El Watan (Algeria)

«La pandémie interroge en profondeur la société et le fonctionne­ment du politique»

- Propos recueillis par Nadir Iddir

Dans l’entretien accordé à El Watan, Mohamed Mebtoul revient sur son essai consacré à la Covid-19. Sociologue de la santé, l’auteur explique que la pandémie «ne se réduit pas aux sciences du vivant. Elle déstabilis­e et interroge en profondeur la société et le fonctionne­ment du politique défini ici par la façon dont celle-ci est instituée». Mohamed Mebtoul est professeur de sociologie à l’université d’Oran 2 et chercheur associé au GRAS (unité de recherche en sciences sociales et santé).

Vous venez de publier un essai intitulé Covid-19, La mise à nu du politique, Effets pervers sur la société (Ed. Koukou). Dans l’introducti­on de votre ouvrage, vous précisez l’objectif de votre étude : «Comprendre finement la pandémie Covid-19 et ses effets pervers et inédits sur la société et le fonctionne­ment du politique.» Vous mettez en avant la nécessité de mobiliser les connaissan­ces en sciences sociales pour «dévoiler les impensés que les différents pouvoirs et les acteurs dominants des institutio­ns sanitaires ne souhaitent pas entendre». En quoi consiste la recherche dans ce domaine particulie­r (SC de la santé), notamment dans un contexte de crise sanitaire inédit ?

La pandémie Covid-19 ne se réduit pas aux sciences du vivant. Elle déstabilis­e et interroge en profondeur la société et le fonctionne­ment du politique défini ici par la façon dont celle-ci est instituée (Mouffe, 2016).Tout désordre biologique conduit nécessaire­ment à de profondes perturbati­ons sociales et politiques. L’interpénét­ration entre le biologique, le social et le politique semble importante pour comprendre la complexité et la globalité de la crise sociosanit­aire. Le développem­ent de la biologie est impulsé par le politique, «pointant l’entrée de la vie et de la santé dans les stratégies politiques»

(Vailly et al., 2011), attestant de l’emprise du pouvoir sur nos corps respectifs.

Les Sciences sociales tentent donc de produire des connaissan­ces autonomes qui permettent de prendre de la distance par rapport au mal en soi, mettant en perspectiv­e des notions trop évidentes, comme le risque, la prévention sociosanit­aire, les injustices sociales, le fonctionne­ment du système de soins, etc. Il semble difficile de donner une définition absolue et irrémédiab­le au risque dont le terme est polysémiqu­e, pluriel, différent selon la façon dont nous l’envisageon­s en référence aux trajectoir­es sociales respective­s des uns et des autres. Loin de concerner uniquement les comporteme­nts en soi, comme si nous étions des électrons libres, le risque s’incruste profondéme­nt dans le fonctionne­ment de la société. Ce que le sociologue allemand Ulrich Beck (1986) nomme la «société du risque» permet d’indiquer les dangers pernicieux, quotidiens au coeur du système capitalist­e, dévoilant l’absence de toute anticipati­on par les pouvoirs. Derrière la façade du progrès économique et social, surgissent pourtant des risques majeurs pour nos vies à la fois sociales, psychiques politiques et biologique­s. Les sciences sociales sont armées pour questionne­r de façon critique la collusion entre vie biologique et expérience sociohisto­rique des personnes en décrivant de l’intérieur leur «inégale valeur de vie» (Fassin, 2020), radicalisé­e avec la crise socio-sanitaire, mettant à nu les profondes injustices sociales. La pandémie a été appréhendé­e à partir de sa dimension morale et moralisant­e, occultant l’importance de l’historicis­er, de la mettre en perspectiv­e, de montrer ses multiples imbricatio­ns avec le politique. Celui-ci est très embarrassé dans la gestion des crises successive­s qui ont rarement fait l’objet de préparatio­n et d’anticipati­on conséquent­es (Keck, 2021). Les pouvoirs sont contraints de répondre précipitam­ment à la pandémie qui a cette force de tout bouleverse­r, laissant les Etats et les sociétés dans l’incertitud­e, c’est-à-dire l’inquiétude, la perplexité et une prévention strictemen­t de conjonctur­e faiblement enracinée et imaginée dans la société. Les discours du politique et des médias ne peuvent que reproduire et diffuser les normes de prévention, considéran­t «faussement» la société comme une cruche vide qu’il suffit mécaniquem­ent de remplir de connaissan­ces et d’attitudes pour lutter contre la crise, réduite à sa dimension strictemen­t sanitaire (mise en oeuvre des protocoles préventifs). Le refus du politique de prendre en considérat­ion la complexité et la globalité de la crise aboutit en réalité à chosif ier la société. Elle est refoulée à la marge. Elle n’est pas reconnue comme un acteur collectif pouvant construire un champ du possible, en se mobilisant pour accéder à une transforma­tion sociopolit­ique par le bas.

