7 Jours

La riviere

- Par Michel Jean

J’ai toujours aimé le bruit d’un moteur hors-bord qui se réverbère sur les arbres le long d’une rivière. J’aime l’odeur d’essence qu’il dégage aussi. C’est bizarre, au fond. Qu’y a-t-il de moins naturel que les effluves d’essence brûlée? Et pourtant, elles me rappellent tant de souvenirs. Tout ce qui est lié à l’enfance reste fort en nous. Inaltérabl­e au passage du temps.

Le paysage a changé depuis la dernière fois que j’y suis venue. Plusieurs secteurs ont été déboisés et il y a beaucoup de chalets. On croise leurs quais auxquels sont attachés des bateaux moteurs plus puissants que celui avec lequel Simon et moi remontons le courant comme on remonte le temps. Les bateaux ont des couleurs voyantes, ils sont faits pour la vitesse, pour le ski nautique, le wakeboard. Il y a aussi beaucoup de motos marines accostées aux quais des riverains. La rivière est pour tous ces gens un terrain de jeu.

Le vent caresse le visage de Simon et ses longs cheveux noirs. Toi qui aimais les lui garder court, tu en serais découragé. Mon cher Pascal. Tu lui manques tant. Et à moi aussi. Ta voix douce et assurée a toujours calmé mes angoisses. Ce maudit cancer t’a volé à nous, et on doit continuer sans toi. Simon parlait beaucoup de toi au début. Il le fait moins maintenant, mais il ne t’oublie pas. C’est un battant, voilà tout. J’aimerais avoir sa force, à ce petit. Moi, je ne supporte pas de vivre sans toi.

Quel âge a cette chaloupe? Sa coque d’aluminium était déjà toute cabossée quand j’étais enfant et que ma kukum m’emmenait en haut. Elle flotte, et le vieux moteur Johnson 10 forces fonctionne toujours. Jeune, j’avais un peu honte quand je comparais notre bateau à ceux des autres sur la rivière qui nous dépassaien­t toujours. On y voyait des jeunes en maillot, des filles étendues sur le devant, laissant le soleil dorer leurs peaux. Les hommes portaient des lunettes soleil clinquante­s et des chemises fleuries à manches courtes. Kukum avait toujours sur elle ses vêtements anciens, elle tenait la barre en fixant l’horizon, sans sourire, sans parler. Je m’installais devant pour offrir mon visage au vent, comme le fait en ce moment Simon. Pour ma grand-mère, naviguer n’était pas un loisir. Le bateau était un moyen de transport. Jeune, elle avait vécu la vie en territoire, elle avait connu le canot avant le bateau moteur. Ça lui était resté. Et aujourd’hui, j’aime l’idée de naviguer en respectant la rivière, elle qui coule entre les montagnes depuis la nuit des temps.

Le courant devient de plus en plus fort, et la rivière se resserre à mesure qu’on la remonte, puis elle s’élargit à nouveau et trace de grands arcs au milieu des arbres. On dirait qu’elle se joue de ceux qui s’y amusent. À mesure que l’on monte, les chalets se font plus rares sur les berges. Les gens préfèrent un cours d’eau vaste et plus sécuritair­e pour leurs rapides embarcatio­ns.

J’aurais dû venir ici avec toi, Pascal. Nous nous l’étions promis souvent. «L’été prochain, on va camper sur le territoire. Avec une tente et le minimum. Comme les anciens.» Combien de fois m’as-tu dit ça? Nous le pensions, sur le coup. Puis, les mois passaient et, quand le printemps arrivait, nous avions toujours d’autres plans qui s’imposaient. Une rénovation à faire à la maison. Un voyage en Grèce ou en France. La vie. «L’an prochain», disions-nous alors. «On a le temps.» Il est trop tard maintenant.

Le premier souvenir que j’ai de cet endroit remonte à si longtemps. J’avais cinq ans. Les deux soeurs de ma grand-mère vivaient encore, à cette époque. Je me souviens du petit campement, des tentes de toile avec un plancher de sapinage et un petit four en bois installé au milieu. L’idée de faire du feu dans une tente m’avait impression­née.

J’y suis retournée l’été suivant et les autres. J’y passais une semaine, deux quand j’ai été plus vieille. J’ai appris à poser des collets, à vider et à préparer un lièvre ou une perdrix. Pareil pour les poissons. Ça t’avait fait rire, Pascal, quand je t’avais raconté ça. Nous étions étudiants, toi en droit et moi en médecine.

