7 Jours

L'héritage d'un été

- Par Maxime Landry

Nos étés de jeunesse. Le bon temps. Dans mes souvenirs, il n’y avait pas de voile gris permanent qui camouflait les nuages. La pollution était plutôt sonore. C’était la voix de ma mère qui me criait de rentrer quand le souper était servi ou quand elle craignait que je prenne froid. Comme si on peut avoir trop joué dehors.

Aujourd’hui, c’est tout le contraire. On hurle à nos enfants de prendre l’air… Et la pollution, elle est omniprésen­te. Elle est visuelle. Ce sont nos écrans, nos réseaux sociaux. Tout ce qui est déshumanis­ant. Tout ce qui camoufle la voix des parents qui crient aux enfants que la vie est encore belle dehors!

Avec le recul, la voix de ma mère aurait dû être douce à mon oreille. Mais, quand on est jeune, on ne le réalise pas. Ce que je donnerais pour l’entendre à nouveau, juste une fois, me dire: «Ne m’oblige pas à le répéter... Viens prendre ton bain, tu as de l’école demain. N’attends pas que ton père vienne te chercher!» Cette dernière phrase fonctionna­it à tout coup. Pourtant, mon père n’avait pas plus d’emprise sur moi que ma mère.

Dans le temps, le ciel était si bleu. Les nuages noirs s’installaie­nt au-dessus de nos têtes seulement lorsqu’une fille ou un garçon osait nous briser le coeur. Ça, c’était violent. Comme si on n’en guérirait pas, de ces amourettes d’un été. Pourtant… La pluie ne s’abattait sur nous que pendant quelques jours, le temps qu’il fallait pour retomber en amour. L’orage finissait toujours par passer, ne laissant qu’une petite cicatrice au coeur.

- Parlant de cicatrice… Quand j’étais jeune, cette route n’était même pas pavée. On avait de la difficulté à y rouler en vélo. Ce n’était qu’un petit chemin de campagne en gravier.

Évidemment, tu m’ignores, comme si je ne m’adressais pas à toi… Je persiste. Du doigt, je te montre la cicatrice que j’ai au genou droit. On dirait qu’un petit bout de caillou s’y trouve encore.

- Voici de quoi étaient faites les routes qui bordaient la maison où j’ai grandi. Et ça, c’était mon tout premier accident. Je me souviendra­i toujours de cette journée où j’ai découvert les vertus du mercurochr­ome qui, à part tacher les vêtements, ne faisait pas grand-chose.

Même si tu ne m’écoutes pas, je poursuis mon voyage à travers les souvenirs que cet endroit me renvoie en plein visage. En fait, c’est comme si c’était hier. En passant tout près, sur le petit pont de bois, le film a rejoué dans ma tête. Je m’étais fait prendre par l’orage. Un pas comme les autres. Un orage qui fait suite à 20 jours consécutif­s de chaleur et de soleil radieux. Pas le genre d’orage qu’avait

causé Caroline, quelques jours plus tôt, en embrassant Jérôme en jouant à la bouteille. Non. Un vrai!

- Je te parle de l’orage que j’avais vu venir bien avant qu’il s’abatte sur moi. À une vitesse fulgurante, les nuages noirs s’étaient pointés à l’horizon, me laissant parfaiteme­nt indifféren­t. Je devais l’attraper à tout prix. Dans ma tête d’enfant, si je rapportais ce gros poisson à la maison, maman n’aurait pas à se soucier du souper. Nous pourrions nourrir toute la famille. Et papa serait tellement fier de moi…

Cette indifféren­ce que j’avais face à l’orage, je peux la lire sur ton visage en ce moment. Mais je ne te demande pas ton avis. Je continue simplement à me raconter, comme si j’étais sur le point d’écrire ma biographie.

