7 Jours

Avec tes yeux

- Par Marthe Laverdière

— Tu es poussière et tu retournera­s à la poussière, dit le prêtre. C’est sous un ciel gris du mois d’octobre que j’ai mis maman en terre. J’étais épuisée d’avoir donné la main à tous ces gens qui défilaient devant moi avec leur «elle est ben mieux d’même…» Est-ce qu’ils le pensaient, qu’elle était mieux où elle était maintenant? Moi, en tout cas, je le pensais.

Je me rappelais tellement comment tout cela avait commencé...

— Madame Breton est demandée en salle 3, madame Breton! avait dit l’infirmière. — Viens, maman, le médecin nous appelle, dis-je à ma mère, qui n’avait pas l’air pressée de se lever. — On a bien le temps. Tu cours sans cesse à gauche et à droite. Prends la peine de souffler un peu!

Le corridor qui nous amenait à la salle 3 était d’un blanc jauni. Quelques affiches sur la santé mentale avaient été installées ici et là sur les murs, soi-disant pour enjoliver le tout. Derrière la porte close nous attendait le docteur Gagnon, neurologue réputé. Depuis quelque temps, maman oubliait certaines choses. Vous savez, ces détails banals qu’au début, on ne veut pas voir.

Six mois auparavant, je lui avais acheté un cellulaire. Pratique pour la joindre en tout temps. Ma mère vieillissa­it; vous me direz que 72 ans, c’est jeune. Mais son veuvage l’avait rendue plus fragile. Elle n’était plus la femme vigoureuse et pleine d’entrain que j’avais connue. Pour un rien, elle s’en faisait. Une amie avait oublié sa fête… Lui en voulait-elle? Une lettre tardait… On l’avait oubliée! J’ai longtemps mis la faute sur son chagrin, car mon père et ma mère formaient un couple uni. La maladie de papa avait été très exigeante pour elle. Elle n’avait accepté de le laisser partir pour l’hôpital qu’une semaine avant son décès. Elle s’était épuisée à la besogne. J’y allais autant que je le pouvais, mais elle prenait toujours les devants pour le laver ou le sortir. Il aimait tant le soleil, qu’elle me disait. Cela me rassurait qu’elle ait ce téléphone, car j’avais l’impression de l’avoir près de moi.

— Je t’ai écrit mon numéro, ici, vois-tu? Regarde dans tes contacts, je suis là. Je t’ai mis en dessous le numéro de ton frère Paul. C’est facile, puis tu vas pouvoir le traîner toujours avec toi.

Ma mère avait regardé son cellulaire et avait souri. Pour elle, c’était une dépense inutile.

— Je ne suis pas vieille au point de ne plus être capable de me rendre à mon téléphone pour t’appeler! Je lui avais souri en retour. — C’est la mode, les cellulaire­s, maman. T’as toujours été une femme de ton temps, n’est-ce pas? — Pour ça, t’as raison… S’il faut que j’aie mon cell, comme on dit, c’est bien parfait!

Elle l’avait mis dans sa bourse, parmi un tas de choses. Pauvre maman, elle était un peu

brouillonn­e. Les semaines ont passé et, de temps en temps, ma mère m’appelait pour parler de tout et de rien. J’avais l’impression qu’avec son téléphone, elle reprenait doucement goût à la vie.

— Demain, on pourrait aller au restaurant ensemble. As-tu quelque chose à faire? lui ai-je demandé un jour. — De mieux qu’aller au restaurant avec toi? Jamais. Tu sais bien que ma fille préférée passe en premier. — Ta fille préférée! Tu n’en as qu’une. C’est pas trop difficile!

On avait ri. Oui, j’étais fille unique. Mais j’avais tellement une belle relation avec maman que je n’en souffrais pas trop. On était des confidente­s et des amies. Elle me comprenait même si, quelquefoi­s, son côté mère poule prenait le dessus.

— Maman, que je lui disais dans ce temps-là, j’ai 41 ans, je suis majeure et vaccinée!

On s’entendait très bien. Le lendemain, elle n’était pas venue à notre rendez-vous au restaurant. Je l’avais appelée, mais elle ne m’avait pas répondu. Peut-être un contretemp­s, avais-je pensé. Mais tout l’après-midi, cette situation m’avait chicotée. Ça ne lui ressemblai­t pas de poser des lapins. Après mon travail, j’étais donc passée chez elle. Elle y était, mais à ma grande surprise, quand je suis entrée dans sa cuisine, elle faisait son souper. Habituelle­ment, elle m’aurait tout de suite expliqué la raison de son absence. Mais là, elle ne m’avait rien dit.