«Toi dans le bois, pas de douche, pas d’eau courante?» avais-tu dit en t’esclaffant. J’imagine que je ne correspond­ais pas à l’idée que tu te faisais d’une femme autochtone, avec mes cheveux teints blonds à cette époque et ma passion pour les couturiers japonais. Tu sais, ce n’est pas facile de grandir en ville quand on a une partie de soi que les autres ignorent ou ne comprennen­t pas. J’aime toutes ces choses du monde qu’on dit modernes, mais il y a aussi au fond de moi toutes ces choses liées à l’enfance et qui me ramènent à la forêt. C’est peut-être pour ça que je préfère faire du vélo de montagne plutôt que du vélo de route. Que je suis toujours partante pour courir en forêt, mais que le faire sur l’asphalte m’ennuie. Et que je préfère la montagne à la mer. Je voulais aller dans les Alpes, et toi, sur la Côte d’Azur.

Nous avions nos carrières. Les gens sous-estiment combien d’heures un avocat doit consacrer à son travail. Tu ne les comptais jamais, et moi non plus, évidemment. Tu m’as encouragée quand j’ai voulu pratiquer en communauté. J’y allais une fois par mois. C’était ma manière de rester en contact avec cette identité mystérieus­e. Toujours, on se promettait de retourner à la rivière, comme je le faisais enfant, et toujours la vie nous imposait des échéances plus pressantes. Nous avons, toi et moi, dormi d’innombrabl­es nuits dans des auberges, des hôtels parfois luxueux, mais jamais une fois nous n’avons dormi ensemble dans une tente. C’est fou, quand on y pense. Et c’est triste. Je ne t’en veux pas, mon amour. C’est à moi que j’en fais le reproche aujourd’hui. Moi toujours pressée, préoccupée par un engagement, par un cas compliqué, par tout ce que la vie met sur le chemin de tout le monde. Ce n’était rien de bien spécial. J’aurais dû. Je déteste cette expression, mais elle remonte toujours en moi, et ça me déchire le coeur maintenant que tu n’es plus là. Maintenant qu’il est trop tard.

Je me demande si je vais reconnaîtr­e l’endroit où kukum installait toujours son campement. Je le vois avec mes yeux d’enfants. C’est paisible, il y a une rangée de

grands pins qui entourent une petite clairière d’herbes hautes au bout de laquelle se déroule une large plage de sable blond. L’eau est claire comme le cristal. L’endroit est enclavé entre des montagnes rondes, si bien qu’en fin de journée le soleil s’y couche un peu plus tôt, mais en contrepart­ie, il est protégé du vent et il y fait toujours un peu plus doux qu’ailleurs. Depuis combien de temps les Innus habitaient­ils cet endroit en raison de son microclima­t? Kukum m’a raconté un jour que, quand elle était jeune, c’était un des endroits où son père et toute sa famille s’arrêtaient pendant la montée vers le territoire de chasse familial. On ne peut plus le faire maintenant, car des barrages hydro-électrique­s bloquent le chemin et, au-delà, la forêt est coupée. Les coupes à blanc sont une horreur, et l’appétit des compagnies forestière­s est insatiable. Surtout avec l’augmentati­on récente du prix du bois d’oeuvre. Les Américains veulent nos arbres. On dirait que l’histoire se répète.

Ce sont des associatio­ns d’usagers de la rivière, des amateurs de kayak et de plein air qui luttent maintenant pour préserver la forêt. Qu’aurais-tu pensé de ça, toi qui, dans ta pratique, as souvent été du côté des entreprise­s? Je n’ai jamais trop compris comment vous faites, les avocats, pour ne pas être concernés par les choses. Je sais bien que tout le monde a droit à une défense juste et honorable, mais tout de même. Je t’en voulais parfois. Je t’aurais voulu toujours du côté des faibles, des nécessiteu­x, même s’ils n’avaient pas l’argent nécessaire pour payer les honoraires des avocats de ton calibre. Nous n’étions pas toujours d’accord sur tout, c’est vrai, Pascal. Mais quand nous nous retrouvion­s à la maison, plus rien ne comptait sauf ce sentiment d’intimité et de proximité que l’on y éprouvait. Ça me manque, tu sais. Tellement. Comme tous ces moments dont nous serons privés.

Le moteur ronronne. Ses vieux pistons cognent, mais il tient le coup. Certaines choses partent trop vite, d’autres vivent au-delà de leur temps. J’aime à penser qu’elles portent un peu de l’âme des gens qui les ont accompagné­es. Ça me fait drôle d’être assise à l’endroit précis où kukum s’installait pour diriger sa chaloupe et de voir notre fils assis sur le même banc où je découvrais la rivière il y a quarante ans. Que retient-il de ce qu’il voit? Est-ce que ça a la même significat­ion pour lui que pour moi? Quelle part d’autochtone conserve-t-il en lui, avec son père blanc et sa mère innue de la ville? Tu n’étais pas sûr que c’était une bonne idée quand je l’ai inscrit au registre des Indiens à Ottawa. Il aurait sa carte d’Indien. Il serait autochtone au sens de la loi. Ton fils, un Innu. Toute cette question de l’identité est délicate, je sais. Appartenir à une Première Nation, c’est endosser son héritage, c’est hériter de ses blessures aussi. Ça t’effrayait, je le voyais dans ton regard, même si tu n’as rien dit. Je t’en remercie.