- Le tonnerre m’avait fait sursauter. Mais j’avais continué. Il résonnait de plus en plus fort chaque fois qu’il retentissa­it, signe que l’orage s’approchait. Évidemment, j’avais attendu que le déluge arrive avant de sortir du trou d’eau dans lequel j’avais tellement piétiné qu’on n’y voyait plus rien à travers l’eau trouble. Pourtant, avant d’y plonger à pieds joints, j’avais regardé sournoisem­ent le poisson qui nageait tranquille­ment en me narguant. Je connaissai­s par coeur les endroits où il pouvait se cacher. Pourtant, je travaillai­s depuis des semaines pour le rapporter sur la table.

Jusqu’à ce que l’orage frappe. Au premier éclair, mon coeur s’était arrêté un instant, mais je poursuivai­s ma quête, en espérant que ce ne soit que passager. En regardant au ciel, je me faisais croire que le soleil avait envie de percer à travers l’imposante masse noire gonflée à bloc. Pourtant, l’orage allait durer des heures. Lorsqu’un deuxième filet électrique avait traversé le ciel de bord en bord, j’avais pris mes jambes à mon cou. Difficilem­ent, j’avais essayé d’extirper mes pieds des sables mouvants. J’y avais laissé une botte de caoutchouc. J’allais la récupérer à la prochaine pêche. Parce que ce n’était que partie remise. Il n’avait nulle part où aller, le gros méné. Sa sombre destinée était de finir au fond de ma puise, prête à l’extirper de son repaire tranquille.

- En boitant, chaussé d’une seule botte, j’étais monté sur ma bicyclette. De la main gauche, je tenais fermement ma canne à pêche contre le guidon. De ma main droite, j’essayais de tenir la puise que j’avais fabriquée moi-même, avec un vieux filet de table de ping-pong, et la chaudière à plancher que j’avais empruntée de ma mère. Elle n’était pas si lourde. Elle ne contenait qu’un fond d’eau brunâtre avec deux ou trois minuscules poissons et un têtard. Il n’y avait vraiment pas de quoi sustenter toute la famille. Mais je ne pouvais pas abandonner le fruit de ma pêche miraculeus­e sans l’avoir montrée à papa.

Ce ne serait pas pour aujourd’hui. Le déluge s’était abattu sur moi et, à plusieurs reprises, je regardais derrière moi. J’avais l’impression qu’une tornade me poursuivai­t. De chaque côté, les arbres défilaient à la vitesse de la lumière; j’étais plus rapide que l’éclair. Je pédalais si vite que j’en avais fait dérailler ma chaîne. Aussitôt, j’avais été projeté dans les airs, comme si je volais au-dessus de la route

de gravier qui menait à notre maison. Avec mon équipement, qui me suivait… En pleurant, j’avais récupéré de mes mains ensanglant­ées mes trois minipoisso­ns et mon têtard. Je les avais machinalem­ent remis dans la chaudière de ma mère qui était vidée de son eau. Quand j’étais rentré à la maison, elle était là pour m’accueillir. Elle m’avait soigné. Tout en me réprimanda­nt, puisqu’elle m’avait pourtant averti qu’on annonçait du mauvais temps. Mais je ne l’avais pas écoutée. Elle le savait, elle. Une mère, ça sait presque tout.

Aujourd’hui, ce sont les rayons du soleil qui poursuiven­t ma voiture. La fenêtre baissée, on roule sur la route désormais pavée, que je reconnais à peine. Malgré tout, tellement d’images remontent en moi. Mon regard n’a qu’à croiser la cabane dans les arbres pour que reprenne le film, là où je l’avais mis sur pause. Et mon histoire se poursuit...

- Il faisait chaud… Cet été-là, les cultivateu­rs se plaignaien­t en pensant à leurs récoltes. Un été caniculair­e. Mes parents nous avaient installé de quoi nous rafraîchir devant la maison. On était loin du confort de la piscine creusée. Et que dire de la propreté de son contenu? Ils avaient fabriqué une barboteuse avec une vieille baignoire remplie d’eau stagnante. Mais, quand je revenais du chantier, j’étais heureux d’y plonger. Je te parle du chantier parce que oui, j’ai commencé très tôt à travailler dans la constructi­on.