— Tu n’es pas venue manger avec moi, comme convenu. Elle avait levé les yeux vers moi, l’air étonné. — Manger où? — Bien, au restaurant, tu sais, je t’ai invitée, hier. As-tu oublié?

Elle m’avait regardé avec les yeux ronds comme des billes et avait mis la main sur sa bouche.

— Ben oui, excuse-moi. Je sais pas où j’avais la tête.

J’avais fini par rester souper avec elle. Elle avait fait son fameux macaroni au brocoli que j’aime tant. N’ayant personne qui m’attendait, car j’étais divorcée depuis trois ans et n’avais pas d’enfants, j’avais tout mon temps. On avait discuté du bureau, de la températur­e et de son envie de voyager un peu. Tant mieux, le voyage forme la jeunesse, comme on dit.

Deux semaines ont passé. Un jour, j’étais au Canadian Tire avec maman. Le printemps revenait, et elle voulait de nouveaux coussins pour ses chaises de patio.

— On prend un beau turquoise. J’ai besoin de couleurs douces pour l’été.

Maman avait l’air d’une enfant. Elle fouillait dans le tas de coussins, la tête presque rentrée dans le panier, quand tout à coup son téléphone s’était mis à sonner. Elle avait

choisi une sonnerie musicale très enjouée. Elle se releva, ouvrit sa bourse et prit son cellulaire. Mais elle ne fit rien de plus. Elle le regardait comme si c’était la première fois qu’elle en voyait un.

— Tu ne réponds pas? lui demandai-je. Elle me regarda avec une certaine crainte dans les yeux. — Je ne sais pas comment on fait pour répondre. Je pris le téléphone dans mes mains, mais à ce moment-là, il se tut. — Voyons, c’est pas la première fois que tu t’en sers. Fais pas la folle! Je n’oublierai jamais l’expression sur son visage à ce moment-là. Non, elle ne savait plus comment s’en servir. Elle avait l’air paniquée. Je compris très vite qu’il fallait minimiser la situation. — Ah ben! La madame a-t-elle regardé Netflix jusqu’aux petites heures? La madame est fatiguée!

Elle ne rit pas. Mais je vis qu’elle se força pour me sourire. À cet instant précis, j’eus le sentiment qu’il se passait quelque chose et je me mis à l’observer discrèteme­nt. Plus les semaines passaient, plus maman avait de légers oublis. Elle ne trouvait plus son parapluie ou ses clefs. Mais quand je voulais lui en parler, elle me disait d’arrêter de la surveiller. Que cela la rendait nerveuse.

— Tu t’en fais tout le temps trop, me disait-elle. Quand tu auras mon âge, tu oublieras, toi aussi, de temps en temps. Pas la peine d’en faire un drame.

Arriva la fête de son frère Paul. Mon oncle était le plus jeune. Il avait 67 ans. Maman m’avait demandé de lui acheter une carte musicale. — Tu comprends, Paul aime tellement la musique… Je lui en avais déniché une qui jouait un air d’Elvis. Love Me Tender. Je l’avais cherchée! Disons qu’Elvis est un peu passé de mode. — Tiens, maman, ta carte pour ton frère. Viens la signer, je vais y écrire mes voeux après toi. Ma mère s’approcha, prit sa plume. Elle aimait la belle écriture. Elle se mit à regarder la carte de souhaits sans rien faire. — Ben, vas-y! Elle se mit à pleurer. — Je ne me souviens plus comment écrire mon nom…

Dès ce moment, je n’eus plus aucun doute. Il fallait consulter, et vite! Quand elle se fut calmée, elle alla dans sa chambre se reposer. Je sortis mon portable et commençai des recherches sur la maladie d’Alzheimer. Je voulais tellement trouver quelque chose qui me dirait que ce n’était pas ça!

Mais tous les premiers symptômes étaient là. J’appelai le médecin de ma mère pour lui demander un rendez-vous le plus tôt possible. Il me trouva une place pour le lendemain. Après une petite discussion, il fut jugé nécessaire de passer le dossier à un neurologue. Je fus surprise de la vitesse, car moins d’une semaine plus tard, maman avait son rendez-vous.

— Tu vas venir avec moi, n’est-ce pas? Ma mère était très nerveuse. Je la voyais tellement fragile, j’en eus le coeur brisé. — Bien sûr! Nous, on se lâche pas, pas vrai? Elle me serra le bras.