Il est beau à voir, le nez dans le vent, les yeux serrés à fixer l’horizon avec ses airs de grand navigateur. Je pense que ça le touche de découvrir le pays de ses ancêtres. À l’école, ils apprennent encore l’histoire du Canada, Jacques Cartier, Christophe Colomb, les maisons longues. Depuis ta mort, j’ai commencé à lui parler de mon enfance. De ces étés passés en territoire avec kukum. Je lui ai raconté la rivière, la forêt, les parfums aquatiques, ceux épicés, les épinettes. C’est comme si ton départ m’avait incitée à le rapprocher de son héritage autochtone. J’espère que tu ne m’en veux pas, mon amour. Sans doute est-ce moi qui ai besoin de m’accrocher à quelque

chose. J’ai essayé de noyer ma peine dans le travail, ça ne fonctionne pas. Simon veut apprendre à pêcher. Je lui ai dit que c’est ce que nous ferions au camp. J’ai apporté les cannes, pas celles à moucheter que tu appréciais, les vieilles cannes de mon père. Elles feront l’affaire.

La dernière fois que je suis venue ici avec ma grand-mère, le vent portait jusqu’à nous le chant des scies à chaîne des bûcherons occupés à couper la forêt. C’était comme une présence dont nous n’arrivions pas à nous débarrasse­r.

Il fait un soleil étincelant ce matin. Ce n’est pas tout à fait le même bleu qu’en Grèce ni celui de la Côte d’Azur que tu aimais, mon chéri. C’est le bleu de Nitassinan, comme les Innus appellent encore leur territoire. Il tranche avec les plages pâles et les collines de roc gris qui bordent la Méditerran­ée. Le bleu occupe tout l’espace dans cette nature décharnée et pauvre. Ici, le bleu du ciel se mesure au vert de la forêt boréale. C’est un ciel moins éclatant, mais d’une teinte plus riche, plus profonde. C’est le bleu de chez nous. Je sais, ça t’aurait fait sourire d’entendre ça de ma bouche. Peut-être m’a-t-il fallu toute une vie avec toi pour le réaliser. Ou peut-être est-ce la perspectiv­e d’une autre sans toi qui m’incite à m’en rapprocher. Je ne saurais dire. Je suis comme cette rivière, je me faufile entre les montagnes et les écueils pour suivre mon chemin.

Je ne suis plus sûre de savoir où je me situe maintenant. En principe, on devrait bientôt être rendus, et il me semblait que la rivière était bordée, un peu avant d’arriver, de hautes falaises de granit. J’avais dit à Simon de les surveiller, que ce serait un indice que nous approchion­s, et il fixe d’un oeil inquiet l’horizon depuis une heure. Je souris pour le rassurer, mais en vérité, je ne sais plus où je suis. Mon coeur se gonfle de tristesse. Toi, tu aurais su. Tu aurais étudié les cartes avant de partir, tu aurais emporté des photos. Tu étais tellement méthodique. Moi, je ne fais que suivre mon coeur. Je sais, j’ai toujours été comme ça. Peut-être avons-nous dépassé le lieu du campement et que je ne l’ai même pas reconnu. Comment prétendre être innue si je n’arrive même pas à reconnaîtr­e mon chemin sur le territoire ancestral de ma famille? Si Simon n’était pas là, j’éclaterais en sanglots.

Tu me disais toujours que je devais cesser de m’accabler devant mes doutes et mes inquiétude­s sur cet héritage autochtone. Tu avais raison de me dire que la décision de ma mère de quitter la réserve aurait des conséquenc­es pour moi. J’allais grandir hors de la communauté. Elle voulait que j’aie de meilleures chances dans la vie. La vie n’est pas toujours facile sur une réserve, encore aujourd’hui. Les blessures du passé restent douloureus­es. Ça se voit dans le regard des jeunes qui n’y croient plus. Je le comprends. Quand on ne voit jamais quelqu’un comme soi à la télévision ou dans les journaux, sauf quand il y a des problèmes, tu en viens à douter que tu aies ta place. Plutôt que de fréquenter une école avec un fort taux de décrochage, je suis allée à l’école privée où, pour toutes mes amies, aller à l’université était une chose évidente. Ç’aurait été différent sur la réserve. Ou pas.

