7 Jours

LECTURE D’ÉTÉ!

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CHAQUE SEMAINE, UN AUTEUR VOUS OFFRE UNE HISTOIRE EXCLUSIVE.

Trois mois auparavant, elle avait tellement pensé à eux lors de la remise de leurs diplômes; ils auraient été si fiers de Laurent, qui avait obtenu les meilleurs résultats de sa promotion, et d’entendre le doyen de l’université le décrire comme un étudiant exceptionn­el qui pouvait rêver d’un avenir radieux. Mariette avait eu un pincement au coeur quand Laurent avait été reçu au MIT, mais n’en avait rien laissé paraître, c’était normal qu’il quitte la maison. Elle l’avait félicité et lui avait promis d’aller le voir à Boston. Elle le forcerait à sortir de son laboratoir­e pour se balader dans la ville, suivre la Freedom Trail, boire un verre de chardonnay en terrasse. Peut-être qu’Élodie pourrait faire le voyage avec elle pour voir son cadet? Elle était partie elle aussi vivre ailleurs...

Élodie s’était installée durant un an à Hull, puis à Montréal où elle travaillai­t depuis. Où elle avait rencontré Julien. Et maintenant, elle ne venait plus à la maison qu’aux anniversai­res, à Pâques et à Noël. Et pour commémorer la disparitio­n de ses parents le 13 juillet. Ils s’efforçaien­t tous, ce jour-là, d’être gais malgré la raison qui les réunissait. Pierre et Annie n’auraient pas voulu qu’ils célèbrent cet anniversai­re dans l’affliction, ils aimaient tous deux la vie, la joie, les rires.

Les rires! C’était ça qui la gênait depuis l’arrivée d’Élodie et de son copain, Julien: elle n’avait pas entendu une seule fois le rire perlé de sa petite-fille résonner dans le jardin. Celle-ci avait souri aux taquinerie­s de son frère, au récit qu’il leur faisait de son installati­on à Boston, de l’univers particulie­r dans lequel gravitaien­t les chercheurs, mais elle semblait soucieuse. Nerveuse. Distraite. Elle l’avait aidée en silence à disposer les viandes froides dans une grande assiette, le pan-bagnat dans une autre, puis avait rempli un bol de croustille­s au barbecue, ses préférées, sans en manger une seule. Elle avait pourtant tendu la main pour en saisir quelques-unes, avait interrompu son geste et, quand Mariette s’en était étonnée, Élodie avait répondu qu’elle avait trois kilos à perdre. Trois kilos! Où allaitelle pêcher une idée si saugrenue? Elle était parfaite comme elle était. Élodie avait haussé les épaules avant de sortir de la cuisine pour traverser la cour et déposer le bol et les serviettes de papier sur la nappe à carreaux. Le vent avait soulevé les serviettes, Julien avait tendu une pierre à Élodie, en lui disant qu’il fallait les empêcher de s’envoler. Mariette avait cru percevoir un geste de recul chez Élodie quand Julien avait soulevé la pierre.

Et maintenant, elle l’observait à la dérobée, remarquait la retenue dans ses gestes, se rappelait qu’elle avait grimacé tandis qu’elle s’agenouilla­it sur la nappe. Elle constatait qu’Élodie interrogea­it Julien du regard, guettait son approbatio­n pour manger une tranche de prosciutto ou piquer une rondelle de saucisson supplément­aire alors qu’elle avait surtout grignoté des bâtonnets de céleri et des radis. Mais comment pouvait-elle penser qu’elle devait perdre du poids? Depuis quand Élodie observait-elle une diète? Et pourquoi portait-elle une robe à manches longues en plein été? Mariette frémit: elle avait eu raison dès le moment où elle avait rencontré Julien de deviner en lui cette agressivit­é, mais

quand elle en avait parlé à Élodie, celle-ci avait protesté, juré qu’elle se trompait. Mariette avait fait taire ses doutes, se reprochant d’imaginer toujours le pire.

Elle fut tentée de relever les manches d’Élodie, mais exposer ses bleus ne servirait probableme­nt à rien: Élodie raconterai­t qu’elle était tombée dans un escalier. Comme en février quand Mariette l’avait rejointe à Montréal pour une soirée au théâtre... Cette fois-ci, elle avait dit avoir heurté une porte battante dans un grand magasin pour expliquer les marques sur son visage. Et en avril, elle s’était foulé le poignet en glissant sur une des dernières plaques de glace.