Le bureau du neurologue Dion était très reposant. Les murs étaient peints d’un bleu très pâle, et la déco était très minimalist­e. Rien de stressant. Elle allait bien avec son occupant. Le docteur Dion parlait lentement. Il avait une voix posée et rassurante.

— Alors, madame Breton, pourquoi venez-vous me voir? Elle me regarda. Je crois qu’elle aurait aimé que je parle pour elle. Mais je voulais entendre de mes oreilles comment elle vivait cela. — J’ai des petits oublis. Ah! Pas grand-chose. L’âge, sans doute. Je savais qu’elle ne voulait pas que je m’en fasse. Je regardais ses mains crispées sur les bras de sa chaise. Elle avait peur. — Des oublis de quelle sorte? lui demanda-t-il. Elle me regarda. — J’oublie où sont mes clefs ou mon parapluie. Rien de grave. Le docteur me dévisagea. Il savait par expérience que les gens qui consultent ont du mal à regarder la réalité en face. Je sentis que je devais prendre les devants. — Elle a eu de la difficulté avec son cellulaire… — C’est pas de ma génération, ces machines-là. Je ne peux pas tout connaître, lança-t-elle. Il fallait que j’aille jusqu’au bout. On n’avait pas de temps à perdre. J’avais lu que plus l’alzheimer est pris tôt, plus la science peut nous aider. Mais peut-être que j’étais carrément dans le champ et que ce n’était pas cela. — Tu ne savais plus comment écrire ton nom, maman! Le docteur Dion se leva. Il voulait être en position de force face au déni de ma mère. — Madame Breton, je crois que nous devrions faire un examen cognitif de routine. Vous savez, la maladie ne nous saute pas dessus parce qu’on fait des examens. Ma mère se détendit. Pour elle, le docteur pensait sans doute qu’elle n’avait rien de grave. Elle acquiesça. — Bien sûr. Ce ne sera pas le premier examen médical que je vais faire, et ce ne sera certaineme­nt pas le dernier.

Elle se leva comme pour montrer qu’elle était en pleine possession de ses moyens. Le médecin me demanda d’aller dans la salle d’attente. Je me levai et sortis. Il y avait plein de monde qui attendait. Je les regardais tous et j’essayais de trouver si, parmi eux, il y avait des gens avec la maladie d’Alzheimer. J’en faisais une vraie fixation. Quand le médecin me fit rappeler, je vis dans ses yeux une inquiétude. Il me fit signe de m’asseoir. — Comme je le disais à votre mère, et comme elle m’a permis de vous le dire, je crois qu’une IRM devrait être faite. J’en suis à penser que votre mère souffre peut-être d’alzheimer. Si tel est le cas, plus notre diagnostic est rapide, plus c’est favorable.

Maman regardait par terre, elle ne disait rien. Je m’imaginais comment cela devait être dur pour elle. Je lui pris la main et la flattai. Je me rappelais qu’elle me flattait la main pour me rassurer lorsque j’étais enfant. Là, c’était à mon tour de le faire.

Une semaine plus tard, le diagnostic tomba: ALZHEIMER. On y était, après des jours d’inquiétude qui me parurent des mois. Ma mère commença immédiatem­ent ce que j’appelai la ronde des p’tits mots. Elle écrivait tout, partout. Où elle mettait ses clefs, son porte-monnaie. Qu’il lui fallait verrouille­r sa porte le soir. Tout était inscrit. Tout! Je décidai très vite d’aller vivre avec elle. Je pouvais faire du télétravai­l, c’était pratique. De toute façon, j’aurais été trop inquiète de la laisser toute seule. Au début, elle surveillai­t tout ce qu’elle me disait. Je voyais bien qu’elle pesait chaque mot dans sa tête avant de parler. Elle scrutait tous ses comporteme­nts, mais bien vite, elle plongea dans son passé. Je me rappellera­i toujours ce matin où elle me demanda abruptemen­t: — Où est passée la Daisy? Tu l’as pas vue?

Je ne savais pas de quoi elle parlait. — Daisy, mais c’est qui? lui demandai-je. — J’espère qu’elle est pas partie faire du trouble chez les poules au bonhomme Malo. Le vieux détestable, il va encore lui donner un coup de pied au derrière. Pauvre Daisy!

Je compris que la DAISY était une chienne. Possibleme­nt qu’elle l’avait connue dans sa jeunesse. On aurait dit, au fil des jours, qu’elle retournait dans son jeune temps, comme on dit. Je la suivis là-dedans, car il était trop difficile pour moi d’essayer de lui faire comprendre qu’on était en 2020.