J’aurais appris la langue, ça, c’est certain. Et toutes ces choses que ma kukum essayait, à sa manière, de m’inculquer. Peut-être au moins aurais-je été certaine de qui je suis vraiment au lieu de toujours me sentir entre deux mondes.

***

Chéri, nous l’avons trouvé. Dire que j’ai failli renoncer. C’est Simon qui a remarqué de loin la plage.

«Là-bas, maman! C’est là, non?»

Il a de bien meilleurs yeux que moi, le petit. Ça m’a fait chaud au coeur qu’il y soit parvenu alors qu’il n’était jamais venu ici de sa vie. Ma mémoire est sans doute plus précise que je l’imagine, car tout ce qu’il sait de cet endroit vient de mes souvenirs d’enfance. Peut-être ce lieu est-il inscrit en lui aussi. Qui sait?

La plage est plus étroite que l’idée que j’en avais gardé. Mais le sable y est presque blanc et doux. Et les montagnes qui l’encerclaie­nt dans mon esprit ne sont que de douces collines qui dessinent de gracieuses courbes de verdure à l’horizon. Mais elles protègent encore l’endroit du vent. On s’y sent bien, encore.

Simon et moi avons monté la vieille tente de prospecteu­r de ma grand-mère. Nous avons coupé assez de branches de sapin pour couvrir le sol. Il faut secouer les branches jusqu’à ce qu’elles s’imbriquent les unes dans les autres. Le résultat n’est pas parfait, mais ça va convenir. Fallait voir les yeux de notre fils pendant que lui et moi on s’affairait à monter le campement. J’espère que kukum voyait ce regard à la fois ému et excité en moi dans le temps.

Je n’ai vu aucune trace de campement récent. C’est vrai que, de loin, l’endroit ne paie pas de mine. Il faut y être venu pour apprécier. Il faut connaître la rivière. Et ce savoir, même s’il est tout petit, c’est un trésor. Après avoir monté la tente, Simon et moi sommes allés couper du bois et, une fois que tout a été bien fait, on a sorti nos cannes à pêche et on les a lancées à l’eau. On a fini par prendre quelques petites truites et, quand je m’apprêtais à ranger notre équipement, j’ai senti quelque chose de gros au bout de ma canne. J’ai tout de suite su ce que c’était. Quand je l’ai ferrée, la ouananiche a bondi hors de l’eau au bout du filin en claquant sa queue dans l’air pour se dégager. Simon a crié d’excitation. Je me souviens combien ça m’impression­nait à son âge. Je n’ai pas paniqué et j’ai pris mon temps. Quand le poisson se fatiguait, je le ramenais vers nous, mais sitôt qu’il nous apercevait, il replongeai­t, et le bruit strident du fil qui se déroule emplissait l’air. Simon commentait le combat comme s’il s’agissait d’un match de hockey, et ça me faisait rire. Il y avait longtemps que je n’avais pas ri de bon coeur comme ça. Depuis toi, mon amour. C’est lui qui a sorti la ouananiche de l’eau avec l’épuisette.

Nous avons préparé les poissons pour le repas, et il m’a aidée à les vider. Ça semblait naturel pour lui, et ça, ça me fait vraiment chaud au coeur. Je suis sûre que tu comprends pourquoi, toi.

Après le repas, nous sommes restés ensemble près du feu à regarder le soleil se coucher au-delà des montagnes. Toi qui étais si bavard, tu te serais ennuyé, je le sais. Ou tu aurais senti le besoin de faire des blagues, de meubler le silence. Simon et moi, on est restés assis face au ciel rougissant sans ouvrir la bouche. Sans se dire un mot. On se comprenait. Et à ce moment, tu étais avec nous, plus présent encore que si tu avais été là à rigoler comme tu le faisais toujours.

Ne pas craindre le silence. Au contraire, l’accepter et lui ouvrir les bras. Kukum et moi, on pouvait passer un après-midi sans ouvrir la bouche. Et pourtant, je comprenais tout ce qu’elle voulait que je fasse. Entre Innues, dans le bois, parler n’est pas toujours nécessaire pour se comprendre. On est restés à profiter de cette journée. La première en territoire pour lui, la plus importante pour moi. J’ai pensé que ma kukum serait bien fière de son arrière-petit-fils, mais qu’elle n’en aurait rien dit. Elle se serait contentée de le regarder en souriant, avec tout l’amour que ce regard pénétrant pouvait porter, et il aurait compris, comme je l’ai fait.

Un ciel constellé d’étoiles veille sur notre nuit. L’intérieur de la tente est imprégné des odeurs de sapinage. Simon dort à poings fermés, et moi, je pense à ces vacances que l’on aurait dû prendre ensemble ici.

Je pense à toi.

À nous.

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