Sortir de la crise symbolique
Hommage à Monique Castillo, un an après son décès
Il y a un an, le 30 septembre 2019 pour être précis, la philosophe française Monique Castillo s’est éteinte à l’âge de seulement 71 ans. Professeur émérite de l’Université de Paris-Est (Paris XII-Créteil), où elle a enseigné pendant de longues années, Monique Castillo était une spécialiste de Kant, auquel elle a notamment consacré deux beaux ouvrages (Kant et l’avenir de la culture, Paris 1990; Kant, l’invention critique, Paris 1997). Elle a en outre publié plusieurs ouvrages consacrés à des questions d’éthique publique et de philosophie politique, dont, pour ne citer que l’un des derniers, Faire renaissance – une éthique publique pour demain (Paris 2016). Ceux qui, comme moi, ont eu la chance de la connaître personnellement, de travailler sous sa direction et, une fois l’habilitation obtenue, de siéger avec elle dans des jurys de thèse à Paris XII, ont pu apprécier sa gentillesse, son humanité, sa serviabilité, son ouverture d’esprit et sa compétence. Tout cela, mais aussi et surtout son humilité, ont fait d’elle une grande dame de la philosophie française, dont le rayonnement va bien plus loin que les frontières de l’hexagone.
Comme déjà suggéré, la pensée de Monique Castillo se veut une pensée en prise avec le réel, et plus précisément avec ce réel qu’est la modernité, dont aucuns ont déjà sonné le glas au nom d’une postmodernité – elle-même déjà dépassée –, ou que d’autres veulent dépasser en recourant à des pensées exotiques, mais qui est toujours là, pour le meilleur et pour le pire. Et c’est précisément à une recherche de ce meilleur que s’est adonnée Monique Castillo, soucieuse de sauvegarder l’héritage universaliste que nous a légué le 18e siècle, et notamment Immanuel Kant.
Dans son livre Qu’est-ce qu’être européen? (Auxerre 2012), elle écrit: «La vocation universaliste de l’Europe, en matière de droits de l’homme, d’aide à l’éducation et au développement ne peut se réaliser désormais que par le rayonnement, non par la domination» (Qu’est-ce qu’être européen, p. 87). L’Europe ne peut réaliser sa vocation que par la culture, une culture qui, sans nier les différences qui existent bel et bien entre les êtres humains et les cultures, cherche néanmoins à les intégrer dans une vision de l’être humain et de sa dignité qui transcende toutes les cultures. L’Europe, nous dit Monique Castillo, ne doit pas avoir peur de se reconnaître dans ce qu’elle a légué au monde: la pensée des Lumières.
Face aux déclinistes qui estiment que l’Europe est à bout de souffle, Monique Castillo en appelle donc à un retour aux sources, à la pensée critique, réflexive, qui ne se plie pas au diktat de l’immédiateté, mais qui se cherche, qui se sait fragile et qui fait de ce savoir un instrument de protection contre toute velléité totalitaire. Ni résignation devant un soi-disant inévitable, ni élan démiurgique absolument sûr de soi et ne reculant devant rien afin de se réaliser. Comme elle l’écrit fort justement dans Faire renaissance: «Une démocratie de réflexion, plutôt qu’une démocratie d’opinion, peut assumer l’urgence de lutter contre la détresse symbolique, le manque de vision et le rétrécissement moral de la vie collective» (Qu’estce qu’être européen?, p. 31).
S’il est certes urgent de réagir à la crise du climat météorologique, il est tout aussi, voire peutêtre même plus urgent, de réagir à la crise du climat symbolique. Après la fin des grands récits émancipateurs, le monde est à la recherche d’un sens. La pensée des Lumières nous offre des ressources pour répondre à cette crise symbolique, sans qu’il soit besoin de recourir à des pensées du bonheur pour lesquelles le sujet moral n’est qu’une pierre qui se croit libre, alors que son mouvement est entièrement déterminé – je fais bien entendu ici allusion à la vague néospinoziste – ou qui nient carrément l’existence d’un tel sujet et ne connaissent que des mécanismes anonymes.
Citons, pour terminer ce bien trop bref hommage, la très belle conclusion de Faire renaissance: «[L]es citoyens n’existent pas simplement l’un à côté de l’autre, mais l’un par l’autre». Faire renaissance, c’est aussi refaire communauté, mais en bâtissant sur les fondements de la modernité, d’une modernité qui, parce qu’elle veut être fidèle à elle-même, reste aussi toujours critique envers elle-même.
La revue «Inflexions» vient de publier un numéro spécial en hommage à Monique Castillo, qui était membre de sa rédaction (titre du numéro: «Héroïsme en démocratie. Hommage à Monique Castillo», Paris 2020). Ce numéro rassemble 18 articles que l’auteure avait publiés dans cette revue éditée par le ministère des Armées. Monique Castillo s’intéressait beaucoup à la question de la guerre et de la paix, et elle en traite notamment dans «Connaître la guerre et penser la paix», Paris 2005. Souhaitons par ailleurs que soient aussi bientôt publiés tous les textes encore inédits de Monique Castillo.