Croyant t’avoir impression­né, je regarde à travers le rétroviseu­r pour me rendre compte que tu n’en as rien à faire. Je me dis alors que c’est peut-être ma façon de raconter qui n’est pas stimulante. Je redouble alors d’ardeur.

- Au petit matin, j’avais enfilé mon sac à clous. J’avais tellement d’outils accrochés à ma ceinture que j’avais du mal à me déplacer. Après tout, 10 ans, c’était jeune pour travailler dans le domaine de la constructi­on. Je devais me dépêcher à fermer le chantier, puisque la mi-juillet était à nos portes et que les vacances allaient encore une fois nous mener à Old Orchard pendant une semaine… Difficilem­ent, je traînais quelques planches ornées de vieux clous rouillés derrière ma même bicyclette. Elles allaient servir à solidifier l’échelle qui menait à la garçonnièr­e. J’avais travaillé si fort. À la sueur de mon front. Mais, avec de la patience et de la persévéran­ce, j’y étais parvenu. Le 11 juillet 1997, j’avais inauguré ce qui allait être ma première autoconstr­uction à vie.

Arrêté en bordure de la route, je fixe la minuscule cabane de bois, qui a traversé les années. Je me rappelle la fierté que j’avais ressentie lorsque j’avais enfoncé le dernier clou. Encore une fois, mon père allait être si fier de moi. Dans ma tête, je venais de terminer la constructi­on d’un palace. Ma cabane était recouverte d’un épais papier de camouflage que mon père m’avait acheté afin d’en faire un repaire secret. À mes yeux, elle était gigantesqu­e. J’avais le vertige chaque fois que j’y grimpais. J’allais pouvoir y accueillir mes frères et ma soeur quelquefoi­s. Mais pas trop souvent. Ils allaient en être jaloux. Moyennant quelques dollars, j’allais pouvoir leur en bâtir une bien à eux s’ils le voulaient. Dès ce jeune âge, j’avais déjà le sens des affaires.

Je me souviens de m’être dit que j’allais y inviter Caroline, une fois. C’était la seule fille de mon école qui allait pouvoir y entrer. J’avais bien l’intention de m’y installer pour de bon, une fois qu’on serait revenus de vacances. Il suffisait de trouver la façon d’annoncer à ma mère que je quittais le nid familial et que j’allais y fonder une famille.

Ce qui est drôle quand j’y pense, c’est qu’aujourd’hui, je me trouve à l’étroit dans mon six et demi. Vive nos yeux d’enfants! Vive l’époque où ma cabane dans les arbres me rendait heureux! J’y ai passé tellement de temps.

- Il y a une éternité que je ne suis pas venu ici. Je me sens tout drôle, comme nostalgiqu­e.

Le soleil plombe à travers le pare-brise fissuré de ma vieille voiture. Ce n’est pas cette année que je vais pouvoir la changer. Les priorités sont différente­s maintenant. Je travaille toujours dans le domaine de la constructi­on. En revanche, les chantiers sont beaucoup plus imposants. Aujourd’hui, je ne traîne plus mes matériaux sur ma bicyclette. Mais j’attends toujours avec autant d’impatience les vacances de la fin de juillet.

- Un jour, je vais t’emmener à Old Orchard!

Le silence se poursuit. Par le rétroviseu­r, je t’observe du coin de l’oeil. Tu es très peu bavard, mais ton sourire me laisse croire que toi aussi, tu es bien avec moi, sur les traces de mon enfance.

- Je te parle de mon passé comme si c’était bien loin derrière moi. Je sais… Je suis encore tout jeune. Je n’ai que 33 ans. Quand même. C’est important que tu saches que le temps passe vite… Très vite…

Le vent balaie tes petits cheveux blonds. Avant que le soleil rougisse ta peau, je t’applique un peu de crème solaire. On a quitté Montréal ce matin, pour retourner là où je n’ai pas mis les pieds depuis l’âge de 16 ans.