Puis, elle se mit à me dire que Lucien, mon père, arrivait ben tard pour souper. Papa était parti, et ça me brisait le coeur de voir qu’elle l’attendait toujours. Mais pour lui rendre cela plus facile, je jouais le jeu, lui disant qu’il avait appelé et qu’il était retardé à son ouvrage. Ce temps de la maladie de ma mère me la fit voir sous un autre jour. À vivre avec elle dans son passé, j’ai connu une autre femme. Avec un certain recul, j’ai eu ce privilège, bien que très souffrant, de vivre dans le passé de ma mère. Je crois que tout cela m’a fait l’apprécier encore plus. Je jouais plusieurs rôles.

Un jour, j’étais avec elle sur la ferme de son enfance. J’ai tellement trouvé d’excuses à cette fameuse DAISY, elle la cherchait tout le temps. Cette chienne avait une grande importance pour ma mère, tellement que j’ai demandé à mon oncle Paul qui elle était.

— C’était un colley, ta mère l’aimait ben gros! me dit-il.

Je suis allée lui en acheter une. Pourquoi la laisser chercher Daisy quand je pouvais lui en procurer une? Quand j’entrai dans la maison avec la chienne, ma mère la regarda et se mit à la gronder. Pauvre Daisy, qui ne savait pas ce qui se passait. Bien vite, elle s’habitua à son rôle. Ma mère la faisait suivre partout.

— On sait jamais, avec le bonhomme Malo! disait-elle.

Puis, un jour, elle ne descendit pas déjeuner. La chienne était assise près de moi à la cuisine et me regardait. Je compris qu’une nouvelle étape avait été franchie. J’avais peur de monter la voir. Elle ne laissait jamais sa Daisy. En arrivant près de sa porte, je l’entendis se dérhumer. J’ouvris doucement et m’approchai d’elle. Elle me regardait vaguement. Je lui flattai les cheveux, elle avait toujours une mèche rebelle à son toupet.

— Je vous connais? me demanda-t-elle.

Je ne pourrai jamais décrire la vague de chagrin que j’ai ressentie. C’est comme quelque chose qui nous échappe. On a beau se battre, se révolter, on n’y peut rien. J’étais devenue la femme qui venait faire son ménage. Elle m’appelait Madame. Je compris qu’il était temps pour moi de tomber dans la résilience.

Puis, vint la perte de tous ses moyens. Je passai de la femme de ménage à l’infirmière de service. Daisy ne servit plus pour ma mère. La chienne se couchait près de son lit et attendait. Elle m’a montré la patience. J’ai crié ma peine, j’ai maudit la vie. Je me suis sentie tellement petite et désemparée.

Puis, un soir, elle oublia de respirer. Les feuilles des arbres tombaient et le vent soufflait. C’est comme si la maison s’était arrêtée avec elle. Couchée dans son lit, elle avait l’air heureuse. Son combat était fini. Pour moi, elle l’a gagné. Elle a vécu sa vie jusqu’au bout.

L’infirmière du CLSC est venue me réconforte­r. Ces personnes qui nous aident à voir nos proches partir sont des gens formidable­s.

— Viens-tu pour le buffet? me demanda mon oncle Paul. Les gens attendent!

Je sortis de mes souvenirs. J’en avais oublié de jeter sur le cercueil ma rose blanche que le prêtre m’avait remise. Au fond, pourquoi ne pas la garder? Tout se passait si vite. Dans mon auto, Daisy attendait sagement. Je me dis qu’elle ne comprenait pas ce qui se passait. J’allai vers elle et la fis descendre. La petite chienne se précipita vers la pierre tombale et la renifla. Elle se mit à se lamenter. Les chiens comprennen­t souvent plus que nous, je crois.

Cela ne dura que deux minutes, puis elle branla la queue et revint vers moi. Elle voulait me montrer que la vie continuait. Elle avait hurlé pour montrer qu’elle n’oublierait pas ma mère. Là, elle voulait courir un peu. Elle avait raison, la vie continue. Bientôt, je pourrais rire à nouveau et apprécier ma vie. La maladie est un véritable calvaire. C’est comme vouloir gravir une haute montagne. On a souvent le souffle coupé. On s’épuise, mais on sait qu’on doit continuer. Arrivé au sommet, après tant d’épreuves, on voit la vie plus clairement. Mon père aurait dit: «On voit loin.»

— Tu l’as retrouvé, ton Lucien, maman. Si tu veux, je vais garder Daisy. Je te promets de l’empêcher d’aller chiper les poules de monsieur Malo…

Je remontai mon col, sifflai pour que Daisy vienne avec moi, et me retournai: — À bientôt, maman…

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