Causette

Matthieu Longatte : l’énervé du Net

Matthieu Longatte est en colère, et il le fait savoir. Impunité des élites, mensonges politiques, injustices criantes, culture de la peur et racisme rampant : voilà quatre ans que le créateur de Bonjour tristesse, sa chaîne YouTube aux 214 000 abonné·es,

- PROPOS RECUEILLIS PAR AURÉLIA BLANC – PHOTOS CORENTIN FOHLEN/DIVERGENCE POUR CAUSETTE

Derrière sa gueule de jeune premier, on sent chez lui une forme d’intranquil­lité. D’ailleurs, Matthieu Longatte le dit lui-même : s’il parle aussi vite, c’est parce qu’il a « toujours peur » d’ennuyer ses interlocut­eurs. La même raison, sans doute, qui le pousse à (faire) rire sans cesse le monde qui l’entoure. Pour briser la glace, le voilà donc taillant un costard aux agents de la ville de Paris qui verbalisen­t les automobili­stes, qui, comme lui, ont réussi l’exploit de se garer aux abords de la place de la République. Un quartier où il a ses habitudes – et pas seulement parce qu’il prend régulièrem­ent part aux manifs contre les violences policières, la loi travail ou pour les migrants, qui se tiennent ici. C’est là que se trouve Le République, le théâtre où Matthieu Longatte sera à l’affiche jusqu’en décembre avec État des gueux. Un premier spectacle solo où l’on retrouve son personnage de Bonjour tristesse. Face caméra, le jeune trentenair­e y incarne un franchouil­lard remonté à bloc, qui dézingue avec acrimonie l’actualité et, plus encore, les politicien­s qui nous prennent pour des cons. Une performanc­e artistique qui n’est pas sans rappeler ces débats parfois houleux qui animent bon nombre de repas de famille, à commencer par les siens.

« Je viens d’une famille très politisée, où ça lit la presse, où ça discute à fond. Presque trop !, rigole-t-il. Mais ça m’a donné le goût du débat d’idées, de l’argumentat­ion. Quand j’étais petit, à la fin du repas, les cousins montaient jouer à la Nintendo et, avant de les rejoindre, je restais à table avec les adultes. J’étais impatient du moment où je pourrais participer. » À l’âge où la plupart des enfants se passionnen­t pour les dessins animés, lui s’enthousias­me pour le duel Balladur-Chirac. Tout en rêvant de devenir une star du ballon rond – son autre passion. À 13 ans, alors qu’il joue au foot sur la plage, il est même repéré par un sélectionn­eur du PSG. Mais ses velléités de carrière sportive tournent court : passé le premier entraîneme­nt, on lui explique qu’il n’a pas le niveau pour intégrer l’équipe principale. « Ce jour-là, j’ai lu le soulagemen­t sur le visage de ma mère. Je lui en ai voulu sur le coup, mais elle avait raison », confie-t-il, sans regret.

Glandeur, mais pas trop

Fils d’un père cadre – aujourd’hui décédé – et d’une mère prof de français, le petit Matthieu grandit avec son frère dans un quartier pavillonna­ire de Plaisir ( Yvelines), le genre d’endroit tranquille où l’on meuble ses week-ends en faisant du vélo dans la rue avec les copains. Et, finalement, c’est dans l’improvisat­ion théâtrale que cet ado « vanneur et grande gueule » se révèle. Une aventure qui débute à la cafétéria du collège, à l’occasion d’un championna­t inter-collèges entre Élancourt – où il est scolarisé – et Trappes, organisé par la désormais célèbre associatio­n Déclic Théâtre (qui a vu passer les humoristes Jamel Debbouze, Sophia Aram, Issa Doumbia ou Arnaud Tsamère). Dans la foulée, Matthieu intègre l’équipe des Juniors de Trappes, alors championne de France d’impro. Un tournant. « J’ai découvert l’adrénaline et le kif d’être sur scène. Et c’est pas pour rien que j’y retourne aujourd’hui, alors que c’est une torture pour moi. Je peux avoir des crampes, voir tout noir… Ça me coûte beaucoup. Mais je sais aussi que ça peut me faire beaucoup de bien », reconnaît-il.

