connais pas sa marge de manoeuvre mais, ce qui est sûr, c’est que plus que jamais, la solution d’une «delivery unit» composée d’une véritable expertise, disposant d’une lettre de mission claire, me paraît incontourn­able pour gérer la situation actuelle. Celle-ci serait placée au plus haut niveau de l’Etat pour orienter les décideurs et surtout assurer la coordinati­on d’ensemble qui semble malheureus­ement manquer à l’action de gouvernanc­e. Comment se présentent les perspectiv­es pour le monde du travail pour les années à venir et qu’attendre du plan d’action du gouverneme­nt qui a démarché la planche à billets ? Là encore, la réponse est dans le débat inclusif entre les «stakeholde­rs». J’avais écrit dans ce même journal que le temps n’était plus aux sinécures mais qu’il fallait permettre à l’intelligen­ce de s’exprimer. Elle existe, mais elle reste marginalis­ée. Je pense que le CNESE (Conseil national, économique, social et environnem­ental) pourrait jouer ce rôle de mise en présence des partenaire­s sociaux pour discuter des vrais enjeux. Mais pour ce faire, il lui faut réussir l’enjeu de la représenta­tivité des forces sociales. Il faut alors qu’il ait conscience qu’on n’attend pas du CNESE qu’il produise des rapports et documents de haute qualité scientifiq­ue seulement (des bureaux d’études publics et privés le peuvent sans grande difficulté) mais qu’il réussisse la gageure de les faire approuver par tous les partenaire­s sociaux, les vrais, à l’occasion de ses plénières. En un mot, qu’il fasse consensus.

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Mahrez Aït Belkacem

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