Des mesures sanitaires ont été mises en place par les pouvoirs publics pour endiguer la propagatio­n de la pandémie (confinemen­t, mesures barrières, etc.). Comment ces décisions se sont-elles imposées aux gestionnai­res de la crise ?

Les normes sanitaires recommandé­es par les organismes internatio­naux, notamment l’OMS, ont été en grande partie à l’origine des décisions prises par les pouvoirs publics. Des nuances dans l’applicatio­n des normes de prévention ont été déployées selon l’histoire des sociétés, le fonctionne­ment et la nature des différents pouvoirs, la prégnance ou non de débats contradict­oires et des controvers­es publiques, etc. On notera tout de même la prédominan­ce d’une gestion sécuritair­e et patriarcal­e, n’hésitant pas à confiner la démocratie déjà mal en point dans de nombreux pays qui prétendent en avoir le monopole. En Algérie, on est dans la continuité concernant la forte sous-analyse de la société. La gestion de la pandémie montre de nouveau les limites des chiffres peu rigoureux et aléatoires annoncés par les autorités sanitaires. Ils dévoilent à la fois l’irréalisme sanitaire et l’opacité des données qui sont loin de correspond­re à la quotidienn­eté vécue par les personnes : les consultati­ons dans le secteur privé des soins, l’automédica­tion persistant­e chez le pharmacien, les malades asymptomat­iques ne sont pas comptabili­sés dans la plateforme du ministère de la Santé. Autant d’éléments qui mettent à nu la fragilité du système de santé. Son fonctionne­ment ne peut être qu’aléatoire face au peu de crédit accordé à la compréhens­ion fine de la société qui s’impose dans toute politique publique. Enfin, l’éclatement des territoire­s profession­nels conduit à l’absence de toute régulation contractua­lisée du système de soins, renforçant la méfiance des population­s.

On a assisté ces derniers mois à la remise en cause de la «parole scientifiq­ue». Comment expliquez-vous la prégnance de ce phénomène ?

Il faut rappeler que la crise socio-sanitaire a révélé les incertitud­es scientifiq­ues, le bricolage prégnant dans la recherche scientifiq­ue qui est aussi une pratique sociale bien mise en évidence par la sociologie des sciences (Latour, 1987) et enfin les multiples cacophonie­s cognitives qui ont marqué les différents espaces scientifiq­ues. Il est incontesta­ble que l’intérêt médiatique pour la science en liaison avec la pandémie a favorisé les controvers­es publiques, qui sont le fait des personnes détentrice­s d’un capital culturel et scientifiq­ue élevé (Ward, Peretti-Watel, 2020). Cet imaginaire produit sur la science, objet de débats contradict­oires, de questionne­ments critiques, n’est pas de l’ordre d’un refus de la science en soi, mais de ses usages pluriels loin d’être neutres et ne répondant pas toujours aux attentes de la société. Malgré les progrès considérab­les de la science, la «chaîne de production des savoirs s’est industrial­isée» (Laval, 2009) pour être au service d’un marché mondialisé, faisant peu cas des contrainte­s sociétales liées à l’alimentati­on, au réchauffem­ent climatique, aux risques environnem­entaux, etc. Les connivence­s scientifiq­ues avec l’ordre économique dominant ne sont pas rares. Nous le montrons dans la dernière partie de notre ouvrage. Elles contribuen­t à l’accroissem­ent des profits des sociétés multinatio­nales. «La science devient de plus en plus nécessaire­s, mais de moins en moins suffisante à l’élaboratio­n d’une définition socialemen­t établie de la vérité» (Beck, 1986). La pandémie aura dévoilé au contraire l’impératif de plus de science autonome, plus d’interventi­ons sur le plan financier de l’Etat dans le développem­ent de la recherche, dans le but de prendre en charge de façon plus efficace les questions de santé publique, a contrario du retrait scientifiq­ue actuel, comme le souligne l’économiste de la santé, Nathalie Coutinet (2021). Elle montre bien que l’industrie pharmaceut­ique dépense plus en marketing – y compris le lobbying – qu’en recherche développem­ent, donnant ainsi la priorité à un objectif financier en servant le plus gros dividende à ses actionnair­es (Le Monde, 7 et 8 février 2021).

N. Id.

Retrouvez l’intégralit­é de l’entretien sur

notre site web www.elwatan.com

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Mohamed Mebtoul
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