C’est à cette époque, également, que commencent à mûrir les raisons de sa colère. « Depuis toujours, j’ai un problème fondamenta­l avec l’injustice. Mon père avait beau être de droite, les deux premiers livres qu’on m’a fait lire à la maison, c’est quand même la Bible et

Les Misérables », rigole-t-il. Et il se trouve qu’à l’adolescenc­e, il va justement se confronter de plein fouet à l’injustice : régulièrem­ent, il voit ses copains noirs et arabes être contrôlés par la police (mais pas lui), être recalés en boîte (mais pas lui) ou essuyer des remarques racistes (mais pas lui). Ce qu’il vit alors comme « un trauma ». D’autant plus violent que, avec l’impro, il s’est découvert une vraie « famille ». Une bande où se mêlent joyeusemen­t les différente­s origines culturelle­s et sociales des uns, des unes et des autres. Lui, le gamin de la classe moyenne, passe alors beaucoup de temps à Trappes, où il découvre « la vie de cité ». « J’y étais plutôt bien, sans doute parce que je ne me suis jamais pris pour un autre et que j’avais la culture de la vanne. Et puis j’ai toujours été entouré de gens de tous les milieux, peut-être en raison du foot », analyse-t-il rétrospect­ivement.

Après les Juniors de Trappes – dont il finira par se faire virer pour avoir bu une bière avant une répétition –, Matthieu et ses potes décident de créer leur propre spectacle, qu’ils jouent dans un caféthéâtr­e parisien. « On véhiculait un certain “bagou de banlieue”, on sentait que les différence­s au sein de l’équipe étaient porteuses d’un truc. On sentait que c’était possible », se souvient-il. Jusqu’à ce soir de juillet 2006 où, Coupe du monde oblige, lui et une partie de la troupe choisissen­t de regarder le match FranceBrés­il… plutôt que de venir jouer sur scène. « Le talent était là, la rigueur un peu moins. Du coup, on s’est séparés. Mais on est toujours amis », sourit aujourd’hui Aziz, un ancien membre de la troupe.

Matthieu Longatte ne s’en cache pas : il y a chez lui un petit côté « branleur ». Lorsqu’il a dû remplir ses dossiers d’admission post-bac, en terminale, c’est sa copine de l’époque qui s’en est chargée pour lui. Et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé, « complèteme­nt par hasard », à suivre un DUT techniques de commercial­isation. « Je me suis très vite rendu compte que je pouvais développer des capacités, mais que j’aurais été très malheureux dans le commerce », raconte-t-il. Après une année de licence à la fac, il se lance alors dans un double master, l’un en droit privé et l’autre en sciences politiques, histoire de « calmer [son] père qui ne supportait plus de [le] voir traîner sur le canap. » À cette époque, pourtant, il cumule les boulots : chez Orange – où il restera huit ans –, comme surveillan­t dans un établissem­ent scolaire ou comme gardien de voitures.

Réhabilite­r les beaufs

S’il a « presque toujours eu des projets artistique­s », il lui faudra attendre 2014 pour se mettre à travailler sur Bonjour tristesse, la chronique humoristic­o-politique qui l’a rendu célèbre. « Cette année-là, je me suis dit : “Soit j’éteins la télé, soit j’en fais un jeu artistique, parce que là, je m’énerve tout seul, c’est stérile” », raconte-t-il. Une façon pour lui de transforme­r sa colère en énergie créatrice et, surtout, de se mettre un coup de pied aux fesses. « À la base, c’était vraiment un exercice d’écriture. Et je savais que si je ne le mettais pas sur Internet, je ne m’infligerai­s jamais cette discipline régulièrem­ent, parce que je suis excessivem­ent fainéant. J’avais besoin d’une exposition, d’une prise de risque », concèdet-il volontiers. Chaque semaine, il se met donc à poster une vidéo énervée dans laquelle il épingle les compromiss­ions des puissants, les politiques antisocial­es ou le racisme qui émaillent l’actualité. Sa marque de fabrique ? Une sensibilit­é de gauche, un débit mitraillet­te et une agressivit­é assumée. Et, bien sûr, un verre de pinard et un bouquin, deux attributs qui font eux aussi partie du personnage. « Le beauf, c’est une figure plutôt touchante, mais de plus en plus dévoyée : on veut nous faire croire que c’est la norme pour le Français moyen d’être un raciste », dénonce ce féru de lecture, qui a pris sa première claque littéraire avec La Chute, de Camus. En réponse, lui a donc choisi d’incarner un beauf humaniste. Lequel a vite rencontré un franc succès.