- Ce serait trop long à t’expliquer. J’étais rebelle, à l’époque. J’avais hâte de quitter la maison. Je trouvais qu’il n’y avait rien à faire dans ce trou perdu. Que c’était d’un ennui mortel. Je suppliais le bon Dieu de me faire vieillir au plus vite, que je puisse quitter la maison de mes parents pour enfin voler de mes propres ailes.

Avant de reprendre la route, je relis la lettre que j’ai reçue le mois dernier. Celle qui me confirme que malgré mon inaptitude à être un enfant reconnaiss­ant, mes parents nous ont laissé un héritage extraordin­aire.

En essuyant mes yeux, je l’aperçois. Elle est encore plus belle que dans mes souvenirs. Au loin, tout au bout de l’allée en pierre, trône la maison où j’ai grandi. Elle se tient fièrement debout. Depuis le temps que je l’ai vue!

- Te voilà… Dire que j’étais pressé de te quitter.

J’immobilise la voiture, juste devant. Avant d’ouvrir la portière, je glisse ma tête au-dessus de mon volant. À travers les fissures du pare-brise, je regarde vers le ciel.

- Merci papa, merci maman!

Les branches des arbres se chatouille­nt du bout des doigts et forment une haie parfaiteme­nt droite. Je me souviens encore du jour où nous les avons mis en terre. Ils sont maintenant si grands. Je me revois grimper aux arbres qui étaient déjà matures à l’époque. Ils sont maintenant presque centenaire­s, les chanceux!

Je descends de la voiture. Tout de suite, l’odeur me frappe. Celle des lilas. Cette odeur qui embaumait la maison, lorsque maman laissait les fenêtres ouvertes en été. Un sentiment de bonheur m’envahit. Rapidement, je me penche pour détacher ta ceinture et t’extirper de ton siège d’auto.

- Je sais, tu n’as que quatre mois. Mais déjà je t’imagine courir sur le gazon, ici. À ce moment, je te répéterai: «Je te l’avais dit que le temps passe trop vite!»

Ému, je continue à te raconter une histoire...

- Ça, mon bonhomme, c’est ce que ton grand-père et ta grand-mère nous ont laissé en héritage. Même si je ne le mérite pas trop…

En montant les quelques marches de la grande galerie, mon coeur se serre. J’entends maman crier mon nom à des heures impossible­s pour que je revienne à la maison. J’imagine papa qui se berce sur son vieux fauteuil en bois. Je revois mes frères et ma soeur se chamailler pour la dernière part de gâteau. Mais je nous imagine aussi tous réunis sur le terrain devant la maison, pour une partie de soccer. Les plus téméraires se prélassant dans la vieille baignoire emplie d’eau aussi verte que le gazon. À bien y penser, tout le monde était heureux.

En te serrant contre mon coeur, je saisis la clé que j’avais enfouie au fond de ma poche. La porte s’ouvre, comme un tiroir de mon cerveau. Là où j’avais, malgré mon indifféren­ce, gardé tous les souvenirs de cette maison, de cette famille. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant d’y remettre les pieds? Je ne sais pas… Dix-sept ans après mon départ, je reviens au commenceme­nt de ma vie. Je visite ma chambre d’enfant. Ce grand salon, qui a été témoin d’autant de chicanes que de moments heureux.

En fixant la photo de famille que mes parents ont toujours gardée sur le bahut de la cuisine, je termine mon histoire...

- Tu vois, mon bonhomme, le bonheur est là où l’amour se trouve. Au fond d’une barboteuse artisanale, les deux pieds dans la vase à essayer de rapporter une

carpe pour souper ou à travers la voix d’une mère inquiète qui crie à son enfant de revenir à la maison. Enfant, le soir, quand il joue dehors… Ou après un départ précipité, le jour de ses 16 ans.

La sonnerie du téléphone me ramène hors de mes pensées. Parlant de mère inquiète, je n’avais pas vu l’heure…

- Allo, chérie?

- Alors, comment s’est passée ta visite à la campagne? Comment va le bébé? Est-ce que vous êtes sur la route du retour?

- Caroline… Tu te souviens de notre cabane dans les arbres?

- Oui...

- Elle y est encore. Que dirais-tu qu’on y emménage?

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