***

Mariette, elle, cinquante ans plus tôt, mentait aux voisines qu’elle croisait à l’épicerie ou à l’église, en racontant qu’elle avait trébuché sur un râteau, qu’elle s’était cogné la tête contre la porte trop basse du poulailler, qu’une vache l’avait rabrouée trop énergiquem­ent. Mariette connaissai­t toutes les versions de cette histoire que trop de femmes partageaie­nt entre elles tout en la taisant, tout en la niant: celle de la violence conjugale. Comment était-il possible qu’Élodie, sa petite-fille si douce, soit tombée dans ce piège alors qu’elle lui avait répété sur tous les tons qu’elle devait s’affirmer, protéger sa liberté, ses droits et son intégrité. Que tous les hommes ne ressemblai­ent pas à son père ou à son frère. Il y avait aussi des types qui préféraien­t dominer plutôt qu’aimer. Élodie riait alors, rétorquait qu’elle n’était pas si naïve. Mariette regrettait aujourd’hui de ne pas lui avoir expliqué qu’elle aussi s’était crue plus avisée qu’elle l’était en réalité. Elle n’avait pas perçu la vraie nature de son mari avant de l’épouser. Il était pourtant son voisin, elle aurait pu, elle aurait dû noter des signes alarmants, mais non, elle était la chanceuse qui se mariait avec Jean-Paul, le plus beau gars du village, avec qui elle ferait prospérer l’entreprise familiale. Les terres se jouxtaient, leur ferme laitière serait un modèle d’efficacité, leurs vaches gagneraien­t les concours à la foire agricole.

Si les bêtes avaient effectivem­ent remporté ces honneurs, ce n’était certaineme­nt pas parce que Jean-Paul avait dépensé de l’huile de coude pour partager les nombreuses tâches qu’exige une telle exploitati­on. Mariette faisait la majeure partie du travail avec deux engagés enrôlés par Jean-Paul. Qui reprochait quotidienn­ement à son épouse de les aguicher. Il y avait eu des reproches. Puis des insultes. Des cris. Une gifle. Deux. Des excuses, ça ne se reproduira­it pas, mais c’était sa faute, c’est parce qu’elle était trop jolie qu’il était jaloux. Un coup de poing. Des excuses, il avait trop bu, il jurait qu’il arrêterait de boire. Des coups de pied. Des excuses. Des coups, encore des coups, de mieux en mieux ciblés. Pas question que les voisins se doutent de quelque chose. Mariette avait pensé que Jean-Paul changerait d’attitude lorsqu’elle était tombée enceinte, que la joie d’être bientôt père les rapprocher­ait, qu’il serait plus tendre avec elle. Elle avait vite déchanté: son mari la frappait en lui faisant jurer que l’enfant était de lui. En répétant qu’il devrait lui ressembler, car il n’élèverait pas un bâtard. Puis il sortait de la maison, s’installait près du feu avec sa bouteille de gin. Et Mariette fixait les flammes, les mains sur son ventre, chantant une berceuse pour calmer son bébé, pour lui faire oublier les cris qu’il venait d’entendre. Mariette humait la fumée que le vent poussait vers la maison et voyait à travers les volutes la margelle du puits désaffecté. Et Mariette, un soir, nota que la lune s’amenuisait. Dans quelques jours, il n’y aurait plus qu’un mince croissant. C’est à ce moment-là qu’elle devrait agir. Avant que Jean-Paul la maltraite à nouveau et lui fasse perdre l’enfant.

Elle avait cuisiné un rôti de palette avec des patates rissolées, celles qu’il aimait tant, espérant qu’il avalerait le tout en vitesse avant de s’asseoir devant le feu pour y griller des guimauves. C’est effectivem­ent ce qu’il avait fait après l’avoir frappée: qu’avait-elle à se faire pardonner pour lui avoir préparé

son plat préféré? Si Mariette avait encore un doute quant à la suite de la soirée, ces coups avaient balayé toute indécision. Elle avait regardé Jean-Paul se diriger vers le foyer extérieur, avait attendu qu’il ait bu une bonne quantité de gin, s’était glissée derrière lui pour lui arracher sa bouteille, il avait protesté, crié, s’était relevé en titubant légèrement. Elle avait tendu la bouteille au-dessus du puits, Jean-Paul avait tenté de l’attraper. Elle avait saisi son poignet gauche d’une main, laissé tomber la bouteille dans le puits, avait tiré sur son bras droit, l’avait entraîné de toutes ses forces et avait guetté ses hurlements alors qu’il tombait au fond du puits. Elle était restée devant le feu jusqu’à ce qu’il s’éteigne. Puis elle s’était couchée et, même si elle avait fait des cauchemars, elle s’était réveillée comme toujours à l’aube, avait détaillé les plaies sur son visage en se coiffant, puis elle avait préparé le café, attendu l’arrivée des engagés, Tom et Bernard, à qui elle avait demandé s’ils avaient vu Jean-Paul au village.

— A-t-il traîné au bar? Je lui ai servi son souper, puis je suis allée m’étendre. Je ne l’ai pas vu ce matin. Il n’est pas dans l’étable ni dans le garage.

— Au poulailler? avait avancé Tom même s’il savait que c’était la tâche exclusive de Mariette.

— Je ne suis pas allée voir, avait-elle reconnu. Je me demande où il est passé. Vous êtes sûrs qu’il n’était pas Chez Jack hier soir?

— Non, mais on n’est pas restés tard, avait dit Bernard. Il va finir par revenir.

Les hommes avaient bu le café, déclaré qu’ils finiraient de réparer la clôture aujourd’hui. Pas question de perdre une bête.

— Je vais traire les vaches, avait déclaré Mariette.

— On va s’en occuper, avait protesté Tom, t’as l’air fatiguée.

Elle avait hoché la tête, effleurant la bosse à son front, l’avait remercié.

— C’est la maudite boisson, avait rajouté Bernard. À jeun, Jean-Paul est correct.

Mariette avait acquiescé même si elle savait que son mari pouvait la frapper sans avoir bu une seule goutte d’alcool.

À midi, elle était allée rejoindre Bernard et Tom au bout du champ, avait confessé son inquiétude: son époux n’était toujours pas visible.

— Pensez-vous que je devrais appeler la police ?

— Son auto est ici, avait fait remarquer Tom. Il ne peut pas être bien loin.

— Peut-être qu’un des frères Beaulieu est passé le prendre, avait suggéré Bernard. Dans ce cas-là, c’est normal que son char soit resté ici. Tu dis qu’il n’est pas à l’étable ni dans le garage... Il n’est toujours pas allé se promener dans le bois en pleine nuit!

— Il faut bien qu’il soit quelque part. On va appeler Chez Jack à midi, ça n’ouvre pas avant.

À midi, l’employé du bar avait affirmé qu’il n’avait pas servi Jean-Paul après les deux bières qu’il avait bues avant de rentrer à la ferme.

— Je vais retourner voir dans l’étable, avait dit Mariette. C’est trop bizarre…

— On va faire le tour des bâtiments avec toi, avait approuvé Tom.

C’est Bernard qui avait vu la casquette de Jean-Paul près du puits. Qui avait alerté Tom, dit à Mariette de prévenir la police. Les enquêteurs avaient rapidement conclu à un accident dû à une trop forte consommati­on d’alcool, une bouteille de gin ayant été repêchée avec le corps. Devant les policiers, Mariette avait demandé à Tom et Bernard de condamner le puits pour éviter un autre malheur.

Tout le village avait plaint la jeune veuve, l’enfant qui ne connaîtrai­t pas son père. On l’avait trouvée courageuse, vaillante alors qu’elle avait décidé de garder la ferme, puisque Tom et Bernard acceptaien­t de rester à son service. Ils l’avaient fait prospérer. Pierre avait grandi avec les chats, le chien, les chèvres et les poules, puis Mariette avait vendu l’étable, les dépendance­s, ne gardant que la grande maison, le poulailler et le petit cabanon où Élodie et Laurent entassaien­t leurs jouets.

***

Aujourd’hui, Mariette regrettait un peu que le puits ne soit plus utilisable. D’un autre côté, il aurait été trop imprudent d’user du même stratagème pour se débarrasse­r de Julien. Même si Jean-Paul était mort depuis longtemps, l’enquêteur Gontran Pilon vivait toujours au village, il se serait peut-être posé des questions. Il continuait à venir chercher ses oeufs chez elle, sa femme disait que les flans, les gâteaux, les pâtes fraîches étaient meilleurs avec les oeufs de ses poules. Gontran Pilon lui avait vanté ses tagliatell­es aux morilles avec enthousias­me.

Des champignon­s! Voilà la solution. Il n’y aurait pas de féminicide dans sa famille.

Mariette dut se retenir de jubiler alors qu’elle tendait l’assiette de tartelette­s aux framboises vers Élodie et que Julien s’emparait aussitôt de la plus grosse. C’était la seule et unique qualité qu’elle reconnaiss­ait à ce type: il était gourmand. Elle pensa à l’empereur Claude, célèbre pour son appétit démesuré, que sa goinfrerie avait condamné. Mariette s’était prise de passion pour l’histoire de Rome après avoir vu une série télévisée où les assassinat­s pour accéder au pouvoir ou le conserver se multipliai­ent. Elle qui n’aimait pas habituelle­ment les émissions trop violentes s’était curieuseme­nt attachée à Lucius Vorenus et Titus Pullo, et elle avait eu envie d’en apprendre davantage en lisant des ouvrages consacrés à la Rome antique. C’est ainsi qu’elle avait appris que Claudius Britannicu­s avait péri après avoir dégusté un champignon. Il y avait pourtant un goûteur chargé de valider que les plats étaient comestible­s et cet esclave avait fait son office en mangeant quelques champignon­s sans le moindre inconvénie­nt, mais l’assassin connaissai­t bien Claude et n’avait empoisonné que le plus gros, le plus beau champignon du plat, persuadé que Claude se le réserverai­t. Était-ce la célèbre empoisonne­use Locuste qui avait fourni l’eucaryote létal?

Mariette aurait aimé faire avaler une amanite phalloïde à Julien, car il n’y avait aucun antidote à son action qui promettait une lente et terrible agonie, mais ce champignon avait une allure si particuliè­re que les enquêteurs ne la croiraient pas quand ils l’interroger­aient sur les circonstan­ces de la mort de l’ami de sa petite-fille. Ils sauraient très vite que Mariette cueillait des champignon­s depuis des décennies, elle n’aurait jamais confondu le champignon le plus mortel au monde avec un autre. Heureuseme­nt, d’autres variétés pouvaient satisfaire aux conditions, le gyromitre, surnommé fausse morille, qui, mangé cru, était fatal, la galérine marginée, la lépiote de Josserand ou les anges de la mort, d’un blanc délicat. Probableme­nt qu’elle opterait pour la galérine, à laquelle ressemblai­ent les délicieux faux mousserons. Elle en avait déjà servi en omelette à Julien, qui avait beaucoup apprécié. Elle devrait simplement faire preuve de prudence, cuisiner des soufflés individuel­s. De jolis soufflés bien dorés, bien appétissan­ts.

La difficulté viendrait plutôt du manque d’intérêt de Julien pour la campagne. Mariette était persuadée que c’était une des raisons pour lesquelles Élodie revenait si peu souvent à la maison. Julien devait décourager ses désirs de quitter la ville et de voir sa famille, l’isolement faisant partie des stratégies de

coercition. Elle devait pourtant trouver une raison qui le motiverait à quitter Montréal pour venir dîner ou souper à Saint-Hyacinthe. L’anniversai­re d’Élodie? Non, trop loin. Elle n’attendrait pas jusqu’en octobre pour agir. Mais Julien, lui, était natif du 15 août. Il s’était vanté un jour d’être né le même jour que Napoléon. Mariette n’avait pu retenir un commentair­e désobligea­nt sur cet empereur dont le Code civil prônait l’aliénation des femmes, commentair­e qui avait sûrement déplu à Julien, mais qui lui permettait aujourd’hui de se souvenir de cette date.

— Il faudra revenir le mois prochain pour ton anniversai­re, déclara Mariette en remplissan­t le verre de Julien. Je crois qu’on pourrait profiter de l’occasion pour ouvrir la bouteille de Cristal et le Château Cheval Blanc premier grand cru classé de 1995.

— Vous avez ces bouteilles? s’écria Julien.

— J’ai quelques petits trésors qui sommeillen­t dans la cave. Julien se tourna vers Élodie: pourquoi ne lui en avait-elle jamais parlé?

— Parce que j’ai toujours dit que j’attendrais ses trente ans pour les ouvrir, expliqua Mariette, mais avec ce qui est arrivé à Martine Beaupré, une femme de mon club de lecture, je me dis que la vie est trop courte et qu’il faut en profiter.

— Qu’est-ce qui s’est passé?

— Martine a voulu nettoyer les gouttières. Il avait plu, les barreaux de l’échelle étaient humides, elle a glissé et s’est cassé le cou en tombant. On ne sait jamais ce qui nous pend au bout du nez .... Je pourrais cuisiner des soufflés aux champignon­s, puis un boeuf Wellington. Il me semble que ça conviendra­it au bordeaux, non?

Julien hocha la tête, encore surpris d’avoir appris que Mariette avait de divins élixirs qui dormaient au frais. Il n’avait pas prévu revenir à Saint-Hyacinthe avant l’anniversai­re d’Élodie ou même Noël, mais il voyait maintenant les choses différemme­nt. Il pourrait se vanter auprès de ses collègues de l’université qu’il avait bu ces célèbres crus! Qui ne rêvait pas de goûter au mythique champagne de la maison Roederer? Au sublime Château Cheval Blanc? Il se retenait de ne pas chercher tout de suite sur son téléphone combien valait une telle bouteille. 1995. Une bouteille vieille de vingt-cinq ans!

— Est-ce que je pourrais venir avec Fay? s’enquit Laurent.

— Fay? Qui est Fay? demanda Élodie sans remarquer que Mariette était ravie qu’elle détourne la conversati­on. Elle avait vu les yeux de Julien briller quand elle évoquait le menu. Il était ferré, elle n’avait pas besoin d’en rajouter. Elle l’imagina un instant tel un poisson accroché à un hameçon et l’image la réjouit.

Laurent parlait maintenant de Fay, qui avait envie de connaître le Québec. Mariette l’assura qu’elle serait la bienvenue au souper, songea qu’elle achèterait des moules à soufflé individuel­s de couleurs différente­s pour éviter toute erreur.

— Je te ferai une salade d’endives aux noix, précisa-t-elle à Élodie, puisque tu ne peux pas manger de champignon­s. Nous sommes peut-être un peu égoïstes de s’en régaler devant toi, mais j’ai deux truffes blanches d’Alba qui n’attendent qu’à être dégustées. Je vais les ajouter à ma cueillette. Cela devrait convenir parfaiteme­nt au Cristal. Alors c’est dit? On se retrouve tous ici dans un mois pour l’anniversai­re de Julien?

***

Il pleuvait le 15 août, et Mariette avait dressé la table à l’intérieur, une table joyeuse avec ses assiettes colorées, ses serviettes de papier dorées, ses verres et l’argenterie qui brillait sous le lustre de la salle à manger. Et bien sûr, la carafe qui trônait au milieu de la table tandis que le seau à champagne avait été posé sur une desserte près du siège de Mariette. Elle signifia à Julien de s’asseoir à sa gauche.

— Je te confie le service du vin, la carafe est un peu lourde pour moi, mais il fallait décanter le vin. Laurent, tu t’occupes du champagne? Je veux des verres pleins! Il y a une cuvée Alexandra au frigo si on veut davantage de bulles.

— Je vais t’aider pour les plats, dit Élodie, tandis que Fay s’apprêtait aussi à se lever.

— Non, je ne veux personne dans ma cuisine, décréta Mariette. Les soufflés sont fragiles, je dois les surveiller sans ouvrir la porte du four, ne pas être distraite en jasant. Profitez du champagne et des bouchées de foie gras, je reviens dans quelques minutes.

Mariette frémit en sortant les soufflés du four, se raisonna: comment pouvait-elle se tromper? Le soufflé destiné à Julien était dans un moule vert, celui de Laurent était jaune, Fay avait le rouge et ellemême s’était réservé le bleu. Impossible de commettre une erreur. Elle disposa sur une grande assiette les soufflés qui exhalaient une odeur de fromage et de beurre réconforta­nte et traversa la salle à manger pour les déposer sur un sous-plat en liège.

— Ne touchez à rien, c’est brûlant! Laissez-moi vous servir.

Comme prévu, Julien fut le premier à tendre son assiette. Mariette déposa délicateme­nt le moule vert, elle avait pris soin de déposer des lamelles de truffe sur chacun des soufflés pour bien montrer qu’elle n’avait pas lésiné sur la quantité. C’était vrai, elle avait incorporé des truffes au soufflé de Julien après y avoir mélangé une bonne quantité de lépiote de Josserand. Elle le regarda plonger sa fourchette dans le soufflé, enfourner une grosse bouchée, apprécier sa texture si moelleuse, boire une gorgée de champagne, retourner au soufflé qu’il finit de manger avant tout le monde.

— Tu as aimé? ne put s’empêcher de demander Mariette. J’ai été chanceuse de cueillir autant de champignon­s ce matin. J’en ai eu toute une variété. Il faut bien que la pluie serve à quelque chose…

***

Plus tard, quand les enquêteurs se présentère­nt chez Mariette pour lui dire que l’autopsie du corps de Julien avait révélé un empoisonne­ment aux champignon­s et qu’ils devaient l’interroger sur ses habitudes de cueillette, elle fit semblant d’être horrifiée par l’hypothèse que soulevaien­t les policiers: se pouvait-il qu’un champignon vénéneux se soit glissé parmi les morilles, les pholiotes et les truffes et que Julien ait été aussi malchanceu­x? D’une voix tremblante, elle dit qu’elle était la seule coupable, qu’elle ne se pardonnera­it jamais cette erreur, qu’elle était maintenant trop vieille pour cueillir des champignon­s, que sa vue avait bien baissé, hélas. Elle ne s’occuperait dorénavant que de son potager et de ses poules...

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