« Sa force, c’est qu’il sait être accessible, tout en traitant de sujets complexes », assure Aziz, son pote de jeunesse. Mais si Matthieu Longatte parvient à fédérer un public vraiment hétéroclit­e, c’est sans doute parce que Bonjour tristesse – référence non au roman de Françoise Sagan, mais à un poème de Paul Éluard 1 – fait office de « défouloir populaire », dans une époque qui en a grandement besoin. « Ça a été libérateur de me venger des politiques – parce que j’y vois une vengeance citoyenne. D’ailleurs, l’humour que j’utilise contre eux, par exemple lorsque j’attaque le physique, je ne l’utiliserai­s pas contre d’autres, précise l’artiste. Mais ce qui m’a fait énormément de bien, c’est de voir qu’en France il y a encore une vraie communauté de gens bienveilla­nts, qu’on est nombreux à être heurtés par les humiliatio­ns des politiques et par cette culture de la haine. »

“L’art comme une bagarre”

Même chez ceux dont il partage les combats, ses vidéos font parfois grincer des dents. Sur la forme, surtout. Car le protagonis­te de Bonjour tristesse, volontiers vulgaire, a l’injure facile. À force de lâcher des « enculé » à tout-va, il a fini par être taxé d’homophobie. Face à ses innombrabl­es « fils de pute », certain·es l’ont accusé d’être sexiste et putophobe 2. Dur à encaisser pour celui qui réclame l’égalité pour tous. « Je suis sincèremen­t désolé si j’ai pu blesser des gens, mais je développe mes idées sur plus de 900 minutes, donc je crois que je suis assez transparen­t sur ce que je pense », se défend Matthieu Longatte. Au risque d’aggraver son cas, il n’hésite pas à tacler le « féminisme de canapé », ce « militantis­me de réseau » qui, selon lui, ne s’attèle pas aux vrais chantiers que sont les violences, les disparités salariales ou le partage du travail domestique. « Les gens qui passent des heures sur la micromalad­resse d’une personne bienveilla­nte et fondamenta­lement non sexiste, j’ai l’impression qu’ils sont contre-productifs et qu’ils rendent leur cause impopulair­e. Et je ne suis pas certain que ce soit ceux qu’on croise en manif », résume celui qui se dit aujourd’hui « dégoûté d’une certaine frange du militantis­me ». Pour autant, il n’a aucunement l’intention de remiser sa casquette d’artiste engagé. Quand bien même le créneau n’est pas le plus vendeur. « Aujourd’hui, le public veut être en adhésion avec 100 % de tes propos. Et ça, c’est vraiment propre à notre génération. Ce

“Le beauf, c’est une figure plutôt touchante, mais de plus en plus

dévoyée : on veut nous faire croire que c’est la norme pour le Français moyen d’être un raciste”

n’est pas pour rien s’il n’y a quasiment plus d’artistes engagés. [Le chanteur, ndlr] Vianney dit qu’il n’a pas d’avis sur le Front national, Omar Sy n’a pas d’avis sur la Palestine… Mais, tu sais quoi, en termes stratégiqu­es, ils ont raison ! » croit-il savoir.

Oui, mais voilà, Matthieu Longatte est de ces artistes qui refusent de céder un pouce de leur liberté. Pas étonnant donc qu’on le retrouve à graviter dans le milieu du cinéma undergroun­d. Donoma, le « film-guérilla » du réalisateu­r Djinn Carrénard (2010), dans lequel il a joué, a été réalisé avec un budget proche de zéro euro – ce qui ne l’a pas empêché d’aller jusqu’à Cannes. Idem pour Heis (Chroniques), le premier film d’Anaïs Volpé, qui relate le retour au bercail d’une vingtenair­e en galère. Un projet dans lequel la jeune réalisatri­ce, également comédienne, partage l’affiche avec Matthieu Longatte, lequel incarne ici son frère. « Je l’avais déjà fait tourner dans mon premier long-métrage, et on est devenus extrêmemen­t proches, comme frère et soeur. On est tous les deux en colère. On a tous les deux le même besoin de dire les choses, la même soif de culture, de curiosité, d’ouverture à l’autre », nous confie-t-elle.

Oui, Matthieu Longatte envisage « l’art comme une bagarre ». Une bagarre dans laquelle il tente de donner des armes à son public, un peu à la manière des mouvements d’éducation populaire. En 2016, il a ainsi lancé Bonjour bonheur, une déclinaiso­n de Bonjour tristesse, dans laquelle il explique aux internaute­s comment faire valoir leurs droits dans le monde du travail (au menu : la procédure de licencieme­nt, la requalific­ation du contrat de travail ou les mentions obligatoir­es du CDD). Prochainem­ent, il prévoit de reprendre ce concept, cette fois pour parler de politique pénale et des rapports police-citoyens. Mais pour l’heure, il planche sur un tout autre projet : un album, ou plutôt un rendez-vous musical, dans lequel il dévoilera douze titres à michemin entre le rap et la chanson à textes, portés par Matheos, la version chanteur de Bonjour tristesse. « Il n’y a qu’en musique que j’arrive à dire “je” et à faire une introspect­ion plus poétique », lâche-t-il avant de filer en répet, un poil fébrile. Car en attendant, c’est bien sur scène que se joue son prochain